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ŒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT BOUVARD ET PÉCUCHET ŒUVRE POSTHUME PARIS LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17 MDCCCCX I Comme il faisait une chaleur de 33 degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert. Plus bas, le canal Saint-Martin, fermé par les deux écluses, étalait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques. Au delà du canal, entre les maisons que séparent des chantiers, le grand ciel pur se découpait en plaques d’outremer, et sous la réverbération du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit éblouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphère tiède ; et tout semblait engourdi par le désœuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’été. Deux hommes parurent. L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue. Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s’assirent, à la même minute, sur le même banc. Pour s’essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot Pécuchet. — Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs. — Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau ! — C’est comme moi, je suis employé. Alors ils se considérèrent. L’aspect aimable de Bouvard charma de suite Pécuchet. Ses yeux bleuâtres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage coloré. Un pantalon à grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise à la ceinture ; et ses cheveux blonds, frisés d’eux-mêmes en boucles légères, lui donnaient quelque chose d’enfantin. Il poussait du bout des lèvres une espèce de sifflement continu. L’air sérieux de Pécuchet frappa Bouvard. On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mèches garnissant son crâne élevé étaient plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, à cause du nez qui descendait très bas. Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse. Cette exclamation lui échappa — Comme on serait bien à la campagne ! Mais la banlieue, selon Bouvard, était assommante par le tapage des guinguettes. Pécuchet pensait de même. Il commençait néanmoins à se sentir fatigué de la capitale, Bouvard aussi. Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres à bâtir, sur l’eau hideuse où une botte de paille flottait, sur la cheminée d’une usine se dressant à l’horizon ; des miasmes d’égout s’exhalaient. Ils se tournèrent de l’autre côté. Alors ils eurent devant eux les murs du Grenier d’abondance. Décidément et Pécuchet en était surpris on avait encore plus chaud dans les rues que chez soi ! Bouvard l’engagea à mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du qu’en-dira-t-on ! Tout à coup un ivrogne traversa en zigzag le trottoir ; et, à propos des ouvriers, ils entamèrent une conversation politique. Leurs opinions étaient les mêmes, bien que Bouvard fût peut-être plus libéral. Un bruit de ferrailles sonna sur le pavé dans un tourbillon de poussière c’étaient trois calèches de remise qui s’en allaient vers Bercy, promenant une mariée avec son bouquet, des bourgeois en cravate blanche, des dames enfouies jusqu’aux aisselles dans leur jupon, deux ou trois petites filles, un collégien. La vue de cette noce amena Bouvard et Pécuchet à parler des femmes, qu’ils déclarèrent frivoles, acariâtres, têtues. Malgré cela, elles étaient souvent meilleures que les hommes ; d’autres fois elles étaient pires. Bref, il valait mieux vivre sans elles ; aussi Pécuchet était resté célibataire. — Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants ! — C’est peut-être un bonheur pour vous ? Mais la solitude à la longue était bien triste. Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. Blême, les cheveux noirs et marquée de petite vérole, elle s’appuyait sur le bras du militaire, en traînant des savates et balançant les hanches. Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une réflexion obscène. Pécuchet devint très rouge, et sans doute pour s’éviter de répondre, lui désigna du regard un prêtre qui s’avançait. L’ecclésiastique descendit avec lenteur l’avenue des maigres ormeaux jalonnant le trottoir, et Bouvard, dès qu’il n’aperçut plus le tricorne, se déclara soulagé, car il exécrait les jésuites. Pécuchet, sans les absoudre, montra quelque déférence pour la religion. Cependant le crépuscule tombait, et des persiennes en face s’étaient relevées. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnèrent. Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succédant aux anecdotes, les aperçus philosophiques aux considérations individuelles. Ils dénigrèrent le corps des ponts et chaussées, la régie des tabacs, le commerce, les théâtres, notre marine et tout le genre humain, comme des gens qui ont subi de grands déboires. Chacun en écoutant l’autre retrouvait des parties de lui-même oubliées. Et bien qu’ils eussent passé l’âge des émotions naïves, ils éprouvaient un plaisir nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses à leur début. Vingt fois ils s’étaient levés, s’étaient rassis et avaient fait la longueur du boulevard, depuis l’écluse d’amont jusqu’à l’écluse d’aval, chaque fois voulant s’en aller, n’en ayant pas la force, retenus par une fascination. Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand Bouvard dit tout à coup — Ma foi ! si nous dînions ensemble ? — J’en avais l’idée ! reprit Pécuchet, mais je n’osais pas vous le proposer ! Et il se laissa conduire en face de l’Hôtel de Ville, dans un petit restaurant où l’on serait bien. Bouvard commanda le menu. Pécuchet avait peur des épices comme pouvant lui incendier le corps. Ce fut l’objet d’une discussion médicale. Ensuite, ils glorifièrent les avantages des sciences que de choses à connaître ! que de recherches… si on avait le temps ! Hélas, le gagne-pain l’absorbait ; et ils levèrent les bras d’étonnement, ils faillirent s’embrasser par-dessus la table en découvrant qu’ils étaient tous les deux copistes, Bouvard dans une maison de commerce, Pécuchet au ministère de la marine ; ce qui ne l’empêchait pas de consacrer, chaque soir, quelques moments à l’étude. Il avait noté des fautes dans l’ouvrage de M. Thiers, et il parla avec le plus grand respect d’un certain Dumouchel, professeur. Bouvard l’emportait par d’autres côtés. Sa chaîne de montre en cheveux et la manière dont il battait la rémolade décelaient le roquentin plein d’expérience, et il mangeait, le coin de la serviette dans l’aisselle, en débitant des choses qui faisaient rire Pécuchet. C’était un rire particulier, une seule note très basse, toujours la même, poussée à de longs intervalles. Celui de Bouvard était contenu, sonore, découvrait ses dents, lui secouait les épaules, et les consommateurs à la porte s’en retournaient. Le repas fini, ils allèrent prendre le café dans un autre établissement. Pécuchet, en contemplant les becs de gaz, gémit sur le débordement du luxe, puis, d’un geste dédaigneux, écarta les journaux. Bouvard était plus indulgent à leur endroit. Il aimait tous les écrivains en général et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour être acteur. Il voulut faire des tours d’équilibre avec une queue de billard et deux boules d’ivoire, comme en exécutait Barberou, un de ses amis. Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui se levait toutes les fois pour les chercher à quatre pattes sous les banquettes, finit par se plaindre. Pécuchet eut une querelle avec lui ; le limonadier survint, il n’écouta pas ses excuses et même chicana sur la consommation. Il proposa ensuite de terminer la soirée paisiblement dans son domicile, qui était tout près, rue Saint-Martin. À peine entré, il endossa une manière de camisole en indienne et fit les honneurs de son appartement. Un bureau de sapin, placé juste dans le milieu, incommodait par ses angles ; et tout autour, sur des planchettes, sur les trois chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins se trouvaient pêle-mêle plusieurs volumes de l’Encyclopédie Roret, le Manuel du magnétiseur, un Fénelon, d’autres bouquins, avec des tas de paperasses, deux noix de coco, diverses médailles, un bonnet turc et des coquilles rapportées du Havre par Dumouchel. Une couche de poussière veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La brosse pour les souliers traînait au bord du lit, dont les draps pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la fumée de la lampe. Bouvard, à cause de l’odeur sans doute, demanda la permission d’ouvrir la fenêtre. — Les papiers s’envoleraient ! s’écria Pécuchet, qui redoutait, en plus, les courants d’air. Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffée depuis le matin par les ardoises de la toiture. Bouvard lui dit — À votre place, j’ôterais ma flanelle ! — Comment ! Et Pécuchet baissa la tête, s’effrayant à l’hypothèse de ne plus avoir son gilet de santé. — Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, l’air extérieur vous rafraîchira. Enfin Pécuchet repassa ses bottes en grommelant — Vous m’ensorcelez, ma parole d’honneur ! Et malgré la distance, il l’accompagna jusque chez lui, au coin de la rue de Béthune, en face le pont de la Tournelle. La chambre de Bouvard, bien cirée, avec des rideaux de percale et des meubles en acajou, jouissait d’un balcon ayant vue sur la rivière. Les deux ornements principaux étaient un porte-liqueurs au milieu de la commode, et, le long de la glace, des daguerréotypes représentant des amis ; une peinture à l’huile occupait l’alcôve. — Mon oncle ! dit Bouvard. Et le flambeau qu’il tenait éclaira un monsieur. Des favoris rouges élargissaient son visage surmonté d’un toupet frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la chemise, du gilet de velours et de l’habit noir, l’engonçaient. On avait figuré des diamants sur le jabot. Ses yeux étaient bridés aux pommettes, et il souriait d’un petit air narquois. Pécuchet ne put s’empêcher de dire — On le prendrait plutôt pour votre père ! — C’est mon parrain, répliqua Bouvard négligemment, ajoutant qu’il s’appelait de ses noms de baptême François-Denys-Bartholomée. Ceux de Pécuchet étaient Juste-Romain-Cyrille, — et ils avaient le même âge quarante-sept ans. Cette coïncidence leur fit plaisir, mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admirèrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont merveilleuses. — Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantôt pour nous promener, nous aurions pu mourir avant de nous connaître ! Et s’étant donné l’adresse de leurs patrons, ils se souhaitèrent une bonne nuit. — N’allez pas voir les dames ! cria Bouvard dans l’escalier. Pécuchet descendit les marches sans répondre à la gaudriole. Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frères tissus d’Alsace, rue Hautefeuille, 92, une voix appela — Bouvard ! Monsieur Bouvard ! Celui-ci passa la tête par les carreaux et reconnut Pécuchet qui articula plus fort — Je ne suis pas malade ! Je l’ai retirée ! — Quoi donc ? — Elle ! dit Pécuchet, en désignant sa poitrine. Tous les propos de la journée, avec la température de l’appartement et les labeurs de la digestion, l’avaient empêché de dormir, si bien que, n’y tenant plus, il avait rejeté loin de lui sa flanelle. Le matin, il s’était rappelé son action, heureusement sans conséquence, et il venait en instruire Bouvard, qui, par là, fut placé dans son estime à une prodigieuse hauteur. Il était le fils d’un petit marchand et n’avait pas connu sa mère, morte très jeune. On l’avait, à quinze ans, retiré de pension pour le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron fut envoyé aux galères ; histoire farouche qui lui causait encore de l’épouvante. Ensuite, il avait essayé de plusieurs états élève en pharmacie, maître d’études, comptable sur un des paquebots de la haute Seine. Enfin, un chef de division, séduit par son écriture, l’avait engagé comme expéditionnaire ; mais la conscience d’une instruction défectueuse, avec les besoins d’esprit qu’elle lui donnait, irritaient son humeur ; et il vivait complètement seul, sans parents, sans maîtresse. Sa distraction était, le dimanche, d’inspecter les travaux publics. Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui était son oncle, l’avait emmené à Paris pour lui apprendre le commerce. À sa majorité, on lui versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une boutique de confiseur. Six mois plus tard, son épouse disparaissait en emportant la caisse. Les amis, la bonne chère, et surtout la paresse, avaient promptement achevé sa ruine. Mais il eut l’inspiration d’utiliser sa belle main ; et depuis douze ans, il se tenait dans la même place, chez MM. Descambos frères tissus, rue Hautefeuille, 92. Quant à son oncle, qui autrefois lui avait expédié comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait même sa résidence et n’en attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui permettaient d’aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet. Ainsi leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de suite, accrochés par des fibres secrètes. D’ailleurs, comment expliquer les sympathies ? Pourquoi telle particularité, telle imperfection, indifférente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans celui-là ? Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyèrent. Souvent, ils venaient se chercher à leur comptoir. Dès que l’un paraissait, l’autre fermait son pupitre, et ils s’en allaient ensemble dans les rues. Bouvard marchait à grandes enjambées, tandis que Pécuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait les talons, semblait glisser sur des roulettes. De même leurs goûts particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait régulièrement sa demi-tasse. Pécuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le café. L’un était confiant, étourdi, généreux ; l’autre discret, méditatif, économe. Pour lui être agréable, Bouvard voulut faire à Pécuchet la connaissance de Barberou. C’était un ancien commis voyageur, actuellement boursier, très bon enfant, patriote, ami des dames, et qui affectait le langage faubourien. Pécuchet le trouva déplaisant et il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur car il avait publié une petite mnémotechnie donnait des leçons de littérature dans un pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la tenue sérieuse. Il ennuya Bouvard. Aucun des deux n’avait caché à l’autre son opinion. Chacun en reconnut la justesse. Leurs habitudes changèrent et, quittant leur pension bourgeoise, ils finirent par dîner ensemble tous les jours. Ils faisaient des réflexions sur les pièces de théâtre dont on parlait, sur le gouvernement, la cherté des vivres, les fraudes du commerce. De temps à autre, l’histoire du Collier ou le procès de Fualdès revenait dans leurs discours ; et puis, ils cherchaient les causes de la Révolution. Ils flânaient le long des boutiques de bric-à-brac. Ils visitèrent le Conservatoire des arts et métiers, Saint-Denis, les Gobelins, les Invalides et toutes les collections publiques. Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l’avoir perdu, se donnant pour deux étrangers, deux Anglais. Dans les galeries du Muséum, ils passèrent avec ébahissement devant les quadrupèdes empaillés, avec plaisir devant les papillons, avec indifférence devant les métaux ; les fossiles les firent rêver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinèrent les serres chaudes par les vitres, et frémirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons. Ce qu’ils admirèrent du cèdre, c’est qu’on l’eût rapporté dans un chapeau. Ils s’efforcèrent au Louvre de s’enthousiasmer pour Raphaël. À la grande bibliothèque, ils auraient voulu connaître le nombre exact des volumes. Une fois, ils entrèrent au cours d’arabe du Collège de France, et le professeur fut étonné de voir ces deux inconnus qui tâchaient de prendre des notes. Grâce à Barberou, ils pénétrèrent dans les coulisses d’un petit théâtre. Dumouchel leur procura des billets pour une séance de l’Académie. Ils s’informaient des découvertes, lisaient les prospectus, et, par cette curiosité, leur intelligence se développa. Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour ils apercevaient des choses à la fois confuses et merveilleuses. En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vécu à l’époque où il servait, bien qu’ils ignorassent absolument cette époque-là. D’après de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien préciser. Les ouvrages dont les titres étaient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystère. Et ayant plus d’idées, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne. Un dimanche ils se mirent en marche dès le matin, et, passant par Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils vagabondèrent entre les vignes, arrachèrent des coquelicots au bord des champs, dormirent sur l’herbe, burent du lait, mangèrent sous les acacias des guinguettes, et rentrèrent fort tard, poudreux, exténués, ravis. Ils renouvelèrent souvent ces promenades. Les lendemains étaient si tristes, qu’ils finirent par s’en priver. La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le grattoir et la sandaraque, le même encrier, les mêmes plumes et les mêmes compagnons ! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours après l’heure, et reçurent des semonces. Autrefois, ils se trouvaient presque heureux ; mais leur métier les humiliait depuis qu’ils s’estimaient davantage, et ils se renforçaient dans ce dégoût, s’exaltaient mutuellement, se gâtaient. Pécuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la morosité de Pécuchet. — J’ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques ! disait l’un. — Autant être chiffonnier ! s’écriait l’autre. Quelle situation abominable ! Et nul moyen d’en sortir ! Pas même d’espérance ! Un après-midi c’était le 20 janvier 1839, Bouvard étant à son comptoir reçut une lettre, apportée par le facteur. Ses bras se levèrent, sa tête peu à peu se renversait et il tomba évanoui sur le carreau. Les commis se précipitèrent, on lui ôta sa cravate. On envoya chercher un médecin. Il rouvrit les yeux ; puis aux questions qu’on lui faisait — Ah !… c’est que… c’est que… un peu d’air me soulagera. Non ! laissez-moi ! permettez ! Et malgré sa corpulence, il courut tout d’une haleine jusqu’au ministère de la Marine, se passant la main sur le front, croyant devenir fou, tâchant de se calmer. Il fit demander Pécuchet. Pécuchet parut. — Mon oncle est mort ! j’hérite ! — Pas possible ! Bouvard montre les lignes suivantes ÉTUDE DE Me TARDIVEL NOTAIRE Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839. Monsieur, Je vous prie de vous rendre en mon étude, pour y prendre connaissance du testament de votre père naturel, M. François-Denys-Bartholomée Bouvard, ex-négociant dans la ville de Nantes, décédé en cette commune le 10 du présent mois. Ce testament contient en votre faveur une disposition très importante. Agréez, Monsieur, l’assurance de mes respects. TARDIVEL, notaire. » Pécuchet fut obligé de s’asseoir sur une borne dans la cour. Puis il rendit le papier en disant lentement — Pourvu… que ce ne soit pas… quelque farce ! — Tu crois que c’est une farce ! reprit Bouvard d’une voix étranglée, pareille à un râle de moribond. Mais le timbre de la poste, le nom de l’étude en caractères d’imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l’authenticité de la nouvelle ; – et ils se regardèrent avec un tremblement du coin de la bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes. L’espace leur manquait. Ils allèrent jusqu’à l’Arc de Triomphe, revinrent par le bord de l’eau, dépassèrent Notre-Dame. Bouvard était très rouge. Il donna à Pécuchet des coups de poing dans le dos, et pendant cinq minutes, déraisonna complètement. Ils ricanaient malgré eux. Cet héritage, bien sûr, devait se monter… — Ah ! ce serait trop beau ! n’en parlons plus. Ils en reparlaient. Rien n’empêchait de demander tout de suite des explications. Bouvard écrivit au notaire pour en avoir. Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi En conséquence, je donne à François-Denys-Bartholomée Bouvard, mon fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi. » Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l’avait tenu à l’écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu ; et le neveu l’avait toujours appelé mon oncle, bien que sachant à quoi s’en tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvard s’était marié, puis était devenu veuf. Ses deux fils légitimes ayant tourné contrairement à ses vues, un remords l’avait pris sur l’abandon où il laissait depuis tant d’années son autre enfant. Il l’eût même fait venir chez lui, sans l’influence de sa cuisinière. Elle le quitta, grâce aux manœuvres de la famille, et, dans son isolement, près de mourir, il voulut réparer ses torts en léguant au fruit de ses premières amours tout ce qu’il pouvait de sa fortune. Elle s’élevait à la moitié d’un million, ce qui faisait pour le copiste deux cent cinquante mille francs. L’aîné des frères, M. Étienne, avait annoncé qu’il respecterait le testament. Bouvard tomba dans une sorte d’hébétude. Il répétait à voix basse, en souriant du sourire paisible des ivrognes — Quinze mille livres de rente ! Et Pécuchet, dont la tête pourtant était plus forte, n’en revenait pas. Ils furent secoués brusquement par une lettre de Tardivel. L’autre fils, M. Alexandre, déclarait son intention de régler tout devant la justice, et même d’attaquer le legs s’il le pouvait, exigeant au préalable scellés, inventaire, nomination d’un séquestre, etc.! Bouvard en eut une maladie bilieuse. À peine convalescent, il s’embarqua pour Savigny, d’où il revint, sans conclusion d’aucune sorte et déplorant ses frais de voyage. Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colère et d’espoir, d’exaltation et d’abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur Alexandre s’apaisant, Bouvard entra en possession de l’héritage. Son premier cri avait été — Nous nous retirerons à la campagne ! Et ce mot qui liait son ami à son bonheur, Pécuchet l’avait trouvé tout simple. Car l’union de ces deux hommes était absolue et profonde. Mais comme il ne pouvait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans ; n’importe ! Il demeura inflexible et la chose fut décidée. Pour savoir où s’établir, ils passèrent en revue toutes les provinces. Le Nord était fertile, mais trop froid ; le Midi enchanteur par son climat, mais incommode vu les moustiques, et le Centre, franchement, n’avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans l’esprit cagot des habitants. Quant aux régions de l’Est, à cause du patois germanique, il n’y fallait pas songer. Mais il y avait d’autres pays. Qu’était-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois ? Les cartes de géographie n’en disaient rien. Du reste, que leur maison fût dans tel endroit ou dans tel autre, l’important c’est qu’ils en auraient une. Déjà ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande, émondant des rosiers, et bêchant, binant, maniant de la terre, dépotant des tulipes. Ils se réveilleraient au chant de l’alouette pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se délecteraient au mugissement des vaches et à la senteur des foins coupés. Plus d’écritures ! plus de chefs ! plus même de terme à payer ! Car ils possèderaient un domicile à eux ! Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les légumes de leur jardin, et dîneraient en gardant leurs sabots ! — Nous ferons tout ce qui nous plaira ! nous laisserons pousser notre barbe ! Ils s’achetèrent des instruments horticoles, puis un tas de choses qui pourraient peut-être servir », telles qu’une boîte à outils il en faut toujours dans une maison, ensuite des balances, une chaîne d’arpenteur, une baignoire en cas qu’ils ne fussent malades, un thermomètre et même un baromètre système Gay-Lussac » pour des expériences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne serait pas mal, non plus car on ne peut pas toujours travailler dehors, d’avoir quelques bons ouvrages de littérature, et ils en cherchèrent, fort embarrassés parfois de savoir si tel livre était vraiment un livre de bibliothèque ». Bouvard tranchait la question — Eh ! nous n’aurons pas besoin de bibliothèque. — D’ailleurs j’ai la mienne, disait Pécuchet. D’avance, ils s’organisaient. Bouvard emporterait ses meubles, Pécuchet sa grande table noire ; on tirerait parmi des rideaux et avec un peu de batterie de cuisine ce serait bien suffisant. Ils s’étaient juré de taire tout cela, mais leur figure rayonnait. Aussi leurs collègues les trouvaient drôles. Bouvard, qui écrivait étalé sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bâtarde, poussait son espèce de sifflement tout en clignant d’un air malin ses lourdes paupières. Pécuchet, juché sur un grand tabouret de paille, soignait toujours les jambages de sa longue écriture, mais en gonflant les narines, pinçait les lèvres, comme s’il avait peur de lâcher son secret. Après dix-huit mois de recherches, ils n’avaient rien trouvé. Ils firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens jusqu’à Évreux, et de Fontainebleau jusqu’au Havre. Ils voulaient une campagne qui fût bien la campagne, sans tenir précisément à un site pittoresque, mais un horizon borné les attristait. Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la solitude. Quelquefois ils se décidaient, puis craignant de se repentir plus tard, ils changeaient d’avis, l’endroit leur ayant paru malsain, ou exposé au vent de mer, ou trop près d’une manufacture ou d’un abord difficile. Barberou les sauva. Il connaissait leur rêve, et un beau jour vint leur dire qu’on lui avait parlé d’un domaine, à Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une manière de château et un jardin en plein rapport. Ils se transportèrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmés. Seulement, tant de la ferme que de la maison l’une ne serait pas vendue sans l’autre, on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bouvard n’en donnait que cent vingt mille. Pécuchet combattit sont entêtement, le pria de céder, enfin déclara qu’il complèterait le surplus. C’était toute sa fortune, provenant du patrimoine de sa mère et de ses économies. Jamais il n’en avait soufflé mot, réservant ce capital pour une grande occasion. Tout fut payé vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite. Bouvard n’était plus copiste. D’abord, il avait continué ses fonctions par défiance de l’avenir, mais s’en était démis une fois certain de l’héritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos, et la veille de son départ il offrit un punch à tout le comptoir. Pécuchet, au contraire, fut maussade pour ses collègues, et sortit, le dernier jour, en claquant la porte brutalement. Il avait à surveiller les emballages, faire un tas de commissions, d’emplettes encore, et prendre congé de Dumouchel ! Le professeur lui proposa un commerce épistolaire, où il le tiendrait au courant de la littérature ; et après des félicitations nouvelles, lui souhaita une bonne santé. Barberou se montra plus sensible en recevant l’adieu de Bouvard. Il abandonna exprès une partie de dominos, promit d’aller le voir là-bas, commanda deux anisettes et l’embrassa. Bouvard, rentré chez lui, aspira sur son balcon une large bouffée d’air en se disant Enfin. » Les lumières des quais tremblaient dans l’eau, le roulement des omnibus au loin s’apaisait. Il se rappela des jours heureux passés dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant, des soirs au théâtre, les commérages de sa portière, toutes ses habitudes ; et il sentit une défaillance de cœur, une tristesse qu’il n’osait pas s’avouer. Pécuchet, jusqu’à deux heures du matin, se promena dans sa chambre. Il ne reviendrait plus là ; tant mieux ! et cependant, pour laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plâtre de la cheminée. Le plus gros du bagage était parti dès la veille. Les instruments de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un caléfacteur, la baignoire et trois fûts de Bourgogne iraient par la Seine, jusqu’au Havre, et de là seraient expédiés sur Caen, où Bouvard qui les attendrait les ferait parvenir à Chavignolles. Mais le portrait de son père, les fauteuils, la cave à liqueurs, les bouquins, la pendule, tous les objets précieux furent mis dans une voiture de déménagement qui s’acheminerait par Nonancourt, Verneuil et Falaise. Pécuchet voulut l’accompagner. Il s’installa auprès du conducteur, sur la banquette, et, couvert de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa chancelière de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de la capitale. Le mouvement et la nouveauté du voyage l’occupèrent les premières heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d’exécrables auberges, et, bien qu’ils répondissent de tout, Pécuchet, par excès de prudence, couchait dans les mêmes gîtes. Le lendemain, on repartait dès l’aube ; et la route, toujours la même, s’allongeait en montant jusqu’au bord de l’horizon. Les mètres de cailloux se succédaient, les fossés étaient pleins d’eau, la campagne s’étalait par grandes surfaces d’un vert monotone et froid, des nuages couraient dans le ciel, de temps à autre la pluie tombait. Le troisième jour, des bourrasques s’élevèrent. La bâche du chariot, mal attachée, claquait au vent comme la voile d’un navire. Pécuchet baissait la figure sous sa casquette, et chaque fois qu’il ouvrait sa tabatière, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner complètement. Pendant les cahots, il entendait osciller derrière lui tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant qu’elles ne servaient à rien, il changea de tactique ; il fit le bon enfant, eut des complaisances ; dans les montées pénibles, il poussait à la roue avec les hommes ; il en vint jusqu’à leur payer le gloria après les repas. Dès lors, ils filèrent plus lestement, si bien qu’aux environs de Gauburge l’essieu se rompit et le chariot resta penché. Pécuchet visita tout de suite l’intérieur ; les tasses de porcelaine gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux imbéciles ; et la journée suivante fut perdue à cause du charretier qui se grisa ; mais il n’eut pas la force de se plaindre, la coupe d’amertume étant remplie. Bouvard n’avait quitté Paris que le surlendemain, pour dîner encore une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des Messageries à la dernière minute, puis se réveilla devant la cathédrale de Rouen ; il s’était trompé de diligence. Le soir, toutes les places pour Caen étaient retenues ; ne sachant que faire, il alla au théâtre des Arts, et il souriait à ses voisins, disant qu’il était retiré du négoce et nouvellement acquéreur d’un domaine aux alentours. Quand il débarqua le vendredi à Caen, ses ballots n’y étaient pas. Il les reçut le dimanche et les expédia sur une charrette, ayant prévenu le fermier qu’il les suivrait de quelques heures. À Falaise, le neuvième jour de son voyage, Pécuchet prit un cheval de renfort, et jusqu’au coucher du soleil on marcha bien. Au delà de Bretteville, ayant quitté la grand’route, il s’engagea dans un chemin de traverse, croyant voir à chaque minute le pignon de Chavignolles. Cependant les ornières s’effaçaient ; elles disparurent, et ils se trouvèrent au milieu des champs labourés. La nuit tombait. Que devenir ? Pécuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue, s’avança devant lui à la découverte. Quand il approchait des fermes, les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa route. On ne répondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout à coup deux lanternes brillèrent. Il aperçut un cabriolet, s’élança pour le rejoindre. Bouvard était dedans. Mais où pouvait être la voiture de déménagement ? Pendant une heure ils la hélèrent dans les ténèbres. Enfin elle se retrouva, et ils arrivèrent à Chavignolles. Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle. Deux couverts y étaient mis. Les meubles arrivés sur la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils s’attablèrent. On leur avait préparé une soupe à l’oignon, un poulet, du lard et des œufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps à autre s’informer de leurs goûts. Ils répondaient Oh ! très bon, très bon ! et le gros pain difficile à couper, la crème, les noix, tout les délecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant ils promenaient autour d’eux un regard de satisfaction, en mangeant sur la petite table où brûlait une chandelle. Leurs figures étaient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre ; ils s’appuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se répétaient — Nous y voilà donc ! quel bonheur ! il me semble que c’est un rêve ! Bien qu’il fût minuit, Pécuchet eut l’idée de faire un tour dans le jardin. Bouvard ne s’y refusa pas. Ils prirent la chandelle et, l’abritant avec un vieux journal, se promenèrent le long des plates-bandes. Ils avaient plaisir à nommer tout haut les légumes — Tiens, des carottes ! Ah ! des choux ! Ensuite ils inspectèrent les espaliers. Pécuchet tâcha de découvrir des bourgeons. Quelquefois une araignée fuyait tout à coup sur le mur, et les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en répétant leurs gestes. Les pointes des herbes dégouttelaient de rosée. La nuit était complètement noire, et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta. Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d’en faire sauter les clous. Ils la trouvèrent béante. Ce fut une surprise. Déshabillés et dans leur lit, ils bavardèrent quelque temps, puis s’endormirent, Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tête nue ; Pécuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublé d’un bonnet de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui entrait par les fenêtres. II Quelle joie, le lendemain en se réveillant ! Bouvard fuma une pipe et Pécuchet huma une prise, qu’ils déclarèrent la meilleure de leur existence. Puis ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage. On avait en face de soi les champs, à droite une grange, avec le clocher de l’église ; et à gauche un rideau de peupliers. Deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en quatre morceaux. Les légumes étaient compris dans les plates-bandes, où se dressaient, de place en place, des cyprès nains et des quenouilles. D’un côté une tonnelle aboutissait à un vigneau ; de l’autre un mur soutenait les espaliers ; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur la campagne. Il y avait au delà du mur un verger, après la charmille, un bosquet ; derrière la claire-voie, un petit chemin. Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme à chevelure grisonnante et vêtu d’un paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit que c’était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l’arrondissement. Les autres notables étaient le comte de Faverges, autrefois député, et dont on citait les vacheries ; le maire, M. Foureau, qui vendait du bois, du plâtre, toute espèce de choses ; M. Marescot le notaire ; l’abbé Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu. Quant à elle, on l’appelait Germaine, à cause de feu Germain son mari. Elle faisait des journées ; mais aurait voulu passer au service de ces messieurs. Ils l’acceptèrent, et partirent pour leur ferme, située à un kilomètre de distance. Quand ils entrèrent dans la cour, le fermier, maître Gouy, vociférait contre un garçon et la fermière, sur un escabeau, serrait entre ses jambes une dinde qu’elle empâtait avec des gobes de farine. L’homme avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous, et les épaules robustes. La femme était très blonde, avec les pommettes tachetées de son, et cet air de simplicité que l’on voit aux manants sur le vitrail des églises. Dans la cuisine, des bottes de chanvre étaient suspendues au plafond. Trois vieux fusils s’échelonnaient sur la haute cheminée. Un dressoir chargé de faïence à fleurs, occupait le milieu de la muraille ; et les carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rouge une lumière blafarde. Les deux Parisiens désiraient faire leur inspection, n’ayant vu la propriété qu’une fois, sommairement. Maître Gouy et son épouse les escortèrent et la kyrielle des plaintes commença. Tous les bâtiments, depuis la charretterie jusqu’à la bouillerie, avaient besoin de réparations. Il aurait fallu construire une succursale pour les fromages, mettre aux barrières des ferrements neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter considérablement de pommiers dans les trois cours. Ensuite on visita les cultures maître Gouy les déprécia. Elles mangeaient trop de fumier, les charrois étaient dispendieux ; impossible d’extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies ; et ce dénigrement de sa terre atténua le plaisir que Bouvard sentait à marcher dessus. Ils s’en revinrent par la cavée, sous une avenue de hêtres. La maison montrait, de ce côté-là, sa cour d’honneur et sa façade. Elle était peinte en blanc, avec des réchampis de couleur jaune. Le hangar et le cellier, le fournil et le bûcher faisaient en retour deux ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxième salle plus grande, le salon. Les quatre chambres au premier s’ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. Pécuchet en prit une pour ses collections ; la dernière fut destinée à la bibliothèque ; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvèrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressé, c’était le jardin. Bouvard, en passant près de la charmille, découvrit sous les branches une dame en plâtre. Avec deux doigts, elle écartait sa jupe, les genoux pliés, la tête sur l’épaule, comme craignant d’être surprise. — Ah ! pardon ! ne vous gênez pas ! Et cette plaisanterie les amusa tellement, que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines ils la répétèrent. Cependant les bourgeois de Chavignolles désiraient les connaître on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchèrent les ouvertures avec des planches. La population fut contrariée. Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tête un mouchoir noué en turban, Pécuchet sa casquette ; et il avait un grand tablier avec une poche par devant, dans laquelle ballotaient un sécateur, son foulard et sa tabatière. Les bras nus, et côte à côte, ils labouraient, sarclaient, émondaient, s’imposaient des tâches, mangeaient le plus vite possible ; mais allaient prendre le café sur le vigneau, pour jouir du point de vue. S’ils rencontraient un limaçon, ils s’approchaient de lui, et l’écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet, et coupaient en deux les vers blancs, d’une telle force que le fer de l’outil s’en enfonçait de trois pouces. Pour se délivrer des chenilles, ils battaient les arbres, à grands coups de gaule, furieusement. Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d’amour qui devaient retomber comme des lustres, sous l’arceau de la tonnelle. Pécuchet fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, où il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les détritus amèneraient d’autres récoltes procurant d’autres engrais, tout cela indéfiniment, et il rêvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de fruits, des débordements de fleurs, des avalanches de légumes. Mais le fumier de cheval si utile pour les couches lui manquait. Les cultivateurs n’en vendaient pas les aubergistes en refusèrent. Enfin, après beaucoup de recherches, malgré les instances de Bouvard, et abjurant toute pudeur, il prit le parti d’aller lui-même au crottin ! ». C’est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, l’accosta sur la grande route. Quand elle l’eut complimenté, elle s’informa de son ami. Les yeux noirs de cette personne, très brillants bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb elle avait même un peu de moustache, intimidèrent Pécuchet. Il répondit brièvement et tourna le dos. Impolitesse que blâma Bouvard. Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils s’installèrent dans la cuisine, et faisaient du treillage ; ou bien parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la pluie tomber. Dès la mi-carême, ils guettèrent le printemps, et répétaient chaque matin Tout part ! » Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur impatience, en disant Tout va partir ». Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnèrent beaucoup. La vigne promettait. Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient réussir dans l’agriculture ; et l’ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de l’étude ils s’en tireraient, sans aucun doute. D’abord, il fallait voir comment on opérait chez les autres ; et ils rédigèrent une lettre, où ils demandaient à M. de Faverges l’honneur de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un rendez-vous. Après une heure de marche, ils arrivèrent sur le versant d’un coteau qui domine la vallée de l’Orne. La rivière coulait au fond, avec des sinuosités. Des blocs de grès rouge s’y dressaient de place en place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise surplombant la campagne, couverte de blés mûrs. En face, sur l’autre colline, la verdure était si abondante, qu’elle cachait les maisons. Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de l’herbe par des lignes plus sombres. L’ensemble du domaine apparut tout à coup. Des toits de tuiles indiquaient la ferme. Le château à façade blanche se trouvait sur la droite, avec un bois au delà, et une pelouse descendait jusqu’à la rivière, où des platanes alignés reflétaient leur ombre. Les deux amis entrèrent dans une luzerne qu’on fanait. Des femmes portant des chapeaux de paille, des marmottes d’indienne ou des visières de papier, soulevaient avec des râteaux le foin laissé par terre ; et à l’autre bout de la plaine, auprès des meules, on jetait des bottes vivement dans une longue charrette, attelée de trois chevaux. M. le comte s’avança suivi de son régisseur. Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en côtelette, l’air à la fois d’un magistrat et d’un dandy. Les traits de sa figure, même quand il parlait, ne remuaient pas. Les premières politesses échangées, il exposa son système relativement aux fourrages ; on retournait les andains sans les éparpiller ; les meules devaient être coniques et les bottes faites immédiatement sur place, puis entassées par dizaines. Quant au râteleur anglais, la prairie était trop inégale pour un pareil instrument. Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se montrait par les déchirures de sa robe, donnait à boire aux femmes, en versant du cidre d’un broc qu’elle appuyait contre sa hanche. Le comte demanda d’où venait cette enfant ; on n’en savait rien. Les faneuses l’avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa les épaules et, tout en s’éloignant, proféra quelques plaintes sur l’immoralité de nos campagnes. Bouvard fit l’éloge de sa luzerne. Elle était assez bonne, en effet, malgré les ravages de la cuscute ; les futurs agronomes ouvrirent les yeux au mot cuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il s’appliquait aux prairies artificielles ; c’était d’ailleurs un bon précédent pour les autres récoltes, ce qui n’a pas toujours lieu avec les racines fourragères. — Cela du moins me paraît incontestable. Bouvard et Pécuchet reprirent ensemble — Oh ! incontestable. Ils étaient sur la limite d’un champ soigneusement ameubli un cheval que l’on conduisait à la main traînait un large coffre monté sur trois roues. Sept coutres, disposés en bas, ouvraient parallèlement des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux descendant jusqu’au sol. — Ici, dit le comte, je sème mes turneps. Le turnep est la base de ma culture quadriennale. Et il entamait la démonstration du semoir. Mais un domestique vint le chercher. On avait besoin de lui au château. Son régisseur le remplaça, homme à figure chafouine et de façons obséquieuses. Il conduisit ces messieurs » vers un autre champ, où quatorze moissonneurs, la poitrine nue et les jambes écartées, fauchaient des seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait à droite. Chacun décrivait devant soi un large demi-cercle, et tous sur la même ligne, ils avançaient en même temps. Les deux Parisiens admirèrent leurs bras et se sentaient pris d’une vénération presque religieuse pour l’opulence de la terre. Ils longèrent ensuite plusieurs pièces en labour. Le crépuscule tombait, des corneilles s’abattaient dans les sillons. Puis ils rencontrèrent le troupeau. Les moutons, çà et là, pâturaient et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un tronc d’arbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien près de lui. Le régisseur aida Bouvard et Pécuchet à franchir un échalier, et ils traversèrent deux masures, où des vaches ruminaient sous les pommiers. Tous les bâtiments de la ferme étaient contigus et occupaient les trois côtés de la cour. Le travail s’y faisait à la mécanique, au moyen d’une turbine, utilisant un ruisseau qu’on avait exprès détourné. Des bandelettes de cuir allaient d’un toit à l’autre, et au milieu du fumier une pompe de fer manœuvrait. Le régisseur fit observer dans les bergeries de petites ouvertures à ras du sol, et dans les cases aux cochons, des portes ingénieuses, pouvant d’elles-mêmes se fermer. La grange était voûtée comme une cathédrale avec des arceaux de briques reposant sur des murs de pierre. Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des poignées d’avoine. L’arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils montèrent dans le pigeonnier. La laiterie spécialement les émerveilla. Des robinets dans les coins fournissaient assez d’eau pour inonder les dalles ; et en entrant, une fraîcheur vous surprenait. Des jarres brunes, alignées sur des claires-voies, étaient pleines de lait jusqu’aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crème. Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d’une colonne de cuivre, et de la mousse débordait des seaux de fer-blanc, qu’on venait de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, c’était la bouverie. Des barreaux de bois scellés perpendiculairement dans toute sa longueur la divisaient en deux sections la première pour le bétail, la seconde pour le service. On y voyait à peine, toutes les meurtrières étant closes. Les bœufs mangeaient, attachés à des chaînettes, et leurs corps exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais quelqu’un donna du jour, un filet d’eau tout à coup se répandit dans la rigole qui bordait les râteliers. Des mugissements s’élevèrent ; les cornes faisaient comme un cliquetis de bâtons. Tous les bœufs avancèrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement. Les grands attelages entrèrent dans la cour et des poulains hennirent. Au rez-de-chaussée, deux ou trois lanternes s’allumèrent, puis disparurent. Les gens de travail passaient en traînant leurs sabots sur les cailloux, et la cloche pour le souper tinta. Les deux visiteurs s’en allèrent. Tout ce qu’ils avaient vu les enchantait ; leur décision fut prise. Dès le soir, ils tirèrent de leur bibliothèque les quatre volumes de la Maison rustique, se firent expédier le cours de Gasparin et s’abonnèrent à un journal d’agriculture. Pour se rendre aux foires plus commodément, ils achetèrent une carriole que Bouvard conduisait. Habillés d’une blouse bleue, avec un chapeau à larges bords, des guêtres jusqu’aux genoux et un bâton de maquignon à la main, ils rôdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne manquaient pas d’assister à tous les comices agricoles. Bientôt ils fatiguèrent maître Gouy de leurs conseils, déplorant principalement son système de jachères. Mais le fermier tenait à sa routine. Il demanda la remise d’un terme sous prétexte de la grêle. Quant aux redevances, il n’en fournit aucune. Devant les réclamations les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard déclara son intention de ne pas renouveler le bail. Dès lors maître Gouy épargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises herbes, ruina le fonds et il s’en alla d’un air farouche qui indiquait des plans de vengeance. Bouvard avait pensé que 20 000 francs, c’est-à-dire plus de quatre fois le prix du fermage, suffiraient au début. Son notaire de Paris les envoya. Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies, vingt-trois en terres arables et cinq en friches situées sur un monticule couvert de cailloux et qu’on appelait la Butte. Ils se procurèrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux, douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel, deux charretiers, deux femmes, un berger ; de plus, un gros chien. Pour avoir tout de suite de l’argent, ils vendirent leurs fourrages on les paya chez eux ; l’or des napoléons comptés sur le coffre à l’avoine leur parut plus reluisant qu’un autre, extraordinaire et meilleur. Au mois de novembre ils brassèrent du cidre. C’était Bouvard qui fouettait le cheval et Pécuchet, monté dans l’auge, retournait le marc avec une pelle. Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient les bondes, portaient de lourds sabots, s’amusaient énormément. Partant de ce principe qu’on ne saurait avoir trop de blé, ils supprimèrent la moitié environ de leurs prairies artificielles ; et, comme ils n’avaient pas d’engrais, ils se servirent de tourteaux qu’ils enterrèrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable. L’année suivante ils firent les semailles très dru. Des orages survinrent. Les épis versèrent. Néanmoins, ils s’acharnaient au froment et ils entreprirent d’épierrer la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l’année, du matin jusqu’au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait l’éternel banneau avec le même homme et le même cheval, gravir, descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait derrière, faisant des haltes à mi-côte pour s’éponger le front. Ne se fiant à personne, ils traitaient eux-mêmes les animaux, leur administraient des purgations, des clystères. De graves désordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint enceinte. Ils prirent des gens mariés ; les enfants pullulèrent, les cousins, les cousines, les oncles, les belles-sœurs ; une horde vivait à leurs dépens, et ils résolurent de coucher dans la ferme à tour de rôle. Mais le soir ils étaient tristes. La malpropreté de la chambre les offusquaient, et Germaine, qui apportait les repas, grommelait à chaque voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange fourraient du blé dans leur cruche à boire. Pécuchet en surprit un, et s’écria, en le poussant dehors par les épaules — Misérable ! tu es la honte du village qui t’a vu naître ! Sa personne n’inspirait aucun respect. D’ailleurs, il avait des remords à l’encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop pour le tenir en bon état. Bouvard s’occuperait de la ferme. Ils en délibérèrent, et cet arrangement fut décidé. Le premier point était d’avoir de bonnes couches. Pécuchet en fit construire une en briques. Il peignit lui-même les châssis, et redoutant les coups de soleil barbouilla de craie toutes les cloches. Il eut la précaution pour les boutures d’enlever les têtes avec les feuilles. Ensuite, il s’appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs sortes de greffes, greffes en flûte, en couronne, en écusson, greffe herbacée, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers ! comme il serrait les ligatures ! Quel amas d’onguent pour les recouvrir ! Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eût encensées. À mesure qu’elles verdissaient sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se désaltérer et renaître avec elles. Puis, cédant à une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir et versait à plein goulot, copieusement. Au bout de la charmille, près de la dame en plâtre, s’élevait une manière de cahute faite en rondins. Pécuchet y enfermait ses instruments, et il passait là des heures délicieuses à éplucher les graines, à écrire les étiquettes, à mettre en ordre ses petits pots. Pour se reposer, il s’asseyait devant la porte, sur une caisse, et alors projetait des embellissements. Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de géraniums ; entre les cyprès et les quenouilles, il planta des tournesols ; et comme les plates-bandes étaient couvertes de boutons d’or, et toutes les allées de sable neuf, le jardin éblouissait par une abondance de couleurs jaunes. Mais la couche fourmilla de larves ; malgré les réchauds de feuilles mortes, sous les châssis peints et sous les cloches barbouillées, il ne poussa que des végétations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas, les greffes se décollèrent, la sève des marcottes s’arrêta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines ; les semis furent une désolation. Le vent s’amusait à jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le défaut de pinçage aux tomates. Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de fontaine, qu’il avait voulu élever dans un baquet. Après le dégel, tous les artichauts étaient perdus. Les choux le consolèrent. Un, surtout, lui donna des espérances. Il s’épanouissait, montait, finit par être prodigieux et absolument incomestible. N’importe, Pécuchet fut content de posséder un monstre. Alors il tenta ce qui lui semblait être le summum de l’art l’élève du melon. Il sema les graines de plusieurs variétés dans des assiettes remplies de terreau, qu’il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre couche ; et quand elle eut jeté son feu, repiqua les plants les plus beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les préceptes du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et dès qu’ils eurent la grosseur d’une noix, il glissa sous leur écorce une planchette pour les empêcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aérait, enlevait avec son mouchoir la brume des cloches, et si des nuages paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n’en dormait plus. Plusieurs fois même il se releva ; et pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller mettre sur les bâches la couverture de son lit. Les cantaloups mûrirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le troisième non plus ; Pécuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle, jusqu’au dernier qu’il jeta par la fenêtre, déclarant n’y rien comprendre. En effet, comme il avait cultivé les unes près des autres des espèces différentes, les sucrins s’étaient confondus avec les maraîchers, le gros Portugal avec le grand Mongol, et le voisinage des pommes d’amour complétant l’anarchie, il en était résulté d’abominables mulets qui avaient le goût de citrouille. Alors Pécuchet se tourna vers les fleurs. Il écrivit à Dumouchel pour avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de bruyère, et se mit à l’œuvre résolument. Mais il planta des passiflores à l’ombre, des pensées au soleil, couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis après leur floraison, détruisit les rhododendrons par des excès de rabatage, stimula les fuchsias avec de la colle forte, et rôtit un grenadier, en l’exposant au feu de la cuisine. Aux approches du froid, il abrita les églantiers sous des dômes de papiers forts enduits de chandelle cela faisait comme des pains de sucre tenus en l’air par des bâtons. Les tuteurs des dahlias étaient gigantesques ; et on apercevait, entre ces lignes droites, les rameaux tortueux d’un sophora japonica qui demeurait immuable, sans dépérir, ni sans pousser. Cependant, puisque les arbres les plus rares prospèrent dans les jardins de la capitale, ils devaient réussir à Chavignolles ; et Pécuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et l’eucalyptus, alors dans la primeur de sa réputation. Toutes ses expériences ratèrent. Il était chaque fois fort étonné. Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre, puis ne savaient que résoudre devant la divergence des opinions. Ainsi pour la marne, Puvis la recommande ; le manuel Roret la combat. Quant au plâtre, malgré l’exemple de Franklin, Riéfel et M. Rigaud n’en paraissent pas enthousiasmés. Les jachères, selon Bouvard, étaient un préjugé gothique. Cependant Leclerc note les cas où elles sont presque indispensables. Gasparin cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siècle, a cultivé des céréales sur le même champ cela renverse la théorie des assolements. Tull exalte les labours au préjudice des engrais ; et voilà le major Beetson qui supprime les engrais avec les labours ! Pour se connaître aux signes des temps, ils étudièrent les nuages d’après la classification Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s’allongent comme des crinières, ceux qui ressemblent à des îles, ceux qu’on prendrait pour des montagnes de neige, tâchant de distinguer les nimbus des cirrus, les stratus des cumulus ; les formes changeaient avant qu’ils eussent trouvé les noms. Le baromètre les trompa, le thermomètre n’apprenait rien ; et ils recoururent à l’expédient imaginé sous Louis XV par un prêtre de Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau fixe, s’agiter aux menaces de la tempête. Mais l’atmosphère, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres avec celle-là. Toutes les quatre se comportèrent différemment. Après force méditations, Bouvard reconnut qu’il s’était trompé. Son domaine exigeait la grande culture, le système intensif, et il aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles ; trente mille francs. Excité par Pécuchet, il eut le délire de l’engrais. Dans la fosse aux composts furent entassés des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait découvrir. Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tâcha d’en fabriquer, et, poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolérait pas qu’on perdît l’urine ; il supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dépecées parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installée dans un tombereau crachait du purin sur les récoltes. À ceux qui avaient l’air dégoûté, il disait — Mais c’est de l’or ! c’est de l’or ! Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays où l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excréments d’oiseaux ! Le colza fut chétif, l’avoine médiocre, et le blé se vendit fort mal, à cause de son odeur. Une chose étrange, c’est que la Butte, enfin épierrée, donnait moins qu’autrefois. Il crut bon de renouveler son matériel. Il acheta un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande araire de Mathieu de Dombasle, mais le charretier la dénigra. — Apprends à t’en servir ! — Eh bien ! montrez-moi. Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans cesse il criait derrière eux, courait d’un endroit à l’autre, notait ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n’y pensait plus, et sa tête bouillonnait d’idées industrielles. Il se promettait de cultiver le pavot, en vue de l’opium, et surtout l’astragale, qu’il vendrait sous le nom de café des familles ». Afin d’engraisser plus vite ses bœufs, il les saignait tous les quinze jours. Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d’avoine salée. Bientôt la porcherie fut trop étroite. Ils embarrassaient la cour, défonçaient les clôtures, mordaient le monde. Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent à tourner, et, peu de temps après, crevèrent. La même semaine, trois bœufs expiraient, conséquence des phlébotomies de Bouvard. Il imagina, pour détruire les mans, d’enfermer des poules dans une cage à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue ; ce qui ne manqua point de leur briser les pattes. Il fabriqua de la bière avec des feuilles de petit-chêne et la donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se déclarèrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes étaient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur céda. Cependant, pour les convaincre de l’innocuité de son breuvage, il en absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gêné, mais cacha ses douleurs sous un air d’enjouement. Il fit de même transporter la mixture chez lui. Il en buvait le soir avec Pécuchet, et tous deux s’efforçaient de la trouver bonne. D’ailleurs, il ne fallait pas qu’elle fût perdue. Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le docteur. C’était un homme sérieux, à front convexe, et qui commença par effrayer son malade. La cholérine de monsieur devait tenir à cette bière dont on parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blâma en termes scientifiques, avec des haussements d’épaules. Pécuchet, qui avait fourni la recette, fut mortifié. En dépit des chaulages pernicieux, des binages épargnés et des échardonnages intempestifs, Bouvard, l’année suivante, avait devant lui une belle récolte de froment. Il imagina de la dessécher par la fermentation, genre hollandais, système Clap-Mayer ; c’est-à-dire qu’il la fit abattre d’un seul coup et tasser en meules, qui seraient démolies dès que le gaz s’en échapperait, puis exposées au grand air ; après quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiétude. Le lendemain, pendant qu’ils dînaient, ils entendirent sous la hêtrée le battement d’un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu’il y avait ; mais l’homme était déjà loin. Presque aussitôt, la cloche de l’église tinta violemment. Une angoisse saisit Bouvard et Pécuchet. Ils se levèrent, et, impatients d’être renseignés, s’avancèrent tête nue du côté de Chavignolles. Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrêtèrent un petit garçon, qui répondit — Je crois que c’est le feu ! Et le tambour continuait à battre, la cloche tintait plus fort. Enfin ils atteignirent les premières maisons du village. L’épicier leur cria de loin — Le feu est chez vous ! Pécuchet prit le pas de gymnastique ; et il disait à Bouvard, courant du même train à son côté — Une, deux ; une, deux ! en mesure, comme les chasseurs de Vincennes. La route qu’ils suivaient montait toujours ; le terrain, en pente, leur cachait l’horizon. Ils arrivèrent en haut, près de la Butte ; et, d’un seul coup d’œil ; le désastre leur apparut. Toutes les meules, çà et là, flambaient comme des volcans, au milieu de la plaine dénudée, dans le calme du soir. Il y avait autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-être ; et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en écharpe tricolore, des gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de préserver le reste. Bouvard, dans son empressement, faillit renverser Mme Bordin, qui se trouvait là. Puis, apercevant un de ses valets, il l’accabla d’injures pour ne l’avoir pas averti. Le valet, au contraire, par excès de zèle, avait d’abord couru à la maison, à l’église, puis chez Monsieur, et était revenu par l’autre route. Bouvard perdait la tête. Ses domestiques l’entouraient, parlant à la fois, et il défendait d’abattre les meules, suppliait qu’on le secourût, exigeait de l’eau, réclamait des pompiers. — Est-ce que nous en avons ! s’écria le maire. — C’est de votre faute ! reprit Bouvard. Il s’emportait, proféra des choses inconvenantes, et tous admirèrent la patience de M. Foureau, qui était brutal cependant, comme l’indiquaient ses grosses lèvres et sa mâchoire de bouledogue. La chaleur des meules devint si forte, qu’on ne pouvait plus en approcher. Sous les flammes dévorantes la paille se tordait avec des crépitations, les grains de blé vous cinglaient la figure comme des grains de plomb. Puis la meule s’écroulait par terre en un large brasier, d’où s’envolaient des étincelles ; et des moires ondulaient sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur des parties roses comme du vermillon, et d’autres brunes comme du sang caillé. La nuit était venue, le vent soufflait ; des tourbillons de fumée enveloppaient la foule. Une flammèche, de temps à autre, passait sur le ciel noir. Bouvard contemplait l’incendie en pleurant doucement. Ses yeux disparaissaient sous leurs paupières gonflées, et il avait tout le visage comme élargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les franges de son châle vert, l’appelait Pauvre Monsieur », tâchait de le consoler. Puisqu’on n’y pouvait rien, il devait se faire une raison. Pécuchet ne pleurait pas. Très pâle, ou plutôt livide, la bouche ouverte et les cheveux collés par la sueur froide, il se tenait à l’écart, dans ses réflexions. Mais le curé, survenu tout à coup, murmura d’une voix câline — Ah ! quel malheur, véritablement ; c’est bien fâcheux ! Soyez sûr que je participe !… Les autres n’affectaient aucune tristesse. Ils causaient en riant, la main étendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui brûlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent à danser. Un polisson s’écria même que c’était bien amusant. — Oui, il est beau, l’amusement ! reprit Pécuchet, qui venait de l’entendre. Le feu diminua, les tas s’abaissèrent, et une heure après, il ne restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes et noires. Alors, on se retira. Mme Bordin et l’abbé Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et Pécuchet jusqu’à leur domicile. Pendant la route, la veuve adressa à son voisin des reproches fort aimables sur sa sauvagerie, et l’ecclésiastique exprima toute sa surprise de n’avoir pu connaître jusqu’à présent un de ses paroissiens aussi distingué. Seul à seul, ils cherchèrent la cause de l’incendie, et, au lieu de reconnaître avec tout le monde que la paille humide s’était enflammée spontanément, ils soupçonnèrent une vengeance. Elle venait sans doute de maître Gouy ou peut-être du taupier. Six mois auparavant, Bouvard avait refusé ses services, et même soutenu dans un cercle d’auditeurs que son industrie étant funeste, le gouvernement devrait l’interdire. L’homme, depuis ce temps-là, rôdait aux environs. Il portait sa barbe entière, et leur semblait effrayant, surtout le soir, quand il apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche garnie de taupes suspendues. Le dommage était considérable, et, pour se reconnaître dans leur situation, Pécuchet, pendant huit jours, travailla les registres de Bouvard qui lui parurent un véritable labyrinthe ». Après avoir collationné le journal, la correspondance et le grand-livre couvert de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vérité pas de marchandises à vendre, aucun effet à recevoir, et en caisse, zéro. Le capital se marquait par un déficit de trente-trois mille francs. Bouvard n’en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils recommencèrent les calculs. Ils arrivaient toujours à la même conclusion. Encore deux ans d’une agronomie pareille, leur fortune y passait ! Le seul remède était de vendre. Au moins fallait-il consulter un notaire. La démarche était trop pénible ; Pécuchet s’en chargea. D’après les opinions de M. Marescot, mieux valait ne point faire d’affiches. Il parlerait de la ferme à des clients sérieux et laisserait venir leurs propositions. — Très bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre un fermier, ensuite on verrait. — Nous ne serons pas plus malheureux qu’autrefois ; seulement nous voilà forcés à des économies. Elles contrariaient Pécuchet à cause du jardinage, et quelques jours après, il dit — Nous devrions nous livrer exclusivement à l’arboriculture, non pour le plaisir, mais comme spéculation. Une poire qui revient à trois sols est quelquefois vendue dans la capitale jusqu’à des cinq et six francs ! Des jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes ! À Saint-Pétersbourg, pendant l’hiver, on paye un raisin un napoléon la grappe ! C’est une belle industrie, tu en conviendras ! Et qu’est-ce que ça coûte ? des soins, du fumier, et le repassage d’une serpette ! Il monta tellement l’imagination de Bouvard que, tout de suite, ils cherchèrent dans leurs livres une nomenclature de plants à acheter, et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s’adressèrent à un pépiniériste de Falaise, lequel s’empressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement. Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des arbres étaient d’avance dessinées. Des morceaux de latte sur le mur figuraient des candélabres. Deux poteaux à chaque bout des plates-bandes guindaient horizontalement des fils de fer ; et dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cône, celle des pyramides, si bien qu’en arrivant chez eux, on croyait voir les pièces de quelque machine inconnue ou la carcasse d’un feu d’artifice. Les trous étant creusés, ils coupèrent l’extrémité de toutes les racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six mois après, les plants étaient morts. Nouvelles commandes au pépiniériste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus profonds. Mais la pluie détrempant le sol, les greffes d’elles-mêmes s’enterrèrent et les arbres s’affranchirent. Le printemps venu, Pécuchet se mit à la taille des poiriers. Il n’abattit pas les flèches, respecta les lambourdes, et, s’obstinant à vouloir coucher d’équerre les duchesses qui devaient former les cordons unilatéraux, il les cassait ou les arrachait invariablement. Quant aux pêchers, il s’embrouilla dans les sur-mères, les sous-mères et les deuxièmes sous-mères. Des vides et des pleins se présentaient toujours où il n’en fallait pas, et impossible d’obtenir sur l’espalier un rectangle parfait, avec six branches à droite et six à gauche, non compris les deux principales, le tout formant une belle arête de poisson. Bouvard tâcha de conduire les abricotiers ; ils se révoltèrent. Il rabattit leurs troncs à ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers, auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme. D’abord ils taillèrent très long, ce qui éteignait les yeux de la base ; puis trop court, ce qui amenait des gourmands ; et souvent ils hésitaient, ne sachant distinguer les boutons à bois des boutons à fleurs. Ils s’étaient réjouis d’avoir des fleurs ; mais ayant reconnu leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste. Incessamment ils parlaient de la sève et du cambium, du palissage, du cassage, de l’éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle à manger, dans un cadre, la liste de leurs élèves, avec un numéro qui se répétait dans le jardin sur un petit morceau de bois, au pied de l’arbre. Levés dès l’aube, ils travaillaient jusqu’à la nuit, le porte-jonc à la ceinture. Par les froides matinées de printemps, Bouvard gardait sa veste de tricot sous sa blouse, Pécuchet sa vieille redingote sous sa serpillière, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les entendaient tousser dans le brouillard. Quelquefois Pécuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en étudiait un paragraphe, debout, avec sa bâche auprès de lui, dans la pose du jardinier qui décorait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta même beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur. Bouvard était continuellement juché sur une haute échelle devant les pyramides. Un jour, il fut pris d’un étourdissement, et n’osant plus descendre, cria pour que Pécuchet vînt à son secours. Enfin des poires parurent ; et le verger avait des prunes. Alors ils employèrent contre les oiseaux tous les artifices recommandés. Mais les fragments de glace miroitaient à éblouir, la cliquette du moulin à vent les réveillait pendant la nuit, et les moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en firent un second, et même un troisième, dont ils varièrent le costume, inutilement. Cependant, ils pouvaient espérer quelques fruits. Pécuchet venait d’en remettre la note à Bouvard, quand tout à coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles, secouait toute la surface de l’espalier, les tuteurs s’abattaient l’un après l’autre, et les malheureuses quenouilles en se balançant entre-choquaient leurs poires. Pécuchet surpris par l’averse s’était réfugié dans la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des éclats de bois, des branches, des ardoises ; et les femmes de marin qui, sur la côte, à dix lieues de là, regardaient la mer, n’avaient pas l’œil plus tendre et le cœur plus serré. Puis, tout à coup, les supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage, s’abattirent sur les plates-bandes. Quel tableau quand ils firent leur inspection ! Les cerises et les prunes couvraient l’herbe entre les grêlons qui fondaient. Les passe-colmar étaient perdus, comme le bési-des-vétérans et les triomphes-de-jordoigne. À peine s’il restait parmi les pommes quelques bons-papas ; et douze têtons-de-Vénus, toute la récolte des pêches, roulaient dans les flaques d’eau, au bord des buis déracinés. Après le dîner, où ils mangèrent fort peu, Pécuchet dit avec douceur — Nous ferions bien de voir à la ferme s’il n’est pas arrivé quelque chose ? — Bah ! pour découvrir encore des sujets de tristesse ! — Peut-être ! car nous ne sommes guère favorisés. Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature. Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et, comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui revinrent à la mémoire, particulièrement la féculerie et un nouveau genre de fromages. Pécuchet respirait bruyamment ; et tout en se fourrant dans les narines des prises de tabac, il songeait que si le sort l’avait voulu, il ferait maintenant partie d’une société d’agriculture, brillerait aux expositions, serait cité dans les journaux. Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins. — Ma foi ! j’ai envie de me débarrasser de tout cela pour nous établir autre part ! — Comme tu voudras, dit Pécuchet. Et un instant après — Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sève, par là, se trouve contrariée, et l’arbre forcément en souffre. Pour se bien porter, il faudrait qu’il n’eût pas de fruits. Cependant ceux qu’on ne taille et qu’on ne fume jamais en produisent, de moins gros, c’est vrai, mais de plus savoureux. J’exige qu’on m’en donne la raison ! Et non seulement chaque espèce réclame des soins particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la température, un tas de choses ! où est la règle, alors ? et quel espoir avons-nous d’aucun succès ou bénéfice ? Bouvard lui répondit — Tu verras dans Gasparin que le bénéfice ne peut dépasser le dixième du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison de banque. Au bout de quinze ans, par l’accumulation des intérêts, on aurait le double sans s’être foulé le tempérament. Pécuchet baissa la tête. — L’arboriculture pourrait bien être une blague ! — Comme l’agronomie ! répliqua Bouvard. Ensuite, ils s’accusèrent d’avoir été trop ambitieux, et ils résolurent de ménager désormais leur peine et leur argent. Un émondage de temps à autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits et ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus ; mais il allait se présenter des intervalles fort vilains, à moins de détruire tous les autres qui restaient debout. Comment s’y prendre ? Pécuchet fit plusieurs épures, en se servant de sa boîte de mathématiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n’arrivaient à rien de satisfaisant. Heureusement qu’ils trouvèrent dans leur bibliothèque l’ouvrage de Boitard, intitulé l’Architecte des Jardins. L’auteur les divise en une infinité de genres. Il y a, d’abord, le genre mélancolique et romantique, que se signale par des immortelles, des ruines, des tombeaux, et un ex-voto à la vierge, indiquant la place où un seigneur est tombé sous le fer d’un assassin ». On compose le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassés, des cabanes incendiées ; le genre exotique, en plantant des cierges du Pérou pour faire naître des souvenirs à un colon ou à un voyageur ». Le genre grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple à la philosophie. Les obélisques et les arcs de triomphe caractérisent le genre majestueux ; de la mousse et des grottes, le genre mystérieux ; un lac, le genre rêveur. Il y a même le genre fantastique, dont le plus beau spécimen se voyait naguère dans un jardin wurtembergeois — car on y rencontrait successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sépulcres, et une barque se détachant d’elle-même du rivage, pour vous conduire dans un boudoir où des jets d’eau vous inondaient quand on se posait sur le sofa. Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pécuchet eurent comme un éblouissement. Le genre fantastique leur parut réservé aux princes. Le temple à la philosophie serait encombrant. L’ex-voto à la madone n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins ; et, tant pis pour les colons et les voyageurs, les plantes américaines coûtaient trop cher. Mais les rocs étaient possibles, comme les arbres fracassés, les immortelles et la mousse, et dans un enthousiasme progressif, après beaucoup de tâtonnements, avec l’aide d’un seul valet et pour une somme minime, ils se fabriquèrent une résidence qui n’avait pas d’analogue dans tout le département. La charmille ouverte çà et là donnait jour sur le bosquet, rempli d’allées sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l’espalier, ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on découvrirait la perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en était résulté une brèche énorme, avec des ruines par terre. Ils avaient sacrifié les asperges pour bâtir à la place un tombeau étrusque, c’est-à-dire un quadrilatère en plâtre noir, ayant six pieds de hauteur, et l’apparence d’une niche à chien. Quatre sapinettes aux angles flanquaient ce monument, qui serait surmonté par une urne et enrichi d’une inscription. Dans l’autre partie du potager, une espèce de Rialto enjambait un bassin offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustées. La terre buvait l’eau, n’importe ! Il se formerait un fond de glaise qui la retiendrait. La cahute avait été transformée en cabane rustique, grâce à des verres de couleur. Au sommet du vigneau, six arbres équarris supportaient un chapeau de fer-blanc à pointes retroussées, et le tout signifiait une pagode chinoise. Ils avaient été sur les rives de l’Orne choisir des granits, les avaient cassés, numérotés, rapportés eux-mêmes dans une charrette, puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns par-dessus les autres ; et au milieu du gazon se dressait un rocher, pareil à une gigantesque pomme de terre. Quelque chose manquait au delà pour compléter l’harmonie. Ils abattirent le plus gros tilleul de la charmille aux trois quarts mort, du reste, et le couchèrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu’on pouvait le croire apporté par un torrent ou renversé par la foudre. La besogne finie, Bouvard, qui était sur le perron, cria de loin — Ici ! on voit mieux ! — Voit mieux, fut répété dans l’air. Pécuchet répondit — J’y vais ! — Y vais ! — Tiens, un écho ! — Écho ! Le tilleul, jusqu’alors, l’avait empêché de se produire, et il était favorisé par la pagode, faisant face à la grange, dont le pignon surmontait la charmille. Pour essayer l’écho, ils s’amusaient à lancer des mots plaisants ; Bouvard en hurla de polissons, d’obscènes. Il avait été plusieurs fois à Falaise, sous prétexte d’argent à recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets qu’il enfermait dans sa commode. Pécuchet partit un matin pour se rendre à Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier qu’il cacha sous son lit. Le lendemain, à son réveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs de la grande allée, qui, la veille encore, étaient sphériques, avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient le bec et les yeux. Pécuchet s’était levé dès l’aube, et, tremblant d’être découvert, il avait taillé les deux arbres à la mesure des appendices expédiés par Dumouchel. Depuis six mois, les autres derrière ceux-là imitaient plus ou moins des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils, mais rien n’égalait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands éloges. Sous prétexte d’avoir oublié sa bêche, il entraîna son compagnon dans le labyrinthe, car il avait profité de l’absence de Pécuchet pour faire, lui aussi, quelque chose de sublime. La porte des champs était recouverte d’une couche de plâtre, sur laquelle s’alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes, représentant des Abd-el-Kader, des nègres, des femmes nues, des pieds de cheval et des têtes de mort. — Comprends-tu mon impatience ? — Je crois bien ! Et, dans leur émotion, ils s’embrassèrent. Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d’être applaudis, et Bouvard songea à offrir un grand dîner. — Prends garde ! dit Pécuchet, tu vas te lancer dans les réceptions. C’est un gouffre ! La chose fut pourtant décidée. Depuis qu’ils habitaient le pays, ils se tenaient à l’écart. Tout le monde, par désir de les connaître, accepta leur invitation, sauf le comte de Faverges, appelé dans la capitale pour affaires. Ils se rabattirent sur M. Hurel, son factotum. Beljambe, l’aubergiste, ancien chef à Lisieux, devait cuisiner certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la fille de basse-cour. Marianne, la servante de Mme Bordin, viendrait aussi. Dès quatre heures, la grille était grande ouverte, et les deux propriétaires, pleins d’impatience, attendaient leurs convives. Hurel s’arrêta sous la hêtrée pour remettre sa redingote. Puis le curé s’avança, revêtu d’une soutane neuve, et, un moment après, M. Foureau, avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras à sa femme, qui marchait péniblement en s’abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans roses s’agita derrière eux ; c’était le bonnet de Mme Bordin, habillée d’une belle robe de soie gorge-de-pigeon. La chaîne d’or de sa montre lui battait la poitrine, et les bagues brillaient à ses deux mains couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama sur la tête, un lorgnon dans l’œil, car l’officier ministériel n’étouffait pas en lui l’homme du monde. Le salon était ciré à ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils d’Utrecht s’adossaient le long de la muraille ; une table ronde, dans le milieu, supportait la cave à liqueur, et on voyait au-dessus de la cheminée le portrait du père Bouvard. Les embus reparaissant à contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait à l’illusion des favoris. Les invités lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dû être un fort bel homme. Après une heure d’attente, Pécuchet annonça qu’on pouvait passer dans la salle. Les rideaux de calicot blanc à bordure rouge étaient, comme ceux du salon, complètement tirés devant les fenêtres, et le soleil, traversant la toile, jetait une lumière blonde sur le lambris, qui avait pour tout ornement un baromètre. Bouvard plaça les deux dames auprès de lui ; Pécuchet le maire à sa gauche, le curé à sa droite, et l’on entama les huîtres. Elles sentaient la vase. Bouvard fut désolé, prodigua les excuses, et Pécuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scène à Beljambe. Pendant tout le premier service, composé d’une barbue entre un vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la manière de fabriquer le cidre. Après quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur, naturellement, fut consulté. Il jugeait les choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolérait pas la moindre contradiction. En même temps que l’aloyau, on servit du bourgogne. Il était trouble. Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit goûter trois autres sans plus de succès, puis versa du Saint-Julien, trop jeune évidemment, et tous les convives se turent. Hurel souriait sans discontinuer ; les pas lourds du garçon résonnaient sur les dalles. Mme Vaucorbeil, courtaude et l’air bougon elle était d’ailleurs vers la fin de sa grossesse, avait gardé un mutisme absolu. Bouvard, ne sachant de quoi l’entretenir, lui parla du théâtre de Caen. — Ma femme ne va jamais au spectacle, reprit le docteur. M. Marescot, quand il habitait Paris, ne fréquentait que les Italiens. — Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville pour entendre des farces ! Foureau demanda à Mme Bordin si elle aimait les farces ! — Ça dépend de quelle espèce, dit-elle. Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de ménagère étaient connus, et elle avait une petite ferme admirablement soignée. Foureau interpella Bouvard — Est-ce que vous êtes dans l’intention de vendre la vôtre ? — Mon Dieu, jusqu’à présent, je ne sais trop… — Comment ! pas même la pièce des Écalles ? reprit le notaire ; ce serait à votre convenance, madame Bordin. La veuve répliqua en minaudant — Les prétentions de M. Bouvard seraient trop fortes. — On pourrait peut-être l’attendrir. — Je n’essayerai pas ! — Bah ! si vous l’embrassiez ? — Essayons tout de même, dit Bouvard. Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la société. Presque aussitôt on déboucha le champagne, dont les détonations amenèrent un redoublement de joie. Pécuchet fit un signe, les rideaux s’ouvrirent et le jardin apparut. C’était, dans le crépuscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher, comme une montagne, occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des épinards, le pont vénitien un accent circonflexe par-dessus les haricots, et la cabane, au delà, une grande tache noire, car ils avaient incendié son toit de paille pour la rendre plus poétique. Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu’à l’arbre foudroyé, qui s’étendait transversalement de la charmille à la tonnelle, où des pommes d’amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et là, étalait son disque jaune. La pagode chinoise, peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des paons, frappés par le soleil, se renvoyaient des feux, et derrière la claire-voie, débarrassée de ses planches, la campagne toute plate terminait l’horizon. Devant l’étonnement de leurs convives, Bouvard et Pécuchet ressentirent une véritable jouissance. Mme Bordin surtout admira les paons ; mais le tombeau ne fut pas compris, ni la cabane incendiée, ni le mur de ruines. Puis chacun, à tour de rôle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard et Pécuchet avaient charrié de l’eau pendant toute la matinée. Elle avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les recouvrait. Tout en se promenant, on se permit des critiques — À votre place j’aurais fait cela. Les petits pois sont en retard. Ce coin, franchement, n’est pas propre. Avec une taille pareille, jamais vous n’obtiendrez de fruits. Bouvard fut obligé de répondre qu’il se moquait des fruits. Comme on longeait la charmille, il dit d’un air finaud — Ah ! voilà une personne que nous dérangeons ; mille excuses ! La plaisanterie ne fut pas relevée. Tout le monde connaissait la dame en plâtre. Enfin, après plusieurs détours dans le labyrinthe, on arriva devant la porte aux pipes. Des regards de stupéfaction s’échangèrent. Bouvard observait le visage de ses hôtes, et impatient de connaître leur opinion — Qu’en dites-vous ? Mme Bordin éclata de rire. Tous firent comme elle, M. le curé poussait une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en pleurait, sa femme fut prise d’un spasme nerveux, et Foureau, homme sans gêne, cassa un Abd-el-Kader qu’il mit dans sa poche, comme souvenir. Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour étonner son monde avec l’écho, cria de toutes ses forces — Serviteur ! Mesdames ! Rien ! pas d’écho. Cela tenait à des réparations faites à la grange, le pignon et la toiture étant démolis. Le café fut servi sur le vigneau, et les messieurs allaient commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derrière la claire-voie, un homme qui les regardait. Il était maigre et hâlé, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste bleue, sans chemise, la barbe noire taillée en brosse ; et il articula d’une voix rauque — Donnez-moi un verre de vin ! Le maire et l’abbé Jeufroy l’avaient tout de suite reconnu. C’était un ancien menuisier de Chavignolles. — Allons, Gorju ! éloignez-vous, dit M. Foureau, on ne demande pas l’aumône. — Moi ! l’aumône ! s’écria l’homme exaspéré. J’ai fait sept ans la guerre en Afrique. Je relève de l’hôpital. Pas d’ouvrage ! Faut-il que j’assassine ? nom de nom ! Sa colère d’elle-même tomba, et, les deux poings sur les hanches, il considérait les bourgeois d’un air mélancolique et gouailleur. La fatigue des bivouacs, l’absinthe et les fièvres, toute une existence de misère et de crapule se révélait dans ses yeux troubles. Ses lèvres pâles tremblaient en lui découvrant les gencives. Le grand ciel empourpré l’enveloppait d’une lueur sanglante, et son obstination à rester là causait une sorte d’effroi. Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d’une bouteille. Le vagabond l’absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en gesticulant. Ensuite on blâma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le désordre. Mais Bouvard, irrité par l’insuccès de son jardin, prit la défense du peuple ; tous parlèrent à la fois. Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que la propriété foncière. L’abbé Jeufroy se plaignit de ce qu’on ne protégeait pas la religion. Pécuchet attaqua les impôts. Mme Bordin criait par intervalle — Moi, d’abord, je déteste la République. Et le docteur se déclara pour le progrès — Car enfin, monsieur, nous avons besoin de réformes. — Possible ! répondit Foureau, mais toutes ces idées-là nuisent aux affaires. — Je me fiche de vos affaires ! s’écria Pécuchet. Vaucorbeil poursuivit — Au moins, donnez-nous l’adjonction des capacités. Bouvard n’allait pas jusque-là. — C’est votre opinion ? reprit le docteur, vous êtes toisé ! Bonsoir ! et je vous souhaite un déluge pour naviguer dans votre bassin ! — Moi aussi, je m’en vais, dit un moment après M. Foureau. Et désignant sa poche où était l’Abd-el-Kader — Si j’ai besoin d’un autre, je reviendrai. Le curé, avant de partir, confia timidement à Pécuchet qu’il ne trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des légumes. Hurel, en se retirant, salua très bas la compagnie. M. Marescot avait disparu après le dessert. Mme Bordin recommença le détail de ses cornichons, promit une seconde recette pour les prunes à l’eau-de-vie, et fit encore trois tours dans la grande allée ; mais, en passant près du tilleul, le bas de sa robe s’accrocha, et ils l’entendirent qui murmurait — Mon Dieu ! quelle bêtise que cet arbre ! Jusqu’à minuit, les amphitryons, sous la tonnelle, exhalèrent leur ressentiment. Sans doute, on pouvait reprendre dans le dîner deux ou trois petites choses par-ci par-là ; et cependant les convives s’étaient gorgés comme des ogres, preuve qu’il n’était pas si mauvais. Mais pour le jardin, tant de dénigrement provenait de la plus noire jalousie ; et s’échauffant tous les deux — Ah ! l’eau manque dans le bassin ! Patience, on y verra jusqu’à un cygne et des poissons ! — À peine s’ils ont remarqué la pagode ! — Prétendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion d’imbécile ! — Et le tombeau une inconvenance ! Pourquoi inconvenance ? Est-ce qu’on n’a pas le droit d’en construire un dans son domaine ? Je veux même m’y faire enterrer ! — Ne parle pas de ça ! dit Pécuchet. Puis ils passèrent en revue les convives. — Le médecin m’a l’air d’un joli poseur ! — As-tu observé le ricanement de Marescot devant le portrait ? — Quel goujat que M. le maire ! Quand on dîne dans une maison, que diable ! on respecte les curiosités. — Mme Bordin ? dit Bouvard. — Eh ! c’est une intrigante ! Laisse-moi tranquille. Dégoûtés du monde, ils résolurent de ne plus voir personne, de vivre exclusivement chez eux, pour eux seuls. Et ils passaient des jours dans la cave à enlever le tartre des bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquèrent les chambres ; chaque soir, en regardant le bois brûler, ils dissertaient sur le meilleur système de chauffage. Ils tâchèrent par économie de fumer des jambons, de couler eux-mêmes la lessive. Germaine, qu’ils incommodaient, haussait les épaules. À l’époque des confitures, elle se fâcha, et ils s’établirent dans le fournil. C’était une ancienne buanderie, où il y avait, sous les fagots, une grande cuve maçonnée excellente pour leurs projets, l’ambition leur étant venue de fabriquer des conserves. Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois ; ils en lutèrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquèrent sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongèrent dans l’eau bouillante. Elle s’évaporait ; ils en versèrent de la froide ; la différence de température fit éclater les bocaux. Trois seulement furent sauvés. Ensuite ils se procurèrent de vieilles boîtes à sardines, y mirent des côtelettes de veau et les enfoncèrent dans le bain-marie. Elles sortirent rondes comme des ballons ; le refroidissement les aplatirait. Pour continuer l’expérience, ils enfermèrent dans d’autres boîtes des œufs, de la chicorée, du homard, une matelote, un potage ! et ils s’applaudissaient, comme M. Appert, d’avoir fixé les saisons » de pareilles découvertes, selon Pécuchet, l’emportaient sur les exploits des conquérants. Ils perfectionnèrent les achars de Mme Bordin, en épiçant le vinaigre avec du poivre ; et leurs prunes à l’eau-de-vie étaient bien supérieures ! Ils obtinrent par la macération des ratafias de framboise et d’absinthe. Avec du miel et de l’angélique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga ; et ils entreprirent également la confection d’un champagne ! Les bouteilles de chablis, coupées de moût, éclatèrent d’elles-mêmes. Alors ils ne doutèrent plus de la réussite. Leurs études se développant, ils en vinrent à soupçonner des fraudes dans toutes les denrées alimentaires. Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent un ennemi de l’épicier, en lui soutenant qu’il adultérait ses chocolats. Ils se transportèrent à Falaise, pour demander du jujube, et sous les yeux mêmes du pharmacien, soumirent sa pâte à l’épreuve de l’eau. Elle prit l’apparence d’une couenne de lard, ce qui dénotait de la gélatine. Après ce triomphe, leur orgueil s’exalta. Ils achetèrent le matériel d’un distillateur en faillite, et bientôt arrivèrent dans la maison, des tamis, des barils, des entonnoirs, des écumoires, des chausses et des balances, sans compter une sébile à boulet et un alambic tête-de-maure, lequel exigea un fourneau réflecteur, avec une hotte de cheminée. Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les différentes sortes de cuites, le grand et le petit perlé, le soufflé, le boulé, le morve et le caramel. Mais il leur tardait d’employer l’alambic ; et ils abordèrent les liqueurs fines, en commençant par l’anisette. Le liquide presque toujours entraînait avec lui les substances, ou bien elles se collaient dans le fond ; d’autres fois, ils s’étaient trompés sur le dosage. Autour d’eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient leur bec pointu, les poêlons pendaient au mur. Souvent l’un triait des herbes sur la table, tandis que l’autre faisait osciller le boulet de canon dans la sébile suspendue ; ils mouvaient les cuillers, ils dégustaient les mélanges. Bouvard, toujours en sueur, n’avait pour vêtement que sa chemise et son pantalon tiré jusqu’au creux de l’estomac par ses courtes bretelles ; mais, étourdi comme un oiseau, il oubliait le diagramme de la cucurbite, ou exagérait le feu. Pécuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une espèce de sarreau d’enfant avec des manches ; et ils se considéraient comme des gens très sérieux, occupés de choses utiles. Enfin ils rêvèrent une crème qui devait enfoncer toutes les autres. Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans le marasquin, de l’hysope comme dans la chartreuse, de l’ambrette comme dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuly ; et elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom l’offrir au commerce ? car il fallait un nom facile à retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent qu’elle se nommerait la Bouvarine ». Vers la fin de l’automne, des taches parurent dans les trois bocaux de conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait dépendre du bouchage. Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour essayer les méthodes nouvelles, ils manquaient d’argent. Leur ferme les rongeait. Plusieurs fois, des tenanciers s’étaient offerts, Bouvard n’en avait pas voulu. Mais son premier garçon cultivait d’après ses ordres, avec une épargne dangereuse, si bien que les récoltes diminuaient, tout périclitait ; et ils causaient de leurs embarras, quand maître Gouy entra dans le laboratoire, escorté de sa femme qui se tenait en arrière, timidement. Grâce à toutes les façons qu’elles avaient reçues, les terres s’étaient améliorées, et il venait pour reprendre sa ferme. Il la déprécia. Malgré tous leurs travaux, les bénéfices étaient chanceux ; bref, s’il la désirait, c’était par amour du pays et regret d’aussi bons maîtres. On le congédia d’une manière froide. Il revint le soir même. Pécuchet avait sermonné Bouvard ; ils allaient fléchir. Gouy demanda une diminution de fermage ; et comme les autres se récriaient, il se mit à beugler plutôt qu’à parler, attestant le bon Dieu, énumérant ses peines, vantant ses mérites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait la tête au lieu de répondre. Alors, sa femme, assise près de la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mêmes protestations, en piaillant d’une voix aiguë comme une poule blessée. Enfin le bail fut arrêté aux conditions de trois mille francs par an, un tiers de moins qu’autrefois. Séance tenante, maître Gouy proposa d’acheter le matériel, et les dialogues recommencèrent. L’estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s’en mourait de fatigue. Il lâcha tout pour une somme tellement dérisoire, que Gouy, d’abord écarquilla les yeux, et s’écriant Convenu », lui frappa dans la main. Après quoi, les propriétaires, suivant l’usage, offrirent de casser une croûte à la maison, et Pécuchet ouvrit une bouteille de son malaga, moins par générosité que dans l’espoir d’en obtenir des éloges. Mais le laboureur dit en rechignant — C’est comme du sirop de réglisse. Et sa femme, pour se faire passer le goût », réclama un verre d’eau-de-vie. Une chose plus grave les occupait ! Tous les éléments de la Bouvarine » étaient enfin rassemblés. Ils les entassèrent dans la cucurbite, avec de l’alcool ; allumèrent le feu et attendirent. Cependant Pécuchet, tourmenté par la mésaventure du malaga, prit dans l’armoire les boîtes de fer-blanc, fit sauter le couvercle de la première, puis de la seconde, de la troisième. Il les rejetait avec fureur et appela Bouvard. Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se précipiter vers les conserves. La désillusion fut complète. Les tranches de veau ressemblaient à des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait le homard. On ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient poussé sur le potage, et une intolérable odeur empestait le laboratoire. Tout à coup, avec un bruit d’obus, l’alambic éclata en vingt morceaux qui bondirent jusqu’au plafond, crevant les marmites, aplatissant les écumoires, fracassant les verres ; le charbon s’éparpilla, le fourneau fut démoli, et, le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour. La force de la vapeur avait rompu l’instrument, d’autant que la cucurbite se trouvait boulonnée au chapiteau. Pécuchet, tout de suite, s’était accroupi derrière la cuve, et Bouvard, comme écroulé sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurèrent dans cette posture, n’osant se permettre un seul mouvement, pâles de terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se demandèrent quelle était la cause de tant d’infortunes, de la dernière surtout ? et ils n’y comprenaient rien, sinon qu’ils avaient manqué périr. Pécuchet termina par ces mots — C’est que, peut-être, nous ne savons pas la chimie ! III Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault et apprirent d’abord que les corps simples sont peut-être composés ». On les distingue en métalloïdes et en métaux, différence qui n’a rien d’absolu », dit l’auteur. De même pour les acides et pour les bases, un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les circonstances ». La notation leur parut baroque. Les proportions multiples troublèrent Pécuchet. — Puisqu’une molécule A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. — Moi non plus ! disait Bouvard. Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, où ils acquirent la certitude que dix litres d’air pèsent cent grammes, qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que du carbone. Ce qui les ébahit par-dessus tout, c’est que la terre, comme élément, n’existe pas. Ils saisirent la manœuvre du chalumeau, l’or, l’argent, la lessive du linge, l’étamage des casseroles ; puis, sans le moindre scrupule, Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique. Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes substances qui composent les minéraux ! Néanmoins ils éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’œufs, du gaz hydrogène comme les réverbères. Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation. Elle les conduisit aux acides, et la loi des équivalents les embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l’élucider avec la théorie des atomes ; ce qui acheva de les perdre. Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La dépense était considérable, et ils en avaient trop fait. Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer. Ils se présentèrent au moment de ses consultations. — Messieurs, je vous écoute ! quel est votre mal ? Pécuchet répliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant exposé le but de leur visite — Nous désirons connaître premièrement l’atomicité supérieure. Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la chimie. — Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs ! mais actuellement, on la fourre partout ! Elle exerce sur la médecine une action déplorable. Et l’autorité de sa parole se renforçait au spectacle des choses environnantes. Du diachylum et des bandes traînaient sur la cheminée. La boîte chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une cuvette dans un coin, et il y avait contre le mur la représentation d’un écorché. Pécuchet en fit compliment au docteur. — Ce doit être une belle étude que l’anatomie ? M. Vaucorbeil s’étendit sur le charme qu’il éprouvait autrefois dans les dissections ; et Bouvard demanda quels sont les rapports entre l’intérieur de la femme et celui de l’homme. Afin de le satisfaire, le médecin tira de sa bibliothèque un recueil de planches anatomiques. — Emportez-les ! Vous les regarderez chez vous plus à votre aise ! Le squelette les étonna par la proéminence de sa mâchoire, les trous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. Un ouvrage explicatif leur manquait ; ils retournèrent chez M. Vaucorbeil, et, grâce au manuel d’Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, en s’ébahissant de l’épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si le Créateur l’eût faite droite. — Pourquoi seize fois, précisément ? Les métacarpiens désolèrent Bouvard ; et Pécuchet, acharné sur le crâne, perdit courage devant le sphénoïde, bien qu’il ressemble à une selle turque ou turquesque ». Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils attaquèrent les muscles. Mais les insertions n’étaient pas commodes à découvrir, et, parvenus aux gouttières vertébrales, ils y renoncèrent complètement. Pécuchet dit alors — Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le laboratoire ? Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l’on fabriquait à l’usage des pays chauds des cadavres postiches. Barberou, auquel il écrivit, lui donna là-dessus des renseignements. Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise déposa devant leur grille une caisse oblongue. Ils la transportèrent dans le fournil, pleins d’émotion. Quand les planches furent déclouées, la paille tomba, les papiers de soie glissèrent, le mannequin apparut. Il était couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec d’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne ressemblait point à un cadavre, mais à une espèce de joujou, fort vilain, très propre, et qui sentait le vernis. Puis ils enlevèrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons, pareils à deux éponges ; le cœur tel qu’un gros œuf, un peu de côté par derrière, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles. — À la besogne ! dit Pécuchet. La journée et le soir y passèrent. Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les amphithéâtres, et, à la lueur de trois chandelles, ils travaillaient leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. Ouvrez ! » C’était M. Foureau, suivi du garde champêtre. Les maîtres de Germaine s’étaient plu à lui montrer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez l’épicier pour conter la chose, et tout le village croyait maintenant qu’ils recelaient dans leur maison un véritable mort. Foureau, cédant à la rumeur publique, venait s’assurer du fait ; des curieux se tenaient dans la cour. Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et les muscles de la face étant décrochés, l’œil faisait une saillie monstrueuse, avait quelque chose d’effrayant. — Qui vous amène ? dit Pécuchet. Foureau balbutia — Rien, rien du tout. Et, prenant une des pièces sur la table — Qu’est-ce que c’est ? — Le buccinateur, répondit Bouvard. Foureau se tut, mais souriait d’une façon narquoise, jaloux de ce qu’ils avaient un divertissement au-dessus de sa compétence. Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les gens, qui s’ennuyaient sur le seuil, avaient pénétré dans le fournil, et comme on se poussait un peu, la table trembla. — Ah ! c’est trop fort ! s’écria Pécuchet ; débarrassez-nous du public ! Le garde champêtre fit partir les curieux. — Très bien ! dit Bouvard, nous n’avons besoin de personne. Foureau comprit l’allusion, et lui demanda s’ils avaient le droit, n’étant pas médecins, de détenir un objet pareil. Il allait, du reste, écrire au préfet. — Quel pays ! on n’était pas plus inepte, sauvage et rétrograde. La comparaison qu’ils firent d’eux-mêmes avec les autres les consola ; ils ambitionnaient de souffrir pour la science. Le docteur aussi vint les voir. Il dénigra le mannequin comme trop éloigné de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une leçon. Bouvard et Pécuchet furent charmés, et, sur leur désir, M. Vaucorbeil leur prêta plusieurs volumes de sa bibliothèque, affirmant toutefois qu’ils n’iraient pas jusqu’au bout. Ils prirent en note, dans le Dictionnaire de sciences médicales, les exemples d’accouchement, de longévité, d’obésité et de constipation extraordinaires. Que n’avaient-ils connu le fameux Canadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du département de l’Eure, le Piémontais qui allait à la garde-robe tous les vingt jours, Simon de Mirepoix, mort ossifié, et cet ancien maire d’Angoulême, dont le nez pesait trois livres ! Le cerveau leur inspira des réflexions philosophiques. Ils distinguaient fort bien dans l’intérieur le septum lucidum, composé de deux lamelles, et la glande pinéale, qui ressemble à un petit pois rouge ; mais il y avait des pédoncules et des ventricules, des arcs, des piliers, des étages, des ganglions et des fibres de toutes sortes, et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini, bref, un amas inextricable, de quoi user leur existence. Quelquefois, dans un vertige, ils démontaient complètement le cadavre, puis se trouvaient embarrassés pour remettre en place les morceaux. Cette besogne était rude, après le déjeuner surtout, et ils ne tardaient pas à s’endormir, Bouvard, le menton baissé, l’abdomen en avant, Pécuchet, la tête dans les mains, avec ses deux coudes sur la table. Souvent, à ce moment-là, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premières visites, entr’ouvrait la porte. — Eh bien, les confrères, comment va l’anatomie ? — Parfaitement, répondaient-ils. Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre. Quand ils étaient las d’un organe, ils passaient à un autre, abordant ainsi et délaissant tour à tour le cœur, l’estomac, l’oreille, les intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgré leurs efforts pour s’y intéresser. Enfin le docteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boîte. — Bravo ! je m’y attendais. On ne pouvait à leur âge entreprendre ces études ; et le sourire accompagnant ces paroles les blessa profondément. De quel droit les juger incapables ? Est-ce que la science appartenait à ce monsieur ? comme s’il était lui-même un personnage bien supérieur ! Donc, acceptant son défi, ils allèrent jusqu’à Bayeux pour y acheter des livres. Ce qui leur manquait, c’était la physiologie, et un bouquiniste leur procura les traités de Richerand et d’Adelon, célèbres à l’époque. Tous les lieux communs sur les âges, les sexes et les tempéraments leur semblèrent de la plus haute importance ; ils furent bien aises de savoir qu’il y a dans le tartre des dents trois espèces d’animalcules, que le siège du goût est sur la langue, et la sensation de la faim dans l’estomac. Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n’avoir pas la faculté de ruminer, comme l’avaient eue Montègre, M. Gosse et le frère de Bérard, et ils mâchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensée le bol alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient même jusqu’à ses dernières conséquences, pleins de scrupule méthodique, d’une attention presque religieuse. Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassèrent de la viande dans une fiole où était le suc gastrique d’un canard, et ils la portèrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre résultat que d’infecter leurs personnes. On les vit courir le long de la grande route, revêtus d’habits mouillés et à l’ardeur du soleil. C’était pour vérifier si la soif s’apaise par l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrèrent haletants et tous les deux avec un rhume. L’audition, la phonation, la vision furent expédiées lestement ; mais Bouvard s’étala sur la génération. Les réserves de Pécuchet, en cette matière, l’avaient toujours surpris. Son ignorance lui parut si complète, qu’il le pressa de s’expliquer, et Pécuchet, en rougissant, finit par faire un aveu. Des farceurs, autrefois, l’avaient entraîné dans une mauvaise maison, d’où il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus tard. Une circonstance heureuse n’était jamais venue, si bien que, par fausse honte, gêne pécuniaire, crainte des maladies, entêtement, habitude, à cinquante-deux ans, et malgré le séjour de la capitale, il possédait encore sa virginité. Bouvard eut peine à le croire, puis il rit énormément, mais s’arrêta en apercevant des larmes dans les yeux de Pécuchet ; car les passions ne lui avaient pas manqué, s’étant tout à tour épris d’une danseuse de corde, de la belle-sœur d’un architecte, d’une demoiselle de comptoir, enfin d’une petite blanchisseuse, et le mariage allait même se conclure, quand il avait découvert qu’elle était enceinte d’un autre. Bouvard lui dit — Il y a moyen toujours de réparer le temps perdu. Pas de tristesse, voyons. Je me charge… si tu veux. Pécuchet répliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y penser ; et ils continuèrent leur physiologie. Est-il vrai que la surface de notre corps dégage perpétuellement une vapeur subtile ? La preuve, c’est que le poids d’un homme décroît à chaque minute. Si chaque jour s’opère l’addition de ce qui manque et la soustraction de ce qui excède, la santé se maintiendra en parfait équilibre. Sanctorius, l’inventeur de cette loi, employa un demi-siècle à peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrétions, et se pesait lui-même, ne prenant de relâche que pour écrire ses calculs. Ils essayèrent d’imiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne pouvait les supporter tous les deux, ce fut Pécuchet qui commença. Il retira ses habits, afin de ne pas gêner la perspiration, et il se tenait sur le plateau, complètement nu, laissant voir, malgré la pudeur, son torse très long, pareil à un cylindre, avec des jambes courtes, les pieds plats et la peau brune. À ses côtés, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture. Des savants prétendent que la chaleur animale se développe par les contractions musculaires, et qu’il est possible en agitant le thorax et les membres pelviens de hausser la température d’un bain tiède. Bouvard alla chercher leur baignoire, et quand tout fut prêt, il s’y plongea, muni d’un thermomètre. Les ruines de la distillerie, balayées vers le fond de l’appartement, dessinaient dans l’ombre un vague monticule. On entendait par intervalles le grignotement des souris ; une vieille odeur de plantes aromatiques s’exhalait, et se trouvant là fort bien, ils causaient avec sérénité. Cependant Bouvard sentait un peu de fraîcheur. — Agite tes membres ! dit Pécuchet. Il les agita, sans rien changer au thermomètre. — C’est froid décidément. — Je n’ai pas chaud non plus, reprit Pécuchet saisi lui-même par un frisson. Mais agite tes membres pelviens ! agite-les ! Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre, soufflait comme un cachalot, puis regardait le thermomètre, qui baissait toujours — Je n’y comprends rien ! je me remue pourtant ! — Pas assez ! Et il reprenait sa gymnastique. Elle avait duré trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube. — Comment ! douze degrés ! Ah ! bonsoir ! je me retire ! Un chien entra, moitié dogue, moitié braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante. Que faire ? pas de sonnettes ! et leur domestique était sourde. Ils grelottaient, mais n’osaient bouger, dans la peur d’être mordus. Pécuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux. Alors le chien aboya ; et il sautait autour de la balance, où Pécuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tâchait de s’élever le plus haut possible. — Tu t’y prends mal, dit Bouvard. Et il se mit à faire des risettes au chien en proférant des douceurs. Le chien, sans doute, les comprit. Il s’efforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les épaules, les éraflait avec ses ongles. — Allons ! maintenant ! voilà qu’il a emporté ma culotte ! Il se coucha dessus et demeura tranquille. Enfin, avec les plus grandes précautions, ils se hasardèrent, l’un à descendre du plateau, l’autre à sortir de la baignoire ; et quand Pécuchet fut rhabillé, cette exclamation lui échappa — Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences. Quelles expériences ? On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter ? et du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore. Ils songèrent à l’enfermer sous une cloche pneumatique, à lui faire respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut-être ne serait pas drôle. Enfin, ils choisirent l’aimantation de l’acier par le contact de la moelle épinière. Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles à Pécuchet, qui les plantait contre les vertèbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenait d’autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine. Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des ficelles autour des pattes. Ses maîtres, qui le poursuivaient, entrèrent au même moment. Il fit un bond et disparut. La vieille servante les apostropha. — C’est encore une de vos bêtises, j’en suis sûre ! — Et ma cuisine, elle est propre ! — Ça le rendra peut-être enragé ! On en fourre en prison qui ne vous valent pas ! Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles. Pas une n’attira la moindre limaille. Puis, l’hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage, revenir à l’improviste, se précipiter sur eux. Le lendemain, ils allèrent partout aux informations, et pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt qu’apparaissait un chien ressemblant à celui-là. Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons qu’ils saignèrent, l’estomac plein ou vide, moururent dans le même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l’eau périrent au bout de cinq minutes ; et une oie, qu’ils avaient bourrée de garance, offrit des périostes d’une entière blancheur. La nutrition les tourmentait. Comment se fait-il que le même suc produise des os, du sang, de la lymphe et des matières excrémentielles ? Mais on ne peut suivre les métamorphoses d’un aliment. L’homme qui n’use que d’un seul est chimiquement pareil à celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant calculé toute la chaux contenue dans l’avoine d’une poule, en retrouva davantage dans les coquilles de ses œufs. Donc, il se fait une création de substance. De quelle manière ? on n’en sait rien. On ne sait même pas quelle est la force du cœur. Borelli admet celle qu’il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, et Kiell l’évalue à huit onces environ, d’où ils conclurent que la physiologie est suivant un vieux mot le roman de la médecine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas. Un mois se passa dans le désœuvrement. Puis ils songèrent à leur jardin. L’arbre mort, étalé dans le milieu, était gênant ; ils l’équarrirent. Cet exercice les fatigua. Bouvard avait, très souvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron. Un jour qu’il s’y rendait, il fut accosté par un homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux, des médailles bénites, enfin le Manuel de la Santé, par François Raspail. Cette brochure lui plut tellement, qu’il écrivit à Barberou de lui envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expédia, et indiquait, dans sa lettre, une pharmacie pour les médicaments. La clarté de la doctrine les séduisit. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gâtent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce qu’il y a de mieux pour s’en délivrer, c’est le camphre. Bouvard et Pécuchet l’adoptèrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et distribuaient des cigarettes, des flacons d’eau sédative et des pilules d’aloès. Ils entreprirent même la cure d’un bossu. C’était un enfant qu’ils avaient rencontré un jour de foire. Sa mère, une mendiante, l’amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrée, y mettaient pendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et pour être sûrs qu’il reviendrait, lui donnaient à déjeuner. Ayant l’esprit tendu vers les helminthes, Pécuchet observa sur la joue de Mme Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la traitait par les amers ; ronde au début comme une pièce de vingt sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle rose. Ils voulurent l’en guérir. Elle accepta, mais exigeait que ce fût Bouvard qui lui fît les onctions. Elle se posait devant la fenêtre, dégrafait le haut de son corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un œil qui aurait été dangereux sans la présence de Pécuchet. Dans les doses permises et malgré l’effroi du mercure ils administrèrent du calomel. Un mois plus tard, Mme Bordin était sauvée. Elle leur fit de la propagande, et le percepteur des contributions, le secrétaire de la mairie, le maire lui-même, tout le monde dans Chavignolles suçait des tuyaux de plume. Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lâcha la cigarette, elle redoublait ses étouffements. Foureau se plaignit des pilules d’aloès qui lui occasionnaient des hémorroïdes ; Bouvard eut des maux d’estomac et Pécuchet d’atroces migraines. Ils perdirent confiance dans Raspail, mais eurent soin de n’en rien dire, craignant de diminuer leur considération. Et ils montrèrent beaucoup de zèle pour la vaccine, apprirent à saigner sur des feuilles de chou, firent même l’acquisition d’une paire de lancettes. Ils accompagnaient le médecin chez les pauvres, puis consultaient leurs livres. Les symptômes notés par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, une bigarrure de toutes les langues. On les compte par milliers, et la classification linnéenne est bien commode, avec ses genres et ses espèces ; mais comment établir les espèces ? Alors ils s’égarèrent dans la philosophie de la médecine. Ils rêvaient sur l’archée de Van Helmont, le vitalisme, le Brownisme, l’organicisme ; demandaient au docteur d’où vient le germe de la scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen, dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets. — La cause et l’effet s’embrouillent, répondait Vaucorbeil. Son manque de logique les dégoûta, et ils visitèrent les malades tout seuls, pénétrant dans les maisons, sous prétexte de philanthropie. Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont la figure pendait d’un côté ; d’autres l’avaient bouffie et d’un rouge écarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec des les narines pincées, la bouche tremblante, et des râles, des hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieux fromage. Ils lisaient les ordonnances de leurs médecins, et étaient fort surpris que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des purgatifs, qu’un même remède convienne à des affections diverses, et qu’une maladie s’en aille sous des traitements opposés. Néanmoins ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient l’audace d’ausculter. Leur imagination travaillait. Ils écrivirent au Roi, pour qu’on établît dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les professeurs. Ils se transportèrent chez le pharmacien de Bayeux celui de Falaise leur en voulait toujours à cause de son jujube, et ils l’engagèrent à fabriquer comme les Anciens des pila purgatoria, c’est-à-dire des boulettes de médicaments, qui, à force d’être maniées, s’absorbent dans l’individu. D’après ce raisonnement qu’en diminuant la chaleur on entrave les phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du plafond, une femme affectée de méningite, et ils la balançaient à tour de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors. Enfin, au grand scandale de M. le curé, ils avaient pris la mode nouvelle d’introduire les thermomètres dans les derrières. Une fièvre typhoïde se répandit aux environs ; Bouvard déclara qu’il ne s’en mêlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gémir chez eux. Son homme était malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le négligeait. Pécuchet se dévoua. Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, ventre ballonné, langue rouge, c’étaient tous les symptômes de la dothiénentérie. Se rappelant le mot de Raspail qu’en ôtant la diète on supprime la fièvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout à coup le docteur parut. Son malade était en train de manger, deux oreillers derrière le dos, entre la fermière et Pécuchet qui le renforçaient. Il s’approcha du lit, et jeta l’assiette par la fenêtre, en s’écriant — C’est un véritable meurtre ! — Pourquoi ? — Vous perforez l’intestin, puisque la fièvre typhoïde est une altération de sa membrane folliculaire. — Pas toujours ! Et une dispute s’engagea sur la nature de fièvres. Pécuchet croyait à leur essence. Vaucorbeil les faisait dépendre des organes — Aussi j’éloigne tout ce qui peut surexciter ! — Mais la diète affaiblit le principe vital ! — Qu’est-ce que vous me chantez avec votre principe vital ? Comment est-il ? qui l’a vu ? Pécuchet s’embrouilla. — D’ailleurs, disait le médecin, Gouy ne veut pas de nourriture. Le malade fit un geste d’assentiment sous son bonnet de coton. — N’importe ! il en a besoin ! — Jamais ! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations. — Qu’importent les pulsations ? Et Pécuchet nomma ses autorités. — Laissons les systèmes ! dit le docteur. Pécuchet croisa les bras. — Vous êtes un empirique, alors ? — Nullement ! mais en observant… — Et si on observe mal ? Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion à l’herpès de Mme Bordin, histoire clabaudée par la veuve, et dont le souvenir l’agaçait. — D’abord, il faut avoir fait de la pratique. — Ceux qui ont révolutionné la science n’en faisaient pas ! Van Helmont, Boerhave, Broussais lui-même. Vaucorbeil, sans répondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix — Lequel de nous deux choisissez-vous pour médecin ? Le malade, somnolent, aperçut des visages en colère, et se mit à pleurer. Sa femme non plus ne savait que répondre ; car l’un était habile, mais l’autre avait peut-être un secret ? — Très bien ! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti d’un diplôme… Pécuchet ricana — Pourquoi riez-vous ? — C’est qu’un diplôme n’est pas toujours un argument ! Le docteur était attaqué dans son gagne-pain, dans sa prérogative, dans son importance sociale. Sa colère éclata — Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice illégal de la médecine ! Puis, se tournant vers la fermière — Faites-le tuer par monsieur tout à votre aise, et que je sois pendu si je reviens jamais dans votre maison ! Et il s’enfonça sous la hêtrée, en gesticulant avec sa canne. Bouvard, quand Pécuchet rentra, était lui-même dans une grande agitation. Il venait de recevoir Foureau, exaspéré par ses hémorroïdes. Vainement avait-il soutenu qu’elles préservent de toutes les maladies. Foureau, n’écoutant rien, l’avait menacé de dommages et intérêts. Il en perdait la tête. Pécuchet lui conta l’autre histoire, qu’il jugeait plus sérieuse, et fut un peu choqué de son indifférence. Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l’abdomen. Cela pouvait tenir à l’ingestion de la nourriture. Peut-être que Vaucorbeil ne s’était pas trompé ? Un médecin, après tout, doit s’y connaître ! Et des remords assaillirent Pécuchet. Il avait peur d’être homicide. Par prudence, ils congédièrent le bossu. Mais, à cause du déjeuner lui échappant, sa mère cria beaucoup. Ce n’était pas la peine de les avoir fait venir tous les jours de Barneval à Chavignolles ! Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. À présent, la guérison était certaine un tel succès enhardit Pécuchet. — Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins… — Assez de mannequins ! — Ce sont des demi-corps en peau, inventés pour les élèves sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fœtus ! Mais Bouvard était las de la médecine. — Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop nombreuses, les remèdes problématiques, et on ne découvre dans les auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la diathèse, ni même du pus ! Cependant toutes ces lectures avaient ébranlé leur cervelle. Bouvard, à l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de côté, il eut recours à un vésicatoire, dont l’action se porta sur les reins. Alors, il se crut attaqué de la pierre. Pécuchet prit une courbature à l’élagage de la charmille, et vomit après son dîner, ce qui l’effraya beaucoup ; puis, observant qu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait — Ai-je des douleurs ? Et finit par en avoir. S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tâtaient le pouls, changeaient d’eau minérale, se purgeaient et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les courants d’air. Pécuchet imagina que l’usage de la prise était funeste. D’ailleurs, un éternûment occasionne parfois la rupture d’un anévrisme, et il abandonna la tabatière. Par habitude, il y plongeait les doigts ; puis, tout à coup, se rappelait son imprudence. Comme le café noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer à la demi-tasse ; mais il dormait après ses repas et avait peur en se réveillant, car le sommeil prolongé est une menace d’apoplexie. Leur idéal était Cornaro, ce gentilhomme vénitien, qui, à force de régime, atteignit une extrême vieillesse. Sans l’imiter absolument, on peut avoir les mêmes précautions, et Pécuchet tira de sa bibliothèque un Manuel d’hygiène, par le docteur Morin. Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-là ? Les plats qu’ils aimaient s’y trouvent défendus. Germaine, embarrassée, ne savait plus que leur servir. Toutes les viandes ont des inconvénients. Le boudin et la charcuterie, le hareng saur, le homard et le gibier sont réfractaires ». Plus un poisson est gros, plus il contient de gélatine, et, par conséquent, est lourd. Les légumes causent des aigreurs, le macaroni donne des rêves, les fromages considérés généralement, sont d’une digestion difficile ». Un verre d’eau le matin est dangereux ». Chaque boisson ou comestible étant suivi d’un avertissement pareil, ou bien de ces mots mauvais ! — gardez-vous de l’abus ! — ne convient pas à tout le monde ! » Pourquoi mauvais ? où est l’abus ? comment savoir si telle chose vous convient ? Quel problème que celui du déjeuner ! Ils quittèrent le café au lait, sur sa détestable réputation, et ensuite le chocolat ; — car c’est un amas de substances indigestes ». Restait donc le thé. Mais les personnes nerveuses doivent se l’interdire complètement ». Cependant Decker, au XVIIe siècle, en prescrivait vingt décalitres par jour, afin de nettoyer les marais du pancréas. Ce renseignement ébranla Morin dans leur estime, d’autant plus qu’il condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, exigence qui révolta Pécuchet. Alors ils achetèrent le traité de Becquerel, où ils virent que le porc est en soi-même un bon aliment », le tabac d’une innocence parfaite, et le café indispensable aux militaires ». Jusqu’alors ils avaient cru à l’insalubrité des endroits humides. Pas du tout ! Casper les déclare moins mortels que les autres. On ne se baigne pas dans la mer sans avoir rafraîchi sa peau ; Bégin veut qu’on s’y jette en pleine transpiration. Le vin pur après la soupe passe pour excellent à l’estomac ; Lévy l’accuse d’altérer les dents. Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santé, ce palladium chéri de Bouvard et inhérent à Pécuchet, sans ambages ni crainte de l’opinion, des auteurs le déconseillent aux hommes pléthoriques et sanguins. Qu’est-ce donc que l’hygiène ? — Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà », affirme M. Lévy, et Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science. Alors ils se commandèrent pour leur dîner des huîtres, un canard, du porc aux choux, de la crème, un pont-l’évêque et une bouteille de bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche, et ils se moquaient de Cornaro ! Fallait-il être imbécile pour se tyranniser comme lui ! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son existence ! La vie n’est bonne qu’à condition d’en jouir. — Encore un morceau ? — Je veux bien. — Moi de même ! — À ta santé ! — À la tienne ! — Et fichons-nous du reste ! Ils s’exaltaient. Bouvard annonça qu’il voulait trois tasses de café, bien qu’il ne fût pas un militaire. Pécuchet, la casquette sur les oreilles, prisait coup sur coup, éternuait sans peur ; et, sentant le besoin d’un peu de champagne, ils ordonnèrent à Germaine d’aller de suite au cabaret leur en acheter une bouteille. Le village était trop loin. Elle refusa. Pécuchet fut indigné. — Je vous somme, entendez-vous ! je vous somme d’y courir. Elle obéit, mais en bougonnant, résolue à lâcher bientôt ses maîtres, tant ils étaient incompréhensibles et fantasques. Puis, comme autrefois, ils allèrent prendre le gloria sur le vigneau. La moisson venait de finir, et des meules, au milieu des champs, dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuâtre et douce. Les fermes étaient tranquilles. On n’entendait même plus les grillons. Toute la campagne dormait. Ils digéraient en humant la brise, qui rafraîchissait leurs pommettes. Le ciel, très haut, était couvert d’étoiles ; les unes brillent par groupes, d’autres à la file, ou bien seules à des intervalles éloignés. Une zone de poussière lumineuse, allant du septentrion au midi, se bifurquait au-dessus de leurs têtes. Il y avait entre ces clartés de grands espaces vides, et le firmament semblait une mer d’azur, avec des archipels et des îlots. — Quelle quantité ! s’écria Bouvard. — Nous ne voyons pas tout ! reprit Pécuchet. Derrière la voie lactée, ce sont les nébuleuses ; au delà des nébuleuses, des étoiles encore la plus voisine est séparée de nous par trois cents billions de myriamètres. Il avait regardé souvent dans le télescope de la place Vendôme et se rappelait les chiffres. — Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a douze fois la grandeur du Soleil, des comètes mesurent trente-quatre millions de lieues ! — C’est à rendre fou, dit Bouvard. Il déplora son ignorance, et même regrettait de n’avoir pas été, dans sa jeunesse, à l’École polytechnique. Alors Pécuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l’étoile polaire, puis Cassiopée, dont la constellation forme un Y, Véga de la Lyre, toute scintillante, et, au bas de l’horizon, le rouge Aldebaran. Bouvard, la tête renversée, suivait péniblement les triangles, quadrilatères et pentagones qu’il faut imaginer pour se reconnaître dans le ciel. Pécuchet continua — La vitesse de la lumière est de quatre-vingt mille lieues dans une seconde. Un rayon de la voie lactée met six siècles à nous parvenir. Si bien qu’une étoile, quand on l’observe, peut avoir disparu. Plusieurs sont intermittentes, d’autres ne reviennent jamais ; et elles changent de position ; tout s’agite, tout passe. — Cependant le Soleil est immobile ! — On le croyait autrefois. Mais, les savants, aujourd’hui, annoncent qu’il se précipite vers la constellation d’Hercule ! Cela dérangeait les idées de Bouvard, et, après une minute de réflexion — La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut découvrir. Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, à la lueur des astres, et leurs discours étaient coupés par de longs silences. Enfin ils se demandèrent s’il y avait des hommes dans les étoiles. Pourquoi pas ? Et comme la création est harmonique, les habitants de Sirius devaient être démesurés, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux de Vénus très petits. À moins que ce ne soit partout la même chose. Il existe là-haut des commerçants, des gendarmes ; on y trafique, on s’y bat, on y détrône des rois. Quelques étoiles filantes glissèrent tout à coup, décrivant sur le ciel comme la parabole d’une monstrueuse fusée. — Tiens, dit Bouvard, voilà des mondes qui disparaissent. Pécuchet reprit — Si le nôtre, à son tour, faisait la cabriole, les citoyens des étoiles ne seraient pas plus émus que nous ne le sommes maintenant. De pareilles idées vous renfoncent l’orgueil. — Quel est le but de tout cela ? — Peut-être qu’il n’y a pas de but. — Cependant… Et Pécuchet répéta deux ou trois fois cependant » sans trouver rien de plus à dire. — N’importe, je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait. — Cela doit être dans Buffon, répondit Bouvard, dont les yeux se fermaient. Je n’en peux plus, je vais me coucher. Les Époques de la nature leur apprirent qu’une comète, en heurtant le soleil, en avait détaché une portion, qui devint la terre. D’abord les pôles s’étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppé le globe ; elles s’étaient retirées dans les cavernes ; puis les continents se divisèrent, les animaux et l’homme parurent. La majesté de la création leur causa un ébahissement infini comme elle. Leur tête s’élargissait. Ils étaient fiers de réfléchir sur de si grands objets. Les minéraux ne tardèrent pas à les fatiguer, et ils recoururent, comme distraction, aux Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre. Harmonies végétales et terrestres, aériennes, aquatiques, humaines, fraternelles et même conjugales, tout y passa, sans omettre les invocations à Vénus, aux Zéphirs et aux Amours. Ils s’étonnaient que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les semences une enveloppe ; pleins de cette philosophie qui découvre dans la nature des intentions vertueuses et la considère comme une espèce de saint Vincent de Paul toujours occupé à répandre des bienfaits ! Ils admirèrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forêts vierges, et ils achetèrent l’ouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautés de la nature en France. Le Cantal en possède trois, l’Hérault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que le Dauphiné compte à lui seul jusqu’à quinze merveilles. Mais bientôt on n’en trouvera plus. Les grottes à stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s’éteignent, les glacières naturelles s’échauffent, et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognée de niveleurs ou sont en train de mourir. Puis leur curiosité se tourna vers les bêtes. Ils rouvrirent leur Buffon et s’extasièrent devant les goûts bizarres de certains animaux. Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s’ils avaient vu des taureaux se joindre à des juments, les cochons rechercher les vaches, et les mâles des perdrix commettre entre eux des turpitudes. — Jamais de la vie. On trouvait même ces questions un peu drôles pour des messieurs de leur âge. Ils voulurent tenter des alliances anormales. La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne possédait pas de bouc, une voisine prêta le sien, et l’époque du rut étant venue, ils enfermèrent les deux bêtes dans le pressoir en se cachant derrière les futailles, pour que l’événement pût s’accomplir en paix. Chacune d’abord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminèrent ; la brebis se coucha, et elle bêlait sans discontinuer, pendant que le bouc, d’aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans l’ombre. Enfin, le soir du troisième jour, ils jugèrent convenable de faciliter la nature ; mais le bouc, se retournant contre Pécuchet, lui flanqua un coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit à tourner dans le pressoir comme dans un manège. Bouvard courut après, se jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignées de laine dans les deux mains. Ils renouvelèrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un dogue et une truie, avec l’espoir qu’il en sortirait des monstres, ne comprenant rien à la question de l’espèce. Ce mot désigne un groupe d’individus dont les descendants se reproduisent ; mais des animaux classés comme d’espèces différentes peuvent se reproduire, et d’autres, compris dans la même, en ont perdu la faculté. Ils se flattèrent d’obtenir là-dessus des idées nettes en étudiant le développement des germes, et Pécuchet écrivit à Dumouchel pour avoir un microscope. Tour à tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac, des ongles, une patte de mouche ; mais ils avaient oublié la goutte d’eau indispensable ; c’était, d’autres fois, la petite lamelle, et ils se poussaient, dérangeaient l’instrument ; puis, n’apercevant que du brouillard, accusaient l’opticien. Ils en arrivèrent à douter du microscope. Les découvertes qu’on lui attribue ne sont peut-être pas si positives ? Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir à son intention des ammonites et des oursins, curiosités dont il était toujours amateur, et fréquentes dans leur pays. Pour les exciter à la géologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrand avec le Discours de Cuvier sur les révolutions du globe. Après ces deux lectures, ils se figurèrent les choses suivantes D’abord une immense nappe d’eau, d’où émergeaient des promontoires tachetés par des lichens, et pas un être vivant, pas un cri. C’était un monde silencieux, immobile et nu ; puis de longues plantes se balançaient dans un brouillard qui ressemblait à la vapeur d’une étuve. Un soleil tout rouge surchauffait l’atmosphère humide. Alors des volcans éclatèrent, les roches ignées jaillissaient des montagnes, et la pâte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea. Troisième tableau dans des mers peu profondes, des îles de madrépores ont surgi ; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des coquilles pareilles à des roues de chariot, des tortues qui ont trois mètres, des lézards de soixante pieds ; des amphibies allongent entre les roseaux leur col d’autruche à mâchoire de crocodile ; des serpents ailés s’envolent. Enfin, sur les grands continents, de grands mammifères parurent, les membres difformes comme des pièces de bois mal équarries, le cuir plus épais que des plaques de bronze, ou bien velus, lippus, avec des crinières et des défenses contournées. Des troupeaux de mammouths broutaient les plaines où fut depuis l’Atlantique ; le paléothérium, moitié cheval, moitié tapir, bouleversait de son groin les fourmilières de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous les châtaigniers à la voix de l’ours des cavernes, qui faisait japper dans sa tanière le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup. Toutes ces époques avaient été séparées les unes des autres par des cataclysmes, dont le dernier était notre déluge. C’était comme une féerie en plusieurs actes, ayant l’homme pour apothéose. Ils furent stupéfaits d’apprendre qu’il existait sur des pierres des empreintes de libellules, de pattes d’oiseaux ; et, ayant feuilleté un des manuels Roret, ils cherchèrent des fossiles. Un après-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande route, M. le curé passa, et, les abordant d’une voix pateline — Ces messieurs s’occupent de géologie ? Fort bien. Car il estimait cette science. Elle confirme l’autorité des Écritures en prouvant le déluge. Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excréments de bêtes, pétrifiés. L’abbé Jeufroy parut surpris du fait ; après tout, s’il avait lieu, c’était une raison de plus d’admirer la Providence. Pécuchet avoua que leurs enquêtes jusqu’alors n’avaient pas été fructueuses ; et cependant les environs de Falaise, comme tous les terrains jurassiques, devaient abonder en débris d’animaux. — J’ai entendu dire, répliqua l’abbé Jeufroy, qu’autrefois on avait trouvé à Villers la mâchoire d’un éléphant. Du reste, un de ses amis, M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archéologue, leur fournirait peut-être des renseignements ! Il avait fait une histoire de Port-en-Bessin, où était notée la découverte d’un crocodile. Bouvard et Pécuchet échangèrent un coup d’œil ; le même espoir leur était venu ; et malgré la chaleur, ils restèrent debout pendant longtemps, à interroger l’ecclésiastique, qui s’abritait sous un parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tête en fermant les paupières. La cloche de l’église tinta l’angélus. — Bien le bonsoir, messieurs ! Vous permettez, n’est-ce pas ? Recommandés par lui, ils attendirent durant trois semaines la réponse de Larsoneur. Enfin elle arriva. L’homme de Villers qui avait déterré la dent de mastodonte s’appelait Louis Bloche ; les détails manquaient. Quant à son histoire, elle occupait un des volumes de l’Académie Lexovienne, et il ne prêtait point son exemplaire, dans la peur de dépareiller sa collection. Pour ce qui était de l’alligator, on l’avait découvert au mois de novembre 1825, sous la falaise des Hachettes, à Sainte-Honorine, près de Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments. L’obscurité enveloppant le mastodonte irrita le désir de Pécuchet. Il aurait voulu se rendre tout de suite à Villers. Bouvard objecta que, pour s’épargner un déplacement peut-être inutile, et à coup sûr dispendieux, il convenait de prendre des informations, et ils écrivirent au maire de l’endroit une lettre, où ils lui demandaient ce qu’était devenu un certain Louis Bloche. Dans l’hypothèse de sa mort, ses descendants ou collatéraux pouvaient-ils les instruire sur sa précieuse découverte ? Quand il la fit, à quelle place de la commune gisait ce document des âges primitifs ? Avait-on des chances d’en trouver d’analogues ? Quel était, par jour, le prix d’un homme ou d’une charrette ? Et ils eurent beau s’adresser à l’adjoint, puis au premier conseiller municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les habitants étaient jaloux de leurs fossiles ? À moins qu’ils ne les vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut résolu. Bouvard et Pécuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite une carriole les transporta de Caen à Bayeux ; de Bayeux ils allèrent à pied jusqu’à Port-en-Bessin. On ne les avait pas trompés. La côte des Hachettes offrait des cailloux bizarres, et, sur les indications de l’aubergiste, ils atteignirent la grève. La marée étant basse, elle découvrait tous ses galets, avec une prairie de goémons jusqu’aux bords des flots. Des vallonnements herbeux découpaient la falaise, composée d’une terre molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates inférieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau en tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait. Elle semblait parfois suspendre son battement ; et on n’entendait plus que le petit bruit des sources. Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient à sauter des trous. Bouvard s’assit près du rivage, et contempla les vagues, ne pensant à rien, fasciné, inerte. Pécuchet le ramena vers la côte pour lui faire voir un ammonite incrusté dans la roche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisèrent, il aurait fallu des instruments, la nuit venait d’ailleurs. Le ciel était empourpré à l’occident et toute la plage couverte d’une ombre. Au milieu des varechs presque noirs, les flaques d’eau s’élargissaient. La mer montait vers eux ; il était temps de rentrer. Le lendemain dès l’aube, avec une pioche et un pic, ils attaquèrent leur fossile dont l’enveloppe éclata. C’était un ammonites nodosus », rongé par les bouts, mais pesant bien seize livres, et Pécuchet, dans l’enthousiasme, s’écria — Nous ne pouvons pas faire moins que de l’offrir à Dumouchel ! Puis ils rencontrèrent des éponges, des térébratules, des orques, et pas de crocodile ! À son défaut, ils espéraient une vertèbre d’hippopotame ou d’ichtyosaure, n’importe quel ossement contemporain du déluge, quand ils distinguèrent à hauteur d’homme, contre la falaise, des contours qui figuraient le galbe d’un poisson gigantesque. Ils délibérèrent sur les moyens de l’obtenir. Bouvard le dégagerait par le haut, tandis que Pécuchet, en dessous, démolirait la roche pour le faire descendre doucement, sans l’abîmer. Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tête, dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait d’un air de commandement. — Eh bien ! quoi ! fiche-nous la paix. Et ils continuèrent leur besogne ; Bouvard sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche ; Pécuchet, les reins pliés, creusant avec son pic. Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les signaux ; ils s’en moquaient bien ! Un corps ovale se bombait sous la terre amincie, et penchait, allait glisser. Un autre individu, avec un sabre, se montra tout à coup. — Vos passeports ? C’était le garde champêtre en tournée, et au même moment survint l’homme de la douane, accouru par une ravine. — Empoignez-les, père Morin ! ou la falaise va s’écrouler ! — C’est dans un but scientifique, répondit Pécuchet. Alors une masse tomba, en les frôlant de si près, tous les quatre, qu’un peu plus ils étaient morts. Quand la poussière fut dissipée, ils reconnurent un mât de navire, qui s’émietta sous la botte du douanier. Bouvard dit en soupirant — Nous ne faisions pas grand mal ! — On ne doit rien faire dans les limites du Génie ! reprit le garde champêtre. D’abord qui êtes-vous pour que je vous dresse procès ? Pécuchet se rebiffa, criant à l’injustice. — Pas de raisons ! suivez-moi ! Dès qu’ils arrivèrent sur le port, une foule de gamins les escorta. Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne ; Pécuchet, très pâle, lançait des regards furieux ; et ces deux étrangers, portant des cailloux dans leurs mouchoirs, n’avaient pas bonne figure. Provisoirement, on les colloqua dans l’auberge, dont le maître, sur le seuil, barrait l’entrée. Puis le maçon réclama ses outils. Ils les payèrent, encore des frais ! et le garde champêtre ne revenait pas ! pourquoi ? Enfin un monsieur, qui avait la croix d’honneur, les délivra ; et ils s’en allèrent, ayant donné leurs noms, prénoms et domicile, avec l’engagement d’être à l’avenir plus circonspects. Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant d’entreprendre des explorations nouvelles, ils consultèrent le Guide du voyageur géologue, par Boné. Il faut avoir, premièrement, un bon havresac de soldat, puis une chaîne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois marteaux, passés dans une ceinture qui se dissimule sous la redingote et vous préserve ainsi de cette apparence originale, que l’on doit éviter en voyage ». Comme bâton, Pécuchet adopta franchement le bâton de touriste, haut de six pieds, à longue pointe de fer. Bouvard préférait une canne-parapluie ou parapluie-polybranches, dont le pommeau se retire pour agrafer la soie, contenue à part dans un petit sac. Ils n’oublièrent pas de forts souliers avec des guêtres, chacun deux paires de bretelles, à cause de la transpiration », et, bien qu’on ne puisse se présenter partout en casquette », ils reculèrent devant la dépense d’un de ces chapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur ». Le même ouvrage donne des préceptes de conduite Savoir la langue du pays que l’on visitera » ; ils la savaient. Garder une tenue modeste » ; c’était leur usage. Ne pas avoir trop d’argent sur soi » ; rien de plus simple. Enfin, pour s’épargner toutes sortes d’embarras, il est bon de prendre la qualité d’ingénieur ! ». — Eh bien ! nous la prendrons ! Ainsi préparés, ils commencèrent leurs courses, étaient absents quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air. Tantôt, sur les bords de l’Orne, ils apercevaient, dans une déchirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers et des bruyères, ou bien ils s’attristaient de ne rencontrer le long du chemin que des couches d’argile. Devant un paysage, ils n’admiraient ni la série des plans, ni la profondeur des lointains, ni les ondulations de la verdure, mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous, la terre ; et toutes les collines étaient pour eux encore une preuve du déluge. À la manie du déluge succéda celle des blocs erratiques. Les grosses pierres, seules dans les champs, devaient provenir de glaciers disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns. Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement ; et quand ils avaient répondu qu’ils étaient des ingénieurs », une crainte leur venait l’usurpation d’un titre pareil pouvait leur attirer des désagréments. À la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs échantillons, mais intrépides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des marches, dans l’escalier, dans la chambre, dans la salle, dans la cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantité de poussière. Ce n’était pas une mince besogne, avant de coller les étiquettes, que de savoir le nom des roches ; la variété des couleurs et du grenu leur faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire. Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dévonien, cambrien, jurassique, comme si les terres désignées par ces mots n’étaient pas ailleurs qu’en Devonshire, près de Cambridge, et dans le Jura ? Impossible de s’y reconnaître ; ce qui est système pour l’un est pour l’autre un étage, pour un troisième une simple assise. Les feuillets des couches s’entremêlent, s’embrouillent ; mais Omalius d’Halloy vous prévient qu’il ne faut pas croire aux divisions géologiques. Cette déclaration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires à polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades à Balleroy, du kaolin à Saint-Blaise, de l’oolithe partout, et cherché de la houille à Cartigny et du mercure à la Chapelle-en-Juger, près Saint-Lô, ils décidèrent une excursion plus lointaine, un voyage au Havre, pour étudier le quartz pyromaque et l’argile de Kimmeridge. À peine descendus du paquebot, ils demandèrent le chemin qui conduit sous les phares ; des éboulements l’obstruaient, il était dangereux de s’y hasarder. Un loueur de voiture les accosta et leur offrit des promenades aux environs Ingouville, Octeville, Fécamp, Lillebonne, Rome s’il le fallait ». Ses prix étaient déraisonnables, mais le nom de Fécamp les avait frappés ; en se détournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat, et ils prirent la gondole de Fécamp pour se rendre au plus loin d’abord. Dans la gondole, Bouvard et Pécuchet firent la conversation avec trois paysans, deux bonnes femmes, un séminariste, et n’hésitèrent pas à se qualifier d’ingénieurs. On s’arrêta devant le bassin. Ils gagnèrent la falaise, et cinq minutes après la frôlèrent pour éviter une grande flaque d’eau avançant comme un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virent une arcade qui s’ouvrait sur une grotte profonde ; elle était sonore, très claire, pareille à une église, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de varech tout le long de ses dalles. Cet ouvrage de la nature les étonna, et, continuant leur chemin en ramassant des coquilles, ils s’élevèrent à des considérations sur l’origine du monde. Bouvard penchait vers le neptunisme ; Pécuchet, au contraire, était plutonien. Le feu central avait brisé la croûte du globe, soulevé les terrains, fait des crevasses. C’est comme une mer intérieure ayant son flux et reflux, ses tempêtes ; une mince pellicule nous en sépare. On ne dormirait pas si l’on songeait à tout ce qu’il y a sous nos talons. Cependant le feu central diminue et le soleil s’affaiblit, si bien que la terre un jour périra de refroidissement. Elle deviendra stérile ; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide carbonique, et aucun être ne pourra subsister. — Nous n’y sommes pas encore, dit Bouvard. — Espérons-le, reprit Pécuchet. N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fût, les assombrit, et, côte à côte, ils marchaient silencieusement sur les galets. La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayée en noir, çà et là, par des lignes de silex, s’en allait vers l’horizon, telle que la courbe d’un rempart ayant cinq lieues d’étendue. Un vent d’est, âpre et froid, soufflait. Le ciel était gris, la mer verdâtre et comme enflée. Du sommet des roches, des oiseaux s’envolaient, tournoyaient, rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se détachant, rebondissait de place en place avant de descendre jusqu’à eux. Pécuchet poursuivait à haute voix ses pensées — À moins que la terre ne soit anéantie par un cataclysme ! On ignore la longueur de notre période. Le feu central n’a qu’à déborder. — Pourtant il diminue. — Cela n’empêche pas ses explosions d’avoir produit l’île Julia, le Monte-Nuovo, bien d’autres encore. Bouvard se rappelait avoir lu ces détails dans Bertrand. — Mais de pareils bouleversements n’arrivent pas en Europe. — Mille excuses, témoin celui de Lisbonne. Quant à nos pays, les mines de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent très bien, en se décomposant, former les bouches volcaniques. Les volcans, d’ailleurs, éclatent toujours près de la mer. Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer au loin une fumée qui montait vers le ciel. — Puisque l’île Julia, reprit Pécuchet, a disparu, des terrains produits par la même cause auront peut-être le même sort. Un îlot de l’Archipel est aussi important que la Normandie, et même que l’Europe. Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme. — Admets, dit Pécuchet, qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche ; les eaux se ruent dans l’Atlantique ; les côtes de la France et de l’Angleterre, en chancelant sur leur base, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est écrasé. Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin ses tempes bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir et la falaise, au-dessus de sa tête, pencher par le sommet. À ce moment, une pluie de graviers déroula d’en haut. Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria de loin — Arrête ! arrête ! la période n’est pas accomplie. Et pour le rattraper, il faisait des sauts énormes, avec son bâton de touriste, tout en vociférant — La période n’est pas accomplie ! la période n’est pas accomplie ! Bouvard, en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait à son dos. C’était comme une tortue avec des ailes qui aurait galopé parmi les roches ; une plus grosse le cacha. Pécuchet y parvint hors d’haleine, ne vit personne, puis retourna en arrière pour gagner les champs par une valleuse » que Bouvard avait prise, sans doute. Ce raidillon étroit était taillé à grandes marches dans la falaise, de la largeur de deux hommes, et luisant comme de l’albâtre poli. À cinquante pieds d’élévation, Pécuchet voulut descendre. La mer battant son plein, il se remit à grimper. Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. À mesure qu’il approchait du troisième, ses jambes devenaient molles. Les couches de l’air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait à l’épigastre ; il s’assit par terre, les yeux fermés, n’ayant plus conscience que des battements de son cœur qui l’étouffaient ; puis il jeta son bâton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son ascension. Mais les trois marteaux tenus à la ceinture lui entraient dans le ventre ; les cailloux dont ses poches étaient bourrées tapaient ses flancs ; la visière de sa casquette l’aveuglait ; le vent redoublait de force. Enfin il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui était monté plus loin, par une valleuse moins difficile. Une charrette les recueillit. Ils oublièrent Étretat. Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au bas d’un journal, un feuilleton intitulé De l’enseignement de la géologie. Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle était comprise à l’époque. Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe, mais la même espèce n’a pas toujours la même durée, et s’éteint plus vite dans tel endroit que dans tel autre. Des terrains de même âge contiennent des fossiles différents, comme des dépôts très éloignés en renferment de pareils. Les fougères d’autrefois sont identiques aux fougères d’à présent. Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les plus anciennes. En résumé, les modifications actuelles expliquent les bouleversements antérieurs. Les mêmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de sauts, et les périodes, affirme Brongniart, ne sont après tout que des abstractions. Cuvier, jusqu’à présent, leur avait apparu dans l’éclat d’une auréole, au sommet d’une science indiscutable. Elle était sapée. La Création n’avait plus la même discipline, et leur respect pour ce grand homme diminua. Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. Tout cela contrariait les idées reçues, l’autorité de l’Église. Bouvard en éprouva comme l’allégement d’un joug brisé. — Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy me répondrait sur le déluge ! Ils le trouvèrent dans son petit jardin, où il attendait les membres du conseil de fabrique, qui devaient se réunir tout à l’heure pour l’acquisition d’une chasuble. — Ces messieurs souhaitent… ? — Un éclaircissement, s’il vous plaît. Et Bouvard commença — Que signifiaient, dans la Genèse, l’abîme qui se rompit » et les cataractes du ciel » ? Car un abîme ne se rompt pas, et le ciel n’a point de cataractes ! L’abbé ferma les paupières, puis répondit qu’il fallait distinguer toujours entre le sens et la lettre. Des choses, qui d’abord vous choquent, deviennent légitimes en les approfondissant. — Très bien ! mais comment expliquer la pluie qui dépassait les plus hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues ! Y pensez-vous ? deux lieues ! une épaisseur d’eau ayant deux lieues ! Et le maire, survenant, ajouta — Saprelotte, quel bain ! — Convenez, dit Bouvard, que Moïse exagère diablement. Le curé avait lu Bonald, et répliqua — J’ignore ses motifs ; c’était, sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples qu’il dirigeait ! — Enfin cette masse d’eau, d’où venait-elle ? — Que sais-je ! L’air s’était changé en pluie, comme il arrive tous les jours. Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriétaire ; et Beljambe l’aubergiste donnait le bras à Langlois l’épicier, qui marchait péniblement à cause de son catarrhe. Pécuchet, sans souci d’eux, prit la parole — Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l’atmosphère, la science nous le démontre, est égal à celui d’une masse d’eau qui ferait autour du globe une enveloppe de dix mètres. Par conséquent, si tout l’air condensé tombait dessus à l’état liquide, il augmenterait bien peu la masse des eaux existantes. Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, écoutaient. Le curé s’impatienta. — Nierez-vous qu’on ait trouvé des coquilles sur les montagnes ? Qui les y a mises, sinon le déluge ? Elles n’ont pas coutume, je crois, de pousser toutes seules dans la terre comme des carottes ! Et ce mot ayant fait rire l’assemblée, il ajouta en pinçant les lèvres — À moins que ce ne soit encore une des découvertes de la science ? Bouvard voulut répondre par le soulèvement des montagnes, la théorie d’Élie de Beaumont. — Connais pas, répondit l’abbé. Foureau s’empressa de dire — Il est de Caen ! Je l’ai vu une fois à la Préfecture ! — Mais si votre déluge, repartit Bouvard, avait charrié des coquilles, on les trouverait brisées à la surface, et non à des profondeurs de trois cents mètres quelquefois. Le prêtre se rejeta sur la véracité des Écritures, la tradition du genre humain, et les animaux découverts dans la glace, en Sibérie. Cela ne prouve pas que l’homme ait vécu en même temps qu’eux ! La Terre, selon Pécuchet, était considérablement plus vieille. — Le Delta du Mississipi remonte à des dizaines de milliers d’années. L’époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de Manéthon… Le comte de Faverges s’avança. Tous firent silence à son approche. — Continuez, je vous prie ! Que disiez-vous ? — Ces messieurs me querellaient, répondit l’abbé. — À propos de quoi ? — Sur la sainte Écriture, monsieur le comte ! Bouvard, de suite, allégua qu’ils avaient droit, comme géologues, à discuter religion. — Prenez garde, dit le comte ; vous savez le mot, cher monsieur un peu de science en éloigne, beaucoup y ramène. Et d’un ton à la fois hautain et paternel — Croyez-moi ! vous y reviendrez ! vous y reviendrez ! — Peut-être ! mais que penser d’un livre où l’on prétend que la lumière a été créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule cause de la lumière ! — Vous oubliez celle qu’on appelle boréale, dit l’ecclésiastique. Bouvard, sans répondre à l’objection, nia fortement qu’elle ait pu être d’un côté et les ténèbres de l’autre ; qu’il y ait eu un soir et un matin, quand les astres n’existaient pas, et que les animaux aient apparu tout à coup, au lieu de se former par cristallisation. Comme les allées étaient trop petites, en gesticulant, on marchait dans les plates-bandes. Langlois fut pris d’une quinte de toux. Le capitaine criait — Vous êtes des révolutionnaires ! Girbal — La paix ! la paix ! Le prêtre — Quel matérialisme ! Foureau — Occupons-nous plutôt de notre chasuble ! — Non ! Laissez-moi parler ! Et Bouvard, s’échauffant, alla jusqu’à dire que l’homme descendait du singe ! Tous les fabriciens se regardèrent, fort ébahis et comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des singes. Bouvard reprit — En comparant le fœtus d’une femme, d’une chienne, d’un oiseau, d’une grenouille… — Assez ! — Moi je vais plus loin ! s’écria Pécuchet ; l’homme descend des poissons ! Des rires éclatèrent. Mais sans se troubler — Le Telliamed ! un livre arabe !… — Allons, messieurs, en séance ! Et on entra dans la sacristie. Les deux compagnons n’avaient pas roulé l’abbé Jeufroy comme ils l’auraient cru ; aussi Pécuchet lui trouva-t-il le cachet du jésuitisme ». Sa lumière boréale les inquiétait cependant ; ils la cherchèrent dans le manuel de d’Orbigny. C’est une hypothèse pour expliquer comment les végétaux fossiles de la baie de Baffin ressemblent aux plantes équatoriales. On suppose, à la place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont les aurores boréales ne sont peut-être que les vestiges. Puis un doute leur vint sur la provenance de l’Homme, et, embarrassés, il songèrent à Vaucorbeil. Ses menaces n’avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux l’un après l’autre. Bouvard l’épia, et l’ayant arrêté, dit qu’il voulait lui soumettre un point curieux d’anthropologie. — Croyez-vous que le genre humain descende des poissons ? — Quelle bêtise ! — Plutôt des singes, n’est-ce pas ? — Directement, c’est impossible ! À qui se fier ? Car enfin, le docteur n’était pas un catholique ! Ils continuèrent leurs études, mais sans passion, étant las de l’éocène et du miocène, du Mont-Jurillo, de l’île Julia, des mammouths de Sibérie et des fossiles invariablement comparés, dans tous les auteurs, à des médailles qui sont des témoignages authentiques », si bien qu’un jour Bouvard jeta son havresac par terre, en déclarant qu’il n’irait pas plus loin. La géologie était trop défectueuse ! À peine connaissons-nous quelques endroits de l’Europe. Quant au reste, avec le fond des océans, on l’ignorera toujours. Enfin Pécuchet ayant prononcé le mot de règne minéral — Je n’y crois pas au règne minéral ! puisque des matières organiques ont pris part à la formation du silex, de la craie, de l’or peut-être ! Le diamant n’a-t-il pas été du charbon ? la houille un assemblage de végétaux ? En la chauffant à je ne sais plus combien de degrés, on obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule, tout se transforme. La création est faite d’une manière ondoyante et fugace ; mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! Il se coucha sur le dos et se mit à sommeiller, pendant que Pécuchet, la tête basse et un genou dans les mains, se livrait à ses réflexions. Une lisière de mousse bordait un chemin creux, ombragé par des frênes, dont les cimes légères tremblaient ; des angéliques, des menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, épicées ; l’atmosphère était lourde ; et Pécuchet, dans une sorte d’abrutissement, rêvait aux existences innombrables éparses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachées sous le gazon, à la sève des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, à toute la nature, sans chercher à découvrir ses mystères, séduit par sa force, perdu dans sa grandeur. — J’ai soif ! dit Bouvard en se réveillant. — Moi de même ! Je boirais volontiers quelque chose ! — C’est facile, reprit un homme qui passait en manches de chemise, avec une planche sur l’épaule. Et ils reconnurent ce vagabond, à qui Bouvard autrefois avait donné un verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en accroche-cœur, la moustache bien cirée, et dandinait sa taille d’une façon parisienne. Après cent pas environ, il ouvrit la barrière d’une cour, jeta sa planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine. — Mélie ! es-tu là, Mélie ? Une jeune fille parut ; sur son commandement, alla tirer de la boisson », et revint près de la table servir ces messieurs. Ses bandeaux, de la couleur des blés, dépassaient un béguin de toile grise. Tous ses pauvres vêtements descendaient le long de son corps sans un pli et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose de délicat, de champêtre et d’ingénu. — Elle est gentille, hein ! dit le menuisier, pendant qu’elle apportait des verres. Si on ne jurerait pas une demoiselle costumée en paysanne ! et rude à l’ouvrage, pourtant ! Pauvre petit cœur, va ! quand je serai riche, je t’épouserai ! — Vous dites toujours des bêtises, monsieur Gorju, répondit-elle d’une voix douce, sur un accent traînard. Un valet d’écurie vint prendre de l’avoine dans un vieux coffre, et laissa retomber le couvercle si brutalement qu’un éclat de bois en jaillit. Gorju s’emporta contre la lourdeur de tous ces gars de la campagne », puis, à genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. Pécuchet, en voulant l’aider, distingua sous la poussière des figures de personnages. C’était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des pampres dans les coins ; et des colonnettes divisaient sa devanture en cinq compartiments. On voyait au milieu Vénus-Anadyomène debout sur une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, Circé et ses pourceaux, les filles de Loth enivrant leur père ; tout cela délabré, rongé de mites, et même le panneau de droite manquait. Gorju prit une chandelle pour mieux faire voir à Pécuchet celui de gauche, qui présentait, sous l’arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort indécente. Bouvard également admira le bahut. — Si vous y tenez, on vous le cèderait à bon compte. Ils hésitaient, vu les réparations. Gorju pouvait les faire, étant de son métier ébéniste. — Allons ! Venez ! Et il entraîna Pécuchet vers la masure, où Mme Castillon, la maîtresse, étendait du linge. Mélie, quand elle eut lavé ses mains, prit sur le bord de la fenêtre son métier à dentelles, s’assit en pleine lumière, et travailla. Le linteau de la porte l’encadrait. Les fuseaux se débrouillaient sous ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait penché. Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages qu’on lui donnait. Elle était de Ouistreham, n’avait plus de famille, gagnait une pistole par mois ; enfin, elle lui plut tellement, qu’il désira la prendre à son service pour aider la vieille Germaine. Pécuchet reparut avec la fermière, et pendant qu’ils continuaient leur marchandage, Bouvard demanda tout bas à Gorju si la petite bonne consentirait à devenir sa servante. — Parbleu ! — Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami. — Eh bien, je ferai en sorte ; mais n’en parlez pas ! à cause de la bourgeoise. Le marché venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le raccommodage on s’entendrait. À peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement à Mélie. Pécuchet s’arrêta afin de mieux réfléchir, ouvrit sa tabatière, huma une prise, et, s’étant mouché — Au fait, c’est une idée ! mon Dieu, oui ! pourquoi pas ? D’ailleurs, tu es le maître ! Dix minutes après, Gorju se montra sur le haut-bord d’un fossé, et les interpellant — Quand faut-il que je vous apporte le meuble ? — Demain ! — Et pour l’autre question, êtes-vous décidés ? — Convenu ! répondit Pécuchet. IV Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues ; et leur maison ressemblait à un musée. Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens de géologie encombraient l’escalier ; et une chaîne énorme s’étendait par terre tout le long du corridor. Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne couchaient pas et condamné l’entrée extérieure de la seconde, pour ne faire de ces deux pièces qu’un même appartement. Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait à une auge de pierre un sarcophage gallo-romain, puis les yeux étaient frappés par de la quincaillerie. Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une plaque de foyer qui représentait un moine caressant une bergère. Sur des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus rares la carcasse d’un bonnet de Cauchoise, deux urnes d’argile, des médailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cote de mailles ornait la cloison à droite ; et en dessous, des pointes maintenaient horizontalement une hallebarde, pièce unique. La seconde chambre, où l’on descendait par deux marches, renfermait les anciens livres apportés de Paris, et ceux qu’en arrivant ils avaient découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils l’appelaient la bibliothèque. L’arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d’un nid. Deux noix de coco appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence, que chevauchait un paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime rendu par un canard. Devant la bibliothèque se carrait une commode en coquillages, avec des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une souris dans sa gueule, pétrification de Saint-Allyre, une boîte à ouvrage en coquilles mêmement, et sur cette boîte, une carafe d’eau-de-vie contenait une poire de bon-chrétien. Mais le plus beau, c’était, dans l’embrasure de la fenêtre, une statue de saint Pierre ! Sa main droite couverte d’un gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de lis agrémentaient, était bleu-ciel, et sa tiare, très jaune, pointue comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la bouche béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un baldaquin fait d’un vieux tapis où l’on distinguait deux Amours dans un cercle de roses, et à ses pieds, comme une colonne, se levait un pot à beurre, portant ces mots en lettres blanches sur un fond chocolat Exécuté devant S. A. R. Monseigneur le duc d’Angoulême, à Noron, le 3 octobre 1817 ». Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade, et parfois même il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour allonger la perspective. Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut Renaissance. Il n’était pas achevé, Gorju y travaillait encore, varlopant les panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant. À onze heures, il déjeunait, causait ensuite avec Mélie, et souvent ne reparaissait plus de toute la journée. Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et Pécuchet s’étaient mis en campagne. Ce qu’ils rapportaient ne convenait pas. Mais ils avaient rencontré une foule de choses curieuses. Le goût des bibelots leur était venu, puis l’amour du moyen âge. D’abord ils visitèrent les cathédrales ; et les hautes nefs se mirant dans l’eau des bénitiers, les verreries éblouissantes comme des tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour incertain des cryptes, tout, jusqu’à la fraîcheur des murailles, leur causa un frémissement de plaisir, une émotion religieuse. Bientôt ils furent capables de distinguer les époques, et, dédaigneux des sacristains, ils disaient — Ah ! une abside romane !… Cela est du XIIe siècle ! voilà que nous retombons dans le flamboyant ! Ils tâchaient de comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux, comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs. Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoire grotesque qui terminent les ceintures de Feugerolles ; et pour l’exubérance de l’homme obscène couvrant un des meneaux d’Hérouville, cela prouvait, suivant Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole. Ils arrivèrent à ne plus tolérer la moindre marque de décadence. Tout était de la décadence et ils déploraient le vandalisme, tonnaient contre le badigeon. Mais le style d’un monument ne s’accorde pas toujours avec la date qu’on lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siècle, domine encore dans la Provence. L’ogive est peut-être fort ancienne ! et des auteurs contestent l’antériorité du roman sur le gothique. Ce défaut de certitude les contrariait. Après les églises ils étudièrent les châteaux forts, ceux de Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse, et parvenus au sommet, ils voyaient d’abord toute la campagne, puis les toits de la ville, les rues s’entrecroisant, des charrettes sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dévalait à pic jusqu’aux broussailles des douves et ils pâlissaient en songeant que des hommes avaient monté là, suspendus à des échelles. Ils se seraient risqués dans les souterrains ; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et Pécuchet la crainte des vipères. Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay, Lemarnion, Argouge. Parfois à l’angle des bâtiments, derrière le fumier se dresse une tour carlovingienne. La cuisine garnie de bancs en pierre, fait songer à des ripailles féodales. D’autres ont un aspect exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des meurtrières sous l’escalier, de longues tourelles à pans aigus. Puis on arrive dans un appartement, où une fenêtre du temps des Valois, ciselée comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet des grains de colza répandus. Des abbayes servent de granges. Les inscriptions des pierres tombales sont effacées. Au milieu des champs, un pignon reste debout, et du haut en bas est revêtu d’un lierre que le vent fait trembler. Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d’étain, une boucle de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d’argent les retenait. Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un étameur, un vitrail gothique et il fut assez grand pour couvrir, près du fauteuil, la partie droite de la croisée jusqu’au deuxième carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un effet splendide. Avec un bas d’armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous le vitrail, car il flattait leur manie. Elle était si forte qu’ils regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme la maison de plaisance des évêques de Séez. Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre. Ils en cherchèrent la place inutilement. Le village de Montrecy contient un pré célèbre par des trouvailles de médailles qu’on y a découvertes autrefois. Ils comptaient y faire une belle récolte. Le gardien leur en refusa l’entrée. Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu’on y avait introduits, reparurent à Vaucelles, en grognant Can, can, can », d’où est venu le nom de la ville. Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacrifice. À l’auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un déjeuner pour la somme de quatre sols. Ils y firent le même repas, et constatèrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça ! Quel est le fondateur de l’abbaye de Sainte-Anne ? Existe-t-il une parenté entre Marin Onfroy, qui importa, au XIIe siècle, une nouvelle sorte de pomme de terre, et Onfroy, gouverneur d’Hastings, à l’époque de la conquête ? Comment se procurer l’Astucieuse Pythonisse, comédie en vers d’un certain Dutrezor, faite à Bayeux, et actuellement des plus rares ? Sous Louis XIV, Hérambert Dupaty, ou Dupastis Hérambert composa un ouvrage, qui n’a jamais paru, plein d’anecdotes sur Argentan il s’agissait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mémoires autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultés pour l’histoire inédite de Laigle, par Louis Dasprès, desservant de Saint-Martin ? Autant de problèmes, de points curieux à éclaircir. Mais souvent un faible indice met sur la voie d’une découverte inappréciable. Donc, ils revêtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l’éveil, et, sous l’apparence de colporteurs, ils se présentaient dans les maisons, demandant à acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas. C’étaient des cahiers d’école, des factures, d’anciens journaux, rien d’utile. Enfin, Bouvard et Pécuchet s’adressèrent à Larsoneur. Il était perdu dans le celticisme, et, répondant sommairement à leurs questions, en fit d’autres. Avaient-ils observé autour d’eux des traces de la religion du chien, comme on en voit à Montargis ? et des détails spéciaux, sur les feux de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc. ? Il les priait même de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en silex, appelées alors des celtae et que les druides employaient dans leurs criminels holocaustes ». Par Gorju, ils s’en procurèrent une douzaine, lui expédièrent la moins grande, les autres enrichirent le muséum. Ils s’y promenaient avec amour, le balayaient eux-mêmes, en avaient parlé à toutes leurs connaissances. Un après-midi, Mme Bordin et M. Marescot se présentèrent pour le voir. Bouvard les reçut, et commença la démonstration par le vestibule. La poutre n’était rien moins que l’ancien gibet de Falaise, d’après le menuisier qui l’avait vendue, lequel tenait ce renseignement de son grand-père. La grosse chaîne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaînes des bornes devant les cours d’honneur. Bouvard était convaincu qu’elle servait autrefois à lier les captifs, et il ouvrit la porte de la première chambre. — Pourquoi toutes ces tuiles ? s’écria Mme Bordin. — Pour chauffer les étuves ; mais un peu d’ordre, s’il vous plaît. Ceci est un tombeau découvert dans une auberge où on l’employait comme abreuvoir. Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines d’une terre qui était de la cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs. — Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres ! Effectivement c’était un peu sérieux pour une dame, et alors il tira d’un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d’argent. Mme Bordin demanda au notaire quelle somme aujourd’hui cela pourrait valoir. La cotte de maille qu’il examinait lui échappa des doigts, des anneaux se rompirent. Bouvard dissimula son mécontentement. Il eut même l’obligeance de décrocher la hallebarde, et, se courbant, levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les jarrets d’un cheval, de pointer comme à la baïonnette, d’assommer un ennemi. La veuve, intérieurement, le trouvait un rude gaillard. Elle fut enthousiasmée par la commode en coquillages. Le chat de Saint-Allyre l’étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins ; puis, arrivant à la cheminée — Ah ! voilà un chapeau qui aurait besoin de raccommodage. Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords. C’était celui d’un chef de voleurs sous le Directoire, David de La Bazoque, pris en trahison et tué immédiatement. — Tant mieux, on a bien fait, dit Mme Bordin. Marescot souriait devant les objets d’une façon dédaigneuse. Il ne comprenait pas cette galoche qui avait été l’enseigne d’un marchand de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet de cidre, et le Saint-Pierre, franchement, était lamentable avec sa physionomie d’ivrogne. Mme Bordin fit cette remarque — Il a dû vous coûter bon, tout de même. — Oh ! pas trop, pas trop. Un couvreur d’ardoises l’avait donné pour quinze francs. Ensuite elle blâma, vu l’inconvenance, le décolletage de la dame en perruque poudrée. — Où est le mal ? reprit Bouvard, quand on possède quelque chose de beau. Et il ajouta plus bas — Comme vous, je suis sûr. Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille Croixmare. Elle ne répondit rien, mais se mit à jouer avec sa longue chaîne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage, et, les cils un peu rapprochés, elle baissait le menton, comme une tourterelle qui se rengorge ; puis, d’un air ingénu — Comment s’appelait cette dame ? On l’ignore ; c’est une maîtresse du Régent, vous savez, celui qui a fait tant de farces. — Je crois bien ; les mémoires du temps… Et le notaire, sans finir sa phrase, déplora cet exemple d’un prince entraîné par ses passions. — Mais vous êtes tous comme ça ! Les deux hommes se récrièrent, et un dialogue s’ensuivit sur les femmes, sur l’amour. Marescot affirma qu’il existe beaucoup d’unions heureuses ; parfois même, sans qu’on s’en doute, on a près de soi ce qu’il faudrait pour son bonheur. L’allusion était directe. Les joues de la veuve s’empourprèrent ; mais se remettant presque aussitôt — Nous n’avons plus l’âge des folies, n’est-ce pas monsieur Bouvard ? — Eh ! eh ! moi, je ne dis pas ça. Et il offrit son bras pour revenir dans l’autre chambre. — Faites attention aux marches. Très bien. Maintenant, observez le vitrail. On y distinguait un manteau d’écarlate et les deux ailes d’un ange. Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en équilibre les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres s’allongeaient, Mme Bordin était devenue sérieuse. Bouvard s’éloigna et reparut affublé d’une couverture de laine, puis s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie ; et il avait conscience de cet effet, car il dit — Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen âge ? Ensuite il leva le front obliquement, les yeux noyés ; faisant prendre à sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la voix grave de Pécuchet — N’aie pas peur, c’est moi. Et il entra la tête complètement recouverte d’un casque un pot de fer à oreillons pointus. Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout. Une minute se passa dans l’ébahissement. Mme Bordin parut un peu froide à Pécuchet. Cependant il voulut savoir si on lui avait tout montré. — Il me semble. Et désignant la muraille — Ah ! pardon, nous aurons ici un objet que l’on restaure en ce moment. La veuve et Marescot se retirèrent. Les deux amis avaient imaginé de feindre une concurrence. Ils allaient en courses l’un sans l’autre, le second faisant des offres supérieures à celles du premier. Pécuchet ainsi venait d’obtenir le casque. Bouvard l’en félicita et reçut des éloges à propos de la couverture. Mélie, avec des cordons, l’arrangea en manière de froc. Ils le mettaient à tour de rôle, pour recevoir les visites. Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis de personnes inférieures Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu’aux servantes des voisins ; et chaque fois ils recommençaient leurs explications, montraient la place où serait le bahut, affectaient de la modestie, réclamaient de l’indulgence pour l’encombrement. Pécuchet, ces jours-là, portait le bonnet de zouave qu’il avait autrefois à Paris, l’estimant plus en rapport avec le milieu artistique. À un certain moment, il se coiffait du casque et le penchait sur la nuque, afin de dégager son visage. Bouvard n’oubliait pas la manœuvre de la hallebarde ; enfin, d’un coup d’œil, ils se demandaient si le visiteur méritait que l’on fît le moine du moyen âge ». Quelle émotion quand s’arrêta devant leur grille la voiture de M. de Faverges ! Il n’avait qu’un mot à dire. Voici la chose Hurel, son homme d’affaires, lui avait appris que, cherchant partout des documents, ils avaient acheté de vieux papiers à la ferme de la Aubrye. Rien de plus vrai. N’y avaient-ils pas découvert des lettres du baron de Gonneval, ancien aide de camp du duc d’Angoulême, et qui avait séjourné à la Aubrye ? On désirait cette correspondance pour des intérêts de famille. Elle n’était pas chez eux, mais ils détenaient une chose qui l’intéressait, s’il daignait les suivre jusqu’à leur bibliothèque. Jamais pareilles bottes vernies n’avaient craqué dans le corridor. Elles se heurtèrent contre le sarcophage. Il faillit même écraser plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches, — et parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le baldaquin, devant le saint Pierre, le pot à beurre exécuté à Noron. Bouvard et Pécuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait servir. Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musée. Il répétait Charmant ! très bien ! » tout en se donnant sur la bouche de petits coups avec le pommeau de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait d’avoir sauvé ces débris du moyen âge, époque de foi religieuse et de dévouements chevaleresques. Il aimait le progrès, et se fût livré, comme eux, à ces études intéressantes ; mais la politique, le conseil général, l’agriculture, un véritable tourbillon l’en détournait. — Après vous, toutefois, on n’aurait que des glanes, car bientôt vous aurez pris toutes les curiosités du département. — Sans amour-propre, nous le pensons, dit Pécuchet. Cependant on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par exemple ; il y avait contre le mur du cimetière, dans la ruelle, un bénitier enfoui sous les herbes depuis un temps immémorial. Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard signifiant est-ce la peine ? » mais déjà le comte ouvrait la porte. Mélie, qui se trouvait derrière, s’enfuit brusquement. Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa pipe, les bras croisés. — Vous employez ce garçon ? Hum ! un jour d’émeute je ne m’y fierais pas. Et M. de Faverges remonta dans son tilbury. Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur ? Ils la questionnèrent, et elle conta qu’elle avait servi dans sa ferme. C’était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneurs quand ils étaient venus, deux ans plus tôt. On l’avait prise comme aide au château et renvoyée par suite de faux rapports ». Pour Gorju, que lui reprocher ? Il était fort habile et leur marquait infiniment de considération. Le lendemain, dès l’aube, ils se rendirent au cimetière. Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna. Ils arrachèrent quelques orties et découvrirent une cuvette en grès, un font baptismal où des plantes poussaient. On n’a pas coutume cependant d’enfouir les fonts baptismaux hors des églises. Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyèrent le tout à Larsoneur. Sa réponse fut immédiate. — Victoire, mes chers confrères ! Incontestablement c’est une cuve druidique. Toutefois qu’ils y prissent garde ! La hache était douteuse, et autant pour lui que pour eux-mêmes il leur indiquait une série d’ouvrages à consulter. Larsoneur confessait en post-scriptum son envie de connaître cette cuve, ce qui aurait lieu, à quelques jours, quand il ferait le voyage de la Bretagne. Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l’archéologie celtique. D’après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk et Kron, Taranis Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les Eaux, et par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne des païens. Car Saturne, quand il régnait en Phénicie, épousa une nymphe nommée Anobret, dont il eut un enfant appelé Jeüd, et Anobret a les traits de Sara, Jeüd fut sacrifié ou près de l’être comme Isaac ; donc Saturne est Abraham, d’où il faut conclure que la religion des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs. Leur société était fort bien organisée. La première classe de personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi ; la deuxième les jurisconsultes, et dans la troisième, la plus haute, se rangeaient, suivant Taillepied, les diverses manières de philosophes », c’est-à-dire les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages, Bardes et Vates. Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d’autres enseignaient la Botanique, la Médecine, l’Histoire et la Littérature, bref tous les arts de leur époque ». Pythagore et Platon furent leurs élèves. Ils apprirent la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, l’aruspicine aux Étrusques, et, aux Romains, l’étamage du cuivre et le commerce des jambons. Mais de ce peuple, qui dominait l’ancien monde, il ne reste que des pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en galeries, ou formant des enceintes. Bouvard et Pécuchet, pleins d’ardeur, étudièrent successivement la pierre du Post à Ussy, la Pierre-Couplée au Guest, la Pierre du Darier, près de Laigle, d’autres encore ! Tous ces blocs, d’une égale insignifiance, les ennuyèrent promptement ; et un jour qu’ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient s’en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de hêtres, encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux ou à de monstrueuses tortues. La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se relève, et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu’à terre ; c’était pour l’écoulement du sang, impossible d’en douter ! Le hasard ne fait pas de ces choses. Les racines des arbres s’entremêlaient à ces socles abrupts. Un peu de pluie tombait ; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands fantômes. Il était facile d’imaginer sous les feuillages les prêtres en tiare d’or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les bras attachés dans le dos, et, sur le bord de la cuve, la druidesse observant le ruisseau rouge, pendant qu’autour d’elle la foule hurlait, au tapage des cymbales et des buccins faits d’une corne d’auroch. Tout de suite, leur plan fut arrêté. Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière, marchant comme des voleurs, dans l’ombre des maisons. Les persiennes étaient closes et les masures tranquilles ; pas un chien n’aboya. Gorju les accompagnait ; ils se mirent à l’ouvrage. On n’entendait que le bruit des cailloux heurtés par la bêche qui creusait le gazon. Le voisinage des morts leur était désagréable ; l’horloge de l’église poussait un râle continu, et la rosace de son tympan avait l’air d’un œil épiant les sacrilèges. Enfin, ils emportèrent la cuve. Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de l’opération. L’abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire l’honneur d’une visite ; et les ayant introduits dans sa petite salle, il les regarda singulièrement. Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière décorée de bouquets jaunes. Pécuchet la vanta, ne sachant que dire. — C’est un vieux Rouen, reprit le curé, un meuble de famille. Les amateurs le considèrent, M. Marescot surtout. Pour lui, grâce à Dieu, il n’avait pas l’amour des curiosités ; et comme ils semblaient ne pas comprendre, il déclara les avoir aperçus lui-même dérobant le font baptismal. Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L’objet en question n’était plus d’usage. N’importe ! ils devaient le rendre. Sans doute ! Mais au moins, qu’on leur permît de faire venir un peintre pour le dessiner. — Soit, messieurs. — Entre nous, n’est-ce pas ? dit Bouvard, sous le sceau de la confession ! L’ecclésiastique, en souriant les rassura d’un geste. Ce n’était pas lui qu’ils craignaient, mais plutôt Larsoneur. Quand il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve, et ses bavardages iraient jusqu’aux oreilles du gouvernement. Par prudence, ils la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la cahute, dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler. La possession d’un tel morceau les attachait au celticisme de la Normandie. Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l’Orne, s’écrit parfois Saïs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par le taureau, importation du bœuf Apis. Le nom latin de Bellocastes, qui était celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire de Bélus. Bélus et Osiris même divinité. Rien ne s’oppose », dit Mangou de la Londe, à ce qu’il y ait eu, près de Bayeux, des monuments druidiques. » Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays où les Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter-Ammon. » Donc, il y avait un temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en renferment. En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma, aux environs de Bayeux, plusieurs vases d’argile pleins d’ossements, et conclut d’après la tradition et les autorités évanouies que cet endroit, une nécropole, était le mont Faunus, où l’on a enterré le Veau d’or. Cependant le Veau d’or fut brûlé et avalé, à moins que la Bible ne se trompe ! Premièrement, où est le mont Faunus ? Les auteurs ne l’indiquent pas. Les indigènes n’en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des fouilles ; et, dans ce but, ils envoyèrent à M. le Préfet une pétition qui n’eut pas de réponse. Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n’était pas une colline, mais un tumulus ? Que signifiaient les tumulus ? Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fœtus dans le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc le tumulus symbolise l’organe femelle, comme la pierre levée est l’organe mâle. En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin ce qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot. Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des routes, et même les arbres avaient la signification de phallus, et pour Bouvard et Pécuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient — À qui trouvez-vous que cela ressemble ? Puis confiaient le mystère, et, si l’on se récriait, ils levaient de pitié les épaules. Un soir qu’ils rêvaient aux dogmes des druides, l’abbé se présenta, discrètement. Tout de suite ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail ; mais il leur tardait d’arriver à un compartiment nouveau, celui des phallus. L’ecclésiastique les arrêta, jugeant l’exhibition indécente. Il venait réclamer ses fonts baptismaux. Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d’en prendre un moulage. — Le plus tôt sera le mieux, dit l’abbé. Puis il causa de choses indifférentes. Pécuchet qui s’était absenté une minute, lui glissa dans la main un napoléon. Le prêtre fit un mouvement en arrière. — Ah ! pour vos pauvres ! Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la pièce d’or dans sa soutane. Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices ! jamais de la vie ! Ils voulaient même apprendre l’hébreu, qui est la langue mère du celtique, à moins qu’elle n’en dérive ! et ils allaient faire le voyage de la Bretagne, en commençant par Rennes, où ils avaient un rendez-vous avec Larsoneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de l’Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine Artémise, quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en homme grossier qu’il était. — Ce n’est pas tout ça, mes petits pères ! Il faut le rendre ! — Quoi donc ! — Farceurs ! je sais bien que vous le cachez ! On les avait trahis. Ils répliquèrent qu’ils le détenaient avec la permission de monsieur le curé. — Nous allons voir. Et Foureau s’éloigna. Il revint, une heure après. — Le curé dit que non ! Venez vous expliquer. Ils s’obstinèrent. D’abord, on n’avait pas besoin de ce bénitier, qui n’était pas un bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu’il appartenait à la commune. Ils proposèrent même de l’acheter. — Et d’ailleurs, c’est mon bien ! répétait Pécuchet. Les vingt francs, acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat ; et s’il fallait comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux serment ! Pendant ces débats, il avait revu la soupière, plusieurs fois ; et dans son âme s’était développé le désir, la soif de posséder cette faïence. Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non. Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda. Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La cuve décora le porche de l’église ; et ils se consolèrent de ne plus l’avoir par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la valeur. Mais la soupière leur inspira le goût des faïences nouveau sujet d’études et d’explorations dans la campagne. C’était l’époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats de Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns, et tirait de là comme une réputation d’artiste, préjudiciable à son métier, mais qu’il rachetait par des côtés sérieux. Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il vint leur proposer un échange. Pécuchet s’y refusa. — N’en parlons plus ! Et Marescot examina leur céramique. Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un fond d’une blancheur malpropre, et quelques-unes étalaient leur corne d’abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le cœur, dans le sinus de la redingote. Marescot en fit l’éloge, parla des autres faïences, de l’hispano-arabe, de la hollandaise, de l’anglaise, de l’italienne ; et les ayant éblouis par son érudition — Si je revoyais votre soupière ? Il la fit sonner d’un coup de doigt, puis contempla les deux S peints sous le couvercle. — La marque de Rouen ! dit Pécuchet. — Oh ! oh ! Rouen, à proprement parler, n’avait pas de marque. Quand on ignorait Moustiers, toutes les faïences françaises étaient de Nevers. De même pour Rouen, aujourd’hui ! D’ailleurs on l’imite dans la perfection à Elbeuf. — Pas possible ! — On imite bien les majoliques ! Votre pièce n’a aucune valeur, et j’allais faire, moi, une belle sottise ! Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s’affaissa dans le fauteuil, prostré ! — Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu t’exaltes ! tu t’emportes toujours. — Oui ! je m’emporte. Et Pécuchet empoignant la soupière, la jeta loin de lui, contre le sarcophage. Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux, un à un ; et, quelque temps après, eut cette idée — Marescot, par jalousie, pourrait bien s’être moqué de nous ! — Comment ? — Rien ne m’assure que la soupière ne soit pas authentique ! tandis que les autres pièces, qu’il a fait semblant d’admirer, sont fausses peut-être ? Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets. Ce n’était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles. Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus vite le raccommodage du meuble. La perspective d’un déplacement le contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu’ils comptaient voir — Je connais mieux, leur dit-il ; en Algérie, dans le Sud, près des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités. Il fit même la description d’un tombeau, ouvert devant lui, par hasard, et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour des jambes. Larsoneur, qu’ils instruisirent du fait, n’en voulut rien croire. Bouvard approfondit la matière, et le relança. Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes, tandis que ces mêmes Gaulois étaient civilisés au temps de Jules César ? Sans doute ils proviennent d’un peuple plus ancien. Une telle hypothèse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme. N’importe ! rien ne dit que ces monuments soient l’œuvre des Gaulois. Montrez-nous un texte ! » L’académicien se fâcha, ne répondit plus ; et ils en furent bien aises, tant les Druides les ennuyaient. S’ils ne savaient à quoi s’en tenir sur la céramique et sur le celticisme, c’est qu’ils ignoraient l’histoire, particulièrement l’histoire de France. L’ouvrage d’Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque ; mais la suite des rois fainéants les amusa fort peu. La scélératesse des maires du palais ne les indigna point ; et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par l’ineptie de ses réflexions. Alors ils demandèrent à Dumouchel quelle est la meilleure Histoire de France ». Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et leur expédia les lettres d’Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de Genoude. D’après cet écrivain, la royauté, la religion et les assemblées nationales, voilà les principes » de la nation française, lesquels remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les Capétiens, d’accord avec le peuple, s’efforcèrent de les maintenir. Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi, pour vaincre le protestantisme, dernier effort de la féodalité, et 89 est un retour vers la constitution de nos aïeux. Pécuchet admira ses idées. Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d’abord — Qu’est-ce que tu me chantes, avec ta nation française ! puisqu’il n’existait pas de France, ni d’assemblées nationales ! et les Carlovingiens n’ont rien usurpé du tout ! et les rois n’ont pas affranchi les communes ! Lis toi-même. Pécuchet se soumit à l’évidence, et bientôt le dépassa en rigueur scientifique ! Il se serait cru déshonoré s’il avait dit Charlemagne et non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig. Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se rejoindre les deux bouts de l’histoire de France, si bien que le milieu est du remplissage ; et pour en avoir le cœur net, ils prirent la collection de Buchez et Roux. Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de catholicisme les écœura ; les détails trop nombreux empêchaient de voir l’ensemble. Ils recoururent à M. Thiers. C’était pendant l’été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix caverneuse, sans fatigue, ne s’arrêtant que pour plonger les doigts dans sa tabatière. Bouvard l’écoutait la pipe à la bouche, les jambes ouvertes, le haut du pantalon déboutonné. Des vieillards leur avaient parlé de 93 ; et des souvenirs presque personnels animaient les plates descriptions de l’auteur. Dans ce temps-là, les grandes routes étaient couvertes de soldats qui chantaient la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois arrivait un flot d’hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d’une pique une tête décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune de la Convention dominait un nuage de poussière, où des visages furieux hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour, près du bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil à des coups de mouton. Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûrs se balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards autour d’eux, ils savouraient cette tranquillité. Quel dommage que dès le commencement, on n’ait pu s’entendre ! Car si les royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des malheurs ne seraient pas arrivés ! À force de bavarder là-dessus, ils se passionnèrent. Bouvard, esprit libéral et cœur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien. Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclara sans-culotte et même robespierriste. Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents, le culte de l’Être Suprême. Bouvard préférait celui de la Nature. Il aurait salué avec plaisir l’image d’une grosse femme, versant de ses mamelles à ses adorateurs, non pas de l’eau, mais du chambertin. Pour avoir plus de faits à l’appui de leurs arguments, ils se procurèrent d’autres ouvrages. Montgaillard, Prudhomme, Gallois, Lacretelle, etc. ; et les contradictions de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa cause. Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus pour faire des motions qui perdraient la République, et selon Pécuchet, Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois. — Jamais de la vie ! Explique-moi plutôt pourquoi la sœur de Robespierre avait une pension de Louis XVIII ? — Pas du tout ! c’était de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça, quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort d’Égalité, eut avec lui une conférence secrète ? Je veux qu’on réimprime, dans les mémoires de la Campan, les paragraphes supprimés ! Le décès du dauphin me paraît louche. La poudrière de Grenelle en sautant tua deux mille personnes ! Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise ! Car Pécuchet n’était pas loin de la connaître, et rejetait tous les crimes sur les manœuvres des aristocrates, l’or de l’étranger. Dans l’esprit de Bouvard, Montez au ciel, fils de saint Louis », les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste. Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur jusqu’à Nantes, dans une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également conçut des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens. La révolution est, pour les uns, un événement satanique. D’autres la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté, naturellement, sont des martyrs. Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre cette méthode dans l’examen des époques plus récentes ? Mais l’histoire doit venger la morale ; on est reconnaissant à Tacite d’avoir déchiré Tibère. Après tout, que la reine ait eu des amants ; que Dumouriez, dès Valmy, se proposât de trahir ; en prairial que ce soit la Montagne ou la Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine, qu’importe au développement de la Révolution, dont les origines sont profondes et les résultats incalculables ? Donc, elle devait s’accomplir, être ce qu’elle fut, mais supposez la fuite du Roi sans entrave, Robespierre s’échappant ou Bonaparte assassiné, hasards qui dépendaient d’un aubergiste moins scrupuleux, d’une porte ouverte, d’une sentinelle endormie, et le train du monde changeait. Ils n’avaient plus sur les hommes et les faits de cette époque, une seule idée d’aplomb. Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les histoires, tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces manuscrites, car de la moindre omission, une erreur peut dépendre qui en amènera d’autres à l’infini. Ils y renoncèrent. Mais le goût de l’histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour elle-même. Peut-être est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes ? les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et ils commencèrent le bon Rollin. — Quel tas de balivernes ! s’écria Bouvard, dès le premier chapitre. — Attends un peu, dit Pécuchet, en fouillant dans le bas de leur bibliothèque, où s’entassaient les livres du dernier propriétaire, un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit. Et ayant déplacé beaucoup de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des traductions d’Horace, il atteignit ce qu’il cherchait l’ouvrage de Beaufort sur l’Histoire romaine. Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus. Salluste en fait honneur aux Troyens d’Énée. Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor, par les stratagèmes d’Attius Tullus si l’on en croit Denys ; Sénèque affirme qu’Horatius Coclès s’en retourna victorieux, et Dion qu’il fut blessé à la jambe. Et La Mothe le Vayer émet des doutes pareils, relativement aux autres peuples. On n’est pas d’accord sur l’antiquité des Chaldéens, le siècle d’Homère, l’existence de Zoroastre, les deux empires d’Assyrie. Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous aurions de César une autre idée, si le Vercingétorix avait écrit ses commentaires. L’Histoire ancienne est obscure par le défaut de documents, ils abondent dans la moderne ; et Bouvard et Pécuchet revinrent à la France, entamèrent Sismondi. La succession de tant d’hommes leur donnait envie de les connaître plus profondément, de s’y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux, Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms étaient bizarres ou agréables. Mais les événements s’embrouillèrent, faute de savoir les dates. Heureusement qu’ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 cartonné, avec cette épigraphe Instruire en amusant ». Elle combinait les trois systèmes d’Allevy, de Pâris et de Fenaigle. Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s’exprimant par une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris frappe l’imagination au moyen de rébus ; un fauteuil garni de clous à vis donnera Clou, vis — Clovis ; et comme le bruit de la friture fait ric, ric », des merlans dans une poêle rappelleront Chilpéric. Fenaigle divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un emblème. Donc, le premier roi de la première dynastie occupera dans la première chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il s’appelait Phar a mond », système Pâris, et d’après le conseil d’Allevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l’avènement de ce prince. Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait distinct, et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n’avaient plus d’autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient sur les murs, des quantités de choses absentes, finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu’elles représentaient. D’ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être reportée cinq ans plus tôt qu’on ne la met ordinairement ; qu’il y avait chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez les Latins de faire commencer l’année. Autant d’occasions pour les méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères et des calendriers différents. Et de l’insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits. Ce qu’il y a d’important, c’est la philosophie de l’histoire ! Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet. — L’aigle de Meaux est un farceur ! Il oublie la Chine, les Indes et l’Amérique ! mais il a soin de nous apprendre que Théodose était la joie de l’univers », qu’Abraham traitait d’égal avec les rois », et que la philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des Hébreux m’agace ! Pécuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico. — Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies que les vérités des historiens ? Pécuchet tâcha d’expliquer les mythes, se perdait dans la Scienza Nuova. — Nieras-tu le plan de la Providence ? — Je ne le connais pas ! dit Bouvard. Et ils décidèrent de s’en rapporter à Dumouchel. Le professeur avoua qu’il était maintenant dérouté en fait d’histoire. — Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore. On attaque Bélisaire, Guillaume Tell et jusqu’au Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C’est à souhaiter qu’on ne fasse plus de découvertes, et même l’Institut devrait établir une sorte de canon prescrivant ce qu’il faut croire ! Il envoyait en post-scriptum des règles de critique prises dans le cours de Daunou Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaise preuve ; elles ne sont pas là pour répondre. Rejetez les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre avalée par Saturne. L’architecture peut mentir, exemple l’arc du Forum, où Titus est appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée. Les médailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des monnaies avec le coin de Henri II. Tenez en compte l’adresse des faussaires, l’intérêt des apologistes et des calomniateurs. » Peu d’historiens ont travaillé d’après ces règles, mais tous en vue d’une cause spéciale, d’une religion, d’une nation, d’un parti, d’un système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des exemples moraux. Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux ; car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais dans le choix des documents, un certain esprit dominera, et comme il varie, suivant les conditions de l’écrivain, jamais l’histoire ne sera fixée. C’est triste, » pensaient-ils. Cependant, on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire bien l’analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Une telle œuvre semblait exécutable à Pécuchet. — Veux-tu que nous essayions de composer une histoire ? — Je ne demande pas mieux ! Mais laquelle ? — Effectivement, laquelle ? Bouvard s’était assis, Pécuchet marchait de long en large dans le musée. Quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s’arrêtant tout à coup — Si nous écrivions la vie du duc d’Angoulême ? — Mais c’était un imbécile ! répliqua Bouvard. — Qu’importe ! les personnages du second plan ont parfois une influence énorme, et celui-là peut-être tenait le rouage des affaires. Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en possédait sans doute par lui-même ou par de vieux gentilshommes de ses amis. Ils méditèrent ce projet, le débattirent, et résolurent enfin de passer quinze jours à la bibliothèque municipale de Caen pour y faire des recherches. Le bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des brochures, avec une lithographie coloriée représentant de trois quarts Mgr le duc d’Angoulême. Le drap bleu de son habit d’uniforme disparaissait sous les épaulettes, les crachats et le grand cordon rouge de la Légion d’honneur. Un collet extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête piriforme était encadrée par les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris, et de lourdes paupières, un nez très fort et de grosses lèvres donnaient à sa figure une expression de bonté insignifiante. Quand ils eurent pris des notes, ils rédigèrent un programme Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l’abbé Guénée, l’ennemi de Voltaire. À Turin, on lui fait fondre un canon, et il étudie les campagnes de Charles VIII. Aussi, est-il nommé, malgré sa jeunesse, colonel d’un régiment de gardes-nobles. 1797. Son mariage. 1814. Les Anglais s’emparent de Bordeaux. Il accourt derrière eux et montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince. 1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi d’Espagne, et Toulon, sans Masséna, était livré à l’Angleterre. Opérations dans le Midi. — Il est battu, mais relâché sous la promesse de rendre les diamants de la couronne, emportés au grand galop par le roi, son oncle. Après les Cent-Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille. Plusieurs années s’écoulent. Guerre d’Espagne. — Dès qu’il a franchi les Pyrénées, la Victoire suit partout le petit-fils de Henri IV. Il enlève le Trocadéro, atteint les colonnes d’Hercule, écrase les factions, embrasse Ferdinand et s’en retourne. Arcs de triomphe, fleurs que présentent les jeunes filles, dîners dans les préfectures, Te Deum dans les cathédrales. Les Parisiens sont au comble de l’ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les théâtres des allusions au héros. L’enthousiasme diminue. Car en 1827, à Cherbourg, un bal organisé par souscription rate. Comme il est grand-amiral de France, il inspecte la flotte qui va partir pour Alger. Juillet 1830. Marmont lui apprend l’état des affaires. Alors il entre dans une telle fureur qu’il se blesse la main à l’épée du général. Le roi lui confie le commandement de toutes les forces. Il rencontre au bois de Boulogne des détachements de la ligne et ne trouve pas un seul mot à leur dire. De Saint-Cloud, il vole au pont de Sèvres. Froideur des troupes. Ça ne l’ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s’assoit au pied d’un chêne, déploie une carte, médite, remonte à cheval, passe devant Saint-Cyr et envoie aux élèves des paroles d’espérance. À Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux. Il s’embarque, et pendant toute la traversée est malade. Fin de sa carrière. On doit y relever l’importance qu’eurent les ponts. D’abord il s’expose inutilement sur le pont de l’Inn ; il enlève le pont Saint-Esprit et le pont de Lauriol ; à Lyon, les deux ponts lui sont funestes, et sa fortune expire devant le pont de Sèvres. Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il joignait une grande politique. Car il offrit à chaque soldat soixante francs pour abandonner l’empereur, et en Espagne, il tâcha de corrompre à prix d’argent les constitutionnels. Sa réserve était si profonde qu’il consentit au mariage projeté entre son père et la reine d’Étrurie ; à la formation d’un cabinet nouveau après les ordonnances ; à l’abdication en faveur de Chambord, à tout ce que l’on voulait. La fermeté pourtant ne lui manquait pas. À Angers, il cassa l’infanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au moyen d’une manœuvre, était parvenue à lui faire escorte, tellement que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins à en avoir les genoux comprimés. Mais il blâma la cavalerie, cause du désordre, et pardonna à l’infanterie ; véritable jugement de Salomon. Sa piété se signala par de nombreuses dévotions, et sa clémence en obtenant la grâce du général Debelle, qui avait porté les armes contre lui. Détails intimes, traits du prince Au château de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son frère, à creuser une pièce d’eau que l’on voit encore. Une fois, il visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but à la santé du roi. Tout en se promenant pour marquer le pas, il se répétait à lui-même Une, deux, une, deux, une, deux ! » On a conservé quelques-uns de ses mots À une députation de Bordelais Ce qui me console de n’être pas à Bordeaux, c’est de me trouver au milieu de vous ! » Aux protestants de Nismes Je suis bon catholique, mais je n’oublierai jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant. » Aux élèves de Saint-Cyr, quand tout est perdu Bien, mes amis ! Les nouvelles sont bonnes ! Ça va bien ! très bien ! » Après l’abdication de Charles X Puisqu’ils ne veulent pas de moi, qu’ils s’arrangent ! » Et en 1814, à tout propos, dans le moindre village Plus de guerre, plus de conscription, plus de droits réunis. » Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout. La première du comte d’Artois débutait ainsi Français, le frère de votre roi est arrivé ! » Celle du prince J’arrive. Je suis le fils de vos rois ! Vous êtes Français. » Ordre du jour, daté de Bayonne Soldats, j’arrive ! » Une autre, en pleine défection Continuez à soutenir, avec la vigueur qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencée. La France l’attend de vous ! » Dernière à Rambouillet Le roi est entré en arrangement avec le gouvernement établi à Paris, et tout porte à croire que cet arrangement est sur le point d’être conclu. » Tout porte à croire » était sublime. — Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c’est qu’on ne mentionne pas ses affaires de cœur ? Et ils notèrent en marge Chercher les amours du prince ! » Au moment de partir, le bibliothécaire se ravisant, leur fit voir un autre portrait du duc d’Angoulême. Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l’œil encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, voltigeant. Comment concilier les deux portraits ? Avait-il les cheveux plats, ou bien crépus, à moins qu’il ne poussât la coquetterie jusqu’à se faire friser ? Question grave, suivant Pécuchet, car la chevelure donne le tempérament, le tempérament l’individu. Bouvard pensait qu’on ne sait rien d’un homme tant qu’on ignore ses passions ; et pour éclaircir ces deux points, ils se présentèrent au château de Faverges. Le comte n’y était pas, cela retardait leur ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés. La porte de la maison était grande ouverte, personne dans la cuisine. Ils montèrent l’escalier ; et que virent-ils au milieu de la chambre de Bouvard ? Mme Bordin qui regardait de droite et de gauche. — Excusez-moi, dit-elle, en s’efforçant de rire. Depuis une heure je cherche votre cuisinière, dont j’aurais besoin, pour mes confitures. Ils la trouvèrent dans le bûcher, sur une chaise, et dormant profondément. On la secoua. Elle ouvrit les yeux. — Qu’est-ce encore ? Vous êtes toujours à me diguer avec vos questions ! Il était clair qu’en leur absence, Mme Bordin lui en faisait. Germaine sortit de sa torpeur et déclara une indigestion. — Je reste pour vous soigner, dit la veuve. Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes s’agitaient. C’était Mme Castillon, la fermière. Elle cria — Gorju ! Gorju ! Et du grenier, la voix de leur petite bonne répondit hautement — Il n’est pas là ! Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en émoi. Bouvard et Pécuchet lui reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs guêtres sans murmurer. Ensuite, ils allèrent voir le bahut. Ses morceaux épars jonchaient le fournil ; les sculptures étaient endommagées, les battants rompus. À ce spectacle, devant cette déception nouvelle, Bouvard retint ses pleurs et Pécuchet en avait un tremblement. Gorju, se montrant presque aussitôt, exposa le fait il venait de mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante l’avait jeté par terre. — À qui la vache ? dit Pécuchet. — Je ne sais pas. — Eh ! vous aviez laissé la porte ouverte comme tout à l’heure ! C’est de votre faute ! Ils y renonçaient, du reste depuis trop longtemps il les lanternait, et ne voulaient plus de sa personne ni de son travail. Ces messieurs avaient tort. Le dommage n’était pas si grand. Avant trois semaines tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans la cuisine, où Germaine arrivait, en se traînant, pour faire le dîner. Ils remarquèrent sur la table une bouteille de Calvados, aux trois quarts vidée. — Sans doute par vous ! dit Pécuchet à Gorju. — Moi ! jamais. Bouvard objecta — Vous étiez le seul homme dans la maison. — Eh bien, et les femmes ? reprit l’ouvrier, avec un clin d’œil oblique. Germaine le surprit — Dites plutôt que c’est moi ! — Certainement c’est vous ! — Et c’est moi, peut-être qui ai démoli l’armoire ! Gorju fit une pirouette. — Vous ne voyez donc pas qu’elle est soûle ! Alors ils se chamaillèrent violemment, lui pâle, gouailleur, elle empourprée, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, Mélie pour Gorju. La vieille éclata. — Si ce n’est pas une abomination ! que vous passiez des journées ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit ! espèce de Parisien, mangeur de bourgeoises ! qui vient chez nos maîtres pour leur faire accroire des farces ! Les prunelles de Bouvard s’écarquillèrent. — Quelles farces ! — Je dis qu’on se fiche de vous ! — On ne se fiche pas de moi ! s’écria Pécuchet. Et, indigné de son insolence, exaspéré par les déboires, il la chassa ; qu’elle eût à déguerpir. Bouvard ne s’opposa point à cette décision et ils se retirèrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur, tandis que Mme Bordin tâchait de la consoler. Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces événements, se demandèrent qui avait bu le Calvados, comment le meuble s’était brisé, que réclamait Mme Castillon en appelant Gorju, et s’il avait déshonoré Mélie ? — Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du duc d’Angoulême ! Pécuchet ajouta — Combien de questions autrement considérables, et encore plus difficiles ! D’où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut les compléter par la psychologie. Sans l’imagination, l’histoire est défectueuse. — Faisons venir quelques romans historiques ! V Ils lurent d’abord Walter Scott. Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau. Les hommes du passé, qui n’étaient pour eux que des fantômes ou des noms, devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d’armes des châteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l’auvent des échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement composés entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion était complète. L’hiver s’y passa. Leur déjeuner fini, ils s’installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminée ; et en face l’un de l’autre, avec un livre à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe, Bouvard avait des conserves bleues ; Pécuchet portait la visière de sa casquette inclinée sur le front. Germaine n’était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cédé, par indifférence, oubli des choses matérielles. Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d’une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des bœufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d’affreuses blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion. L’amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire. Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte d’Arlincourt. La couleur de Frédéric Soulié comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85 de son Lascaris, une Espagnole qui fume une pipe, une longue pipe arabe », au milieu du XVe siècle. Pécuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser Dumas au point de vue de la science. L’auteur, dans les Deux Diane, se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il voir le Page du duc de Savoie que Catherine de Médicis, après la mort de son époux, voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable qu’on ait couronné le duc d’Anjou, la nuit, dans une église, épisode qui agrémente la Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d’erreurs. Le duc de Nevers n’était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-Barthélémy, et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D’ailleurs, combien de rengaines ! Le miracle de l’aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés de Jeanne d’Albret ; Pécuchet n’eut plus confiance en Dumas. Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son Quentin Durward. Le meurtre de l’évêque de Liège est avancé de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d’Arschel et non Hameline de Croy. Loin d’être tué par un soldat, il fut mis à mort par Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre, n’exprimait aucune menace, puisque les loups l’avaient à demi dévorée. Bouvard n’en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s’ennuyer de la répétition des mêmes effets. L’héroïne, ordinairement, vit à la campagne avec son père, et l’amoureux, un enfant volé, est rétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facétieux et d’interminables dialogues, une pruderie bête, manque complet de profondeur. En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand. Il s’enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu’il avait, se trouvait lui-même changé. Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de théâtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe Auguste, une foule de Jeanne d’Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare. Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire. Louis XI ne manquera pas de s’agenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel ; enfin, tous les caractères se montrent d’un seul bloc, par amour des idées simples et respect de l’ignorance, si bien que le dramaturge, loin d’élever abaisse au lieu d’instruire, abrutit. Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut séduit par la défense des opprimés, le côté social et républicain, les thèses. Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans d’amour. À haute voix et l’un après l’autre, ils parcoururent la Nouvelle Héloïse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bâillements de celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, l’époque, le costume des personnages. Le cœur seul est traité ; toujours du sentiment ! Comme si le monde ne contenait pas autre chose ! Ensuite ils tâtèrent des romans humoristiques, tels que le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre ; Sous les Tilleuls, d’Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa maîtresse. Un tel sans-gêne d’abord les charma, puis leur parut stupide, car l’auteur efface son œuvre en y étalant sa personne. Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans d’aventures ; l’intrigue les intéressait d’autant plus qu’elle était enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s’évertuaient à prévoir les dénouements, devinrent là-dessus très forts, et se lassèrent d’une amusette, indigne d’esprits sérieux. L’œuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n’avaient pas soupçonné la vie moderne aussi profonde. — Quel observateur ! s’écriait Bouvard. — Moi je le trouve chimérique, finit par dire Pécuchet. Il croit aux sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et décrire tant de sottises ! Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer, comme un certain Ricard avait fait le cocher de fiacre », le porteur d’eau », le marchand de coco ». Nous en aurions sur tous les métiers et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la littérature, mais de la statistique ou de l’ethnographie. Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s’instruire, descendre plus avant dans la connaissance des mœurs. Il relut Paul de Kock, feuilleta de vieux ermites de la Chaussée d’Antin. — Comment perdre son temps à des inepties pareilles ! disait Pécuchet. — Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents. — Va te promener avec tes documents ! Je demande quelque chose qui m’exalte, qui m’enlève aux misères de ce monde ! Et Pécuchet, porté à l’idéal, tourna Bouvard, insensiblement, vers la tragédie. Le lointain où elle se passe, les intérêts qu’on y débat et la condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de grandeur. Un jour, Bouvard prit Athalie, et débita le songe tellement bien que Pécuchet voulut à son tour l’essayer. Dès la première phrase, sa voix se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone et, bien que forte, indistincte. Bouvard, plein d’expérience, lui conseilla, pour l’assouplir, de la déployer depuis le ton le plus bas jusqu’au plus haut, et de la replier, émettant deux gammes, l’une montante, l’autre descendante ; et lui-même se livrait à cet exercice, le matin, dans son lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant ce temps-là, travaillait de la même façon ; leur porte était close et ils braillaient séparément. Ce qui leur plaisait de la tragédie, c’était l’emphase, les discours sur la politique, les maximes de perversité. Ils apprirent par cœur les dialogues les plus fameux de Racine et de Voltaire, et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme au Théâtre-Français, marchait la main sur l’épaule de Pécuchet en s’arrêtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le Philoctète de La Harpe, un joli hoquet dans Gabrielle de Vergy, et quand il faisait Denys, tyran de Syracuse, une manière de considérer son fils en l’appelant Monstre, digne de moi ! » qui était vraiment terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui manquaient, non la bonne volonté. Une fois, dans la Cléopâtre de Marmontel, il imagina de reproduire le sifflement de l’aspic, tel qu’avait dû le faire l’automate inventé exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu’au soir. La tragédie tomba dans leur estime. Bouvard en fut las le premier et, y mettant de la franchise, démontra combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens, l’absurdité des confidents. Ils abordèrent la comédie, qui est l’école des nuances. Il faut disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet n’en put venir à bout et échoua complètement dans Célimène. Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux qu’Égisthe et qu’Agamemnon. Restait la comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l’on voit des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs maîtres, des richards offrant leur fortune, des couturières innocentes et d’infâmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu’à Pixérécourt. Toutes ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme triviales. Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa jeunesse. Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas ou Bouchardy, et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine, mais lyrique, désordonnée. Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de Frédérick Lemaître, Mme Bordin se montra tout à coup avec son châle vert et un volume de Pigault-Lebrun qu’elle rapportait, ces messieurs ayant l’obligeance de lui prêter des romans quelquefois. — Mais continuez ! Car elle était là depuis une minute, et avait plaisir à les entendre. Ils s’excusèrent. Elle insistait. — Mon Dieu ! dit Bouvard, rien ne nous empêche !… Pécuchet allégua, par fausse honte, qu’ils ne pouvaient jouer à l’improviste, sans costume. — Effectivement ! nous aurions besoin de nous déguiser ! Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et le prit. Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon. Des araignées couraient le long des murs et les spécimens géologiques encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme Bordin pût s’asseoir. Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de la Tour de Nesle. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent trop d’action. — Elle aimera mieux du classique ! Phèdre, par exemple ? — Soit. Bouvard conta le sujet. — C’est une reine, dont le mari a, d’une autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme, y sommes-nous ? En route ! Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée, Je l’aime ! Et parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage, cette tête charmante », se désolait de ne l’avoir pas rencontré sur la flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe. La mèche du bonnet rouge s’inclinait amoureusement, et sa voix tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en pitié sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de l’émotion. Mme Bordin, immobile, écarquillait les yeux, comme devant les faiseurs de tours ; Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches de chemises, les regardait par la fenêtre. Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens, le remords, le désespoir, et il se précipita sur le glaive idéal de Pécuchet avec tant de violence que, trébuchant dans les cailloux, il faillit tomber par terre. — Ne faites pas attention ! Puis, Thésée arrive, et elle s’empoisonne ! — Pauvre femme ! dit Mme Bordin. Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau. Le choix l’embarrassait. Elle n’avait vu que trois pièces Robert le Diable dans la capitale, le Jeune Mari à Rouen, et une autre à Falaise qui était bien amusante et qu’on appelait la Brouette du Vinaigrier. Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de Tartufe, au troisième acte. Pécuchet crut une explication nécessaire — Il faut savoir que Tartufe… Mme Bordin l’interrompit — On sait ce que c’est qu’un Tartufe ! Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe. — Je ne vois que la robe de moine, dit Pécuchet. — N’importe ! mets-la ! Il reparut avec elle et un Molière. Le commencement fut médiocre. Mais Tartufe venant à caresser les genoux d’Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme. — Que fait là votre main ? Bouvard, bien vite, répliqua d’une voix sucrée — Je tâte votre habit, l’étoffe en est moelleuse. Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air extrêmement lubrique, finit même par s’adresser à Mme Bordin. Les regards de cet homme la gênaient, et quand il s’arrêta, humble et palpitant, elle cherchait presque une réponse. Pécuchet eut recours au livre — La déclaration est tout à fait galante. — Ah ! oui, s’écria-t-elle, c’est un fier enjôleur. — N’est-ce pas ? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d’un chic plus moderne. Et, ayant défait sa redingote, il s’accroupit sur un moellon, et déclama, la tête renversée Des flammes de tes yeux inonde ma paupière. Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir, Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton œil noir. Ça me ressemble », pensa-t-elle. Soyons heureux ! buvons ! car la coupe est remplie, Car cette heure est à nous et le reste est folie ! — Comme vous êtes drôle ! Et elle riait d’un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait ses dents. D’aimer, N’est-ce pas qu’il est doux D’aimer, et de savoir qu’on vous aime à genoux ? Il s’agenouilla. — Finissez donc ! Oh ! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein, Doña Sol, ma beauté, mon amour ! — Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange. — Heureusement ! car sans cela… ! Et Mme Bordin sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva. Il avait plu tout à l’heure, et le chemin par la hêtrée n’étant pas facile, mieux valait s’en retourner par les champs. Bouvard l’accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte. D’abord ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était encore ému de sa déclamation, et elle éprouvait au fond de l’âme comme une surprise, un charme qui venait de la littérature. L’art, en de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres, et des mondes peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds. Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits cris sautillaient sur le tronc d’un vieux tilleul abattu. Une épine en fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient. — Ah ! cela fait bien ! dit Bouvard, en humant l’air à pleins poumons. — Aussi, vous vous donnez un mal ! — Ce n’est pas que j’aie du talent, mais pour du feu, j’en possède. — On voit…, reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous avez… aimé… autrefois. — Autrefois, seulement vous croyez ! Elle s’arrêta. — Je n’en sais rien ! Que veut-elle dire ? » Et Bouvard sentait battre son cœur. Une flaque au milieu du sable, obligeant à un détour, les fit monter sous la charmille. Alors ils causèrent de la représentation. Comment s’appelle votre dernier morceau ? — C’est tiré de Hernani, un drame. — Ah ! Puis lentement, et se parlant à elle-même — Ce doit être bien agréable, un monsieur qui vous dit des choses pareilles, pour tout de bon. — Je suis à vos ordres, répondit Bouvard. — Vous ? — Oui ! moi ! — Quelle plaisanterie ! — Pas le moins du monde ! Et ayant jeté un regard autour d’eux, il la prit à la ceinture, par derrière, et la baisa sur la nuque, fortement. Elle devint très pâle comme si elle allait s’évanouir, et s’appuya d’une main contre un arbre ; puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête. — C’est passé. Il la regardait, avec ébahissement. La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une rigole coulait de l’autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord, indécise — Voulez-vous mon aide ? — Inutile. — Pourquoi pas ? — Ah ! vous êtes trop dangereux ! Et, dans le saut qu’elle fit, son bas blanc parut. Bouvard se blâma d’avoir raté l’occasion. Bah ! elle se retrouverait, et puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il faut brusquer les unes, l’audace vous perd avec les autres. En somme, il était content de lui, et s’il ne confia pas son espoir à Pécuchet, ce fut dans la peur des observations, et nullement par délicatesse. À partir de ce jour-là, ils déclamèrent devant Mélie et Gorju, tout en regrettant de n’avoir pas un théâtre de société. La petite bonne s’amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage, fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans les mélodrames ; si bien que, charmés de son goût, ils pensèrent à lui donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective éblouissait l’ouvrier. Le bruit de leurs travaux s’était répandu. Vaucorbeil leur en parla d’une façon narquoise. Généralement on les méprisait. Ils s’en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde et sa calvitie, que de se faire une tête à la Béranger ! » Enfin, ils résolurent de composer une pièce. Le difficile c’était le sujet. Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ils allaient dormir sur leur lit ; après quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués. Ou bien, ils s’enfermaient à double tour. Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que Pécuchet, dans le fauteuil, méditait, les jambes droites et la tête basse. Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idée ; au moment de la saisir, elle avait disparu. Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un titre au hasard, et un fait en découle ; on développe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletèrent vainement des recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des causes célèbres, un tas d’histoires. Et ils rêvaient d’être joués à l’Odéon, pensaient aux spectacles, regrettaient Paris. — J’étais fait pour être auteur, et ne pas m’enterrer à la campagne ! disait Bouvard. — Moi de même, répondait Pécuchet. Une illumination lui vint s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les règles. Ils les étudièrent, dans la Pratique du Théâtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins démodés. On y débat des questions importantes Si la comédie peut s’écrire en vers ; si la tragédie n’excède point les bornes, en tirant sa fable de l’histoire moderne ; si les héros doivent être vertueux ; quel genre de scélérats elle comporte ; jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ; que les détails concourent à un seul but, que l’intérêt grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute ! Inventez des ressorts qui puissent m’attacher, dit Boileau. Par quel moyen inventer des ressorts ? Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue. Comment échauffer le cœur ? Donc les règles ne suffisent pas ; il faut, de plus, le génie. Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l’Académie française, n’entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare. La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle, et firent venir les comptes rendus de pièces dans les journaux. Quel aplomb ! Quel entêtement ! Quelle improbité ! Des outrages à des chefs-d’œuvre, des révérences faites à des platitudes ; et les âneries de ceux qui passent pour savants, et la bêtise des autres que l’on proclame spirituels ! C’est peut-être au public qu’il faut s’en rapporter ? Mais des œuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et, dans les sifflées, quelque chose leur agréait. Ainsi, l’opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. Bouvard posa le dilemme à Barberou ; Pécuchet, de son côté, écrivit à Dumouchel. L’ancien commis voyageur s’étonna du ramollissement causé par la province, son vieux Bouvard tournait à la bedolle, bref n’y était plus du tout ». Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans l’article Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse. — Mais, imbécile, s’écria Pécuchet, ce qui t’amuse n’est pas ce qui m’amuse, et les autres et toi-même s’en fatigueront plus tard. Si les pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il que les meilleures soient toujours lues ? Et il attendit la réponse de Dumouchel. Suivant le professeur, le sort immédiat d’une pièce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie tombèrent. Zaïre n’est plus comprise. Qui parle aujourd’hui de Ducange et de Picard ? Et il rappelait tous les grands succès contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu’à Gaspardo le Pêcheur, déplorait la décadence de notre scène. Elle a pour cause le mépris de la littérature, ou plutôt du style. Alors ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style ? et, grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses genres. Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relève par dévorants. Vomir ne s’emploie qu’au figuré. Fièvre s’applique aux passions. Vaillance est beau en vers. — Si nous faisions des vers ? dit Pécuchet. — Plus tard ! Occupons-nous de la prose d’abord. On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont péché par le style, mais encore par la langue. Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à étudier la grammaire. Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n’osèrent se décider. Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s’accorde pas. Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe présent ; mais l’Académie en pose une peu commode à saisir. Ils furent bien aises d’apprendre que leur, pronom, s’emploie pour les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que où et en s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes. Doit-on dire Cette femme a l’air bon » ou l’air bonne » ? une bûche de bois sec » ou de bois sèche » ? ne pas laisser de » ou que de » ? une troupe de voleurs survint », ou survinrent » ? Autres difficultés Autour et à l’entour » dont Racine et Boileau ne voyaient pas la différence ; imposer » ou en imposer » synonymes chez Massillon et chez Voltaire ; croasser » et coasser », confondus par Lafontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d’une grenouille. Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord. Ceux-ci voient une beauté où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage, au lieu de lentilles et cassonade, préconise nentilles et castonade. Bouhours, jérarchie et non pas hiérarchie, et M. Chapsal les œils de la soupe. Pécuchet surtout fut ébahi par Jénin. Comment ? des z’hannetons vaudrait mieux que des hannetons ? des z’aricots que des haricots ? et, sous Louis XIV, on prononçait Roume et Monsieur de Lioune pour Rome et Monsieur de Lionne ! Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive, et qu’il ne saurait y en avoir. Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion. En ce temps-là d’ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu’il faut écrire comme on parle et que tout sera bien, pourvu qu’on ait senti, observé. Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent capables d’écrire une pièce est gênante par l’étroitesse du cadre, mais le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent dans leurs souvenirs. Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, et il ambitionnait de s’en venger par un livre. Bouvard avait connu, à l’estaminet, un vieux maître d’écriture ivrogne et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage. Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets en un seul, en demeurèrent là, passèrent aux suivants Une femme qui cause le malheur d’une famille ; une femme, son mari et son amant ; une femme qui serait vertueuse par défaut de conformation ; un ambitieux, un mauvais prêtre. Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient. Pécuchet était pour le sentiment et l’idée, Bouvard pour l’image et la couleur ; et ils commençaient à ne plus s’entendre, chacun s’étonnant que l’autre fût si borné. La science qu’on nomme esthétique trancherait peut-être leurs différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya une liste d’ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part, et se communiquaient leurs réflexions. D’abord qu’est-ce que le beau ? Pour Schelling, c’est l’infini s’exprimant par le fini ; pour Reid, une qualité occulte ; pour Jouffroy, un trait indécomposable ; pour De Maistre, ce qui plaît à la vertu ; pour le P. André, ce qui convient à la raison. Et il existe plusieurs sortes de Beau un beau dans les sciences, la géométrie est belle ; un beau dans les mœurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le règne animal la beauté du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu ses habitudes immondes ; un serpent non plus, car il éveille en nous des idées de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin la condition première du Beau, c’est l’unité dans la variété, voilà le principe. — Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux yeux droits et produisent moins bon effet, ordinairement. Ils abordèrent la question du sublime. Certains objets sont d’eux-mêmes sublimes, le fracas d’un torrent, des ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte. — Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le très Beau. Comment les distinguer ? — Au moyen du tact, répondit Pécuchet. — Et le tact, d’où vient-il ? — Du goût ! — Qu’est-ce que le goût ? On le définit un discernement spécial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer certains rapports. — Enfin le goût c’est le goût, et tout cela ne dit pas la manière d’en avoir. Il faut observer les bienséances, mais les bienséances varient ; et si parfaite que soit une œuvre, elle ne sera pas toujours irréprochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont nous ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse. Puisqu’une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons reconnaître des limites entre les arts, et, dans chacun des arts, plusieurs genres ; mais des combinaisons surgissent où le style de l’un entrera dans l’autre, sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai. L’application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation de la Beauté empêche le Vrai ; cependant sans idéal pas de Vrai ; c’est pourquoi les types sont d’une réalité plus continue que les portraits. L’art d’ailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance dépend de qui l’observe, est une chose relative, passagère. Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en moins, croyait à l’esthétique. — Si elle n’est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des exemples. Or écoute ! Et il lut une note qui lui avait demandé bien des recherches. Bouhours accuse Tacite de n’avoir pas la simplicité que réclame l’Histoire. M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu’André Chénier est comme poète, au-dessous du XVIIe siècle. Blair, Anglais, déplore dans Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gémit sur les licences d’Homère. Lamotte n’admet point l’immortalité de ses héros. Vida s’indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d’esthétiques me paraissent des imbéciles ! » — Tu exagères ! dit Pécuchet. Des doutes l’agitaient, car si les esprits médiocres comme observe Longin sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maîtres, et on devra les admirer ? C’est trop fort ! Cependant les maîtres sont les maîtres ! Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les œuvres, les critiques et les poètes, saisir l’essence du Beau ; et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse. Elle était à son plus haut période, quand Marianne, la cuisinière de Mme Bordin, vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse. La veuve n’avait pas reparu depuis la séance dramatique. Était-ce une avance ? Mais pourquoi l’intermédiaire de Marianne ? Et pendant toute la nuit, l’imagination de Bouvard s’égara. Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et regardait de temps à autre par la fenêtre ; un coup de sonnette retentit. C’était le notaire. Il traversa la cour, monta l’escalier, se mit dans le fauteuil, et les premières politesses échangées, dit que, las d’attendre Mme Bordin, il avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles. Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de Pécuchet. Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux, M. Vaucorbeil devant venir tout à l’heure. Enfin elle arriva. Son retard s’expliquait par l’importance de sa toilette un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied aux occasions sérieuses. Après beaucoup d’ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas suffisants. — Un acre ! Mille écus ? jamais ! Elle cligna ses paupières — Ah ! pour moi ! Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra. Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin, et en la posant sur la table — Ce sont des brochures ! Elles ont trait à la Réforme, question brûlante ; mais voici une chose qui vous appartient sans doute ! Et il tendit à Bouvard le second volume des Mémoires du Diable. Mélie, tout à l’heure, le lisait dans la cuisine ; et comme on doit surveiller les mœurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en confisquant le livre. Bouvard l’avait prêté à sa servante. On causa des romans. Mme Bordin les aimait quand ils n’étaient pas lugubres. — Les écrivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des couleurs flatteuses ! — Il faut peindre ! objecta Bouvard. — Alors, on n’a plus qu’à suivre l’exemple ! … — Il ne s’agit pas d’exemple ! — Au moins, conviendrez-vous qu’ils peuvent tomber entre les mains d’une jeune fille. Moi, j’en ai une. — Charmante ! dit le notaire, en prenant la figure qu’il avait les jours de contrat de mariage. — Eh bien ! à cause d’elle, ou plutôt des personnes qui l’entourent, je les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur ! … — Qu’a-t-il fait, le Peuple ? dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup sur le seuil. Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie. — Je soutiens, reprit le comte, qu’il faut écarter de lui certaines lectures. Vaucorbeil répliqua — Vous n’êtes donc pas pour l’instruction ? — Si fait ! Permettez ! — Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement ! — Où est le mal ? Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe, rappelant l’affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté de la presse. — Et celle du théâtre ! ajouta Pécuchet. Marescot n’y tenait plus. — Il va trop loin, votre théâtre ! — Pour cela, je vous l’accorde ! dit le comte, des pièces qui exaltent le suicide ! — Le suicide est beau ! témoin Caton, objecta Pécuchet. Sans répondre à l’argument, M. de Faverges stigmatisa ces œuvres où l’on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le mariage ! — Eh bien, et Molière ? dit Bouvard. Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus, et d’ailleurs était un peu surfait. — Enfin, dit le comte, Victor Hugo a été sans pitié, oui sans pitié, pour Marie-Antoinette, en traînant sur la claie le type de la reine dans le personnage de Marie Tudor ! — Comment ! s’écria Bouvard, moi, auteur, je n’ai pas le droit … — Non, monsieur, vous n’avez pas le droit de nous montrer le crime sans mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon. Vaucorbeil trouvait aussi que l’art devait avoir un but viser à l’amélioration des masses ! — Chantez-nous la science, nos découvertes, le patriotisme. Et il admirait Casimir Delavigne. Mme Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit — Mais la langue, y pensez-vous ? — La langue ? comment ? — On vous parle du style ! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien écrits ? — Sans doute, fort intéressants ! Il leva les épaules, et elle rougit sous l’impertinence. Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot. Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager. Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l’arrêta. — Vous m’oubliez, docteur. Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché. — Purgez-vous, dit le médecin. Et lui donnant deux petites claques comme à un enfant — Trop de nerfs, trop artiste ! Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait, et dès qu’ils furent seuls — Tu crois que ce n’est pas sérieux ? — Non ! bien sûr ! Ils résumèrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralité de l’art se renferme, pour chacun, dans le côté qui flatte ses intérêts. On n’aime pas la littérature. Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du comte. Tous réclamaient le suffrage universel. — Il me semble, dit Pécuchet, que nous aurons bientôt du grabuge ? Car il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse. VI Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades, et, le lendemain, la proclamation de la République fut affichée sur la mairie. Ce grand événement stupéfia les bourgeois. Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d’appel, la Cour des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l’Ordre des avocats, le Conseil d’État, l’Université, les généraux et M. de la Rochejacquelein lui-même donnaient leur adhésion au gouvernement provisoire, les poitrines se desserrèrent ; et, comme à Paris on plantait des arbres de la liberté, le conseil municipal décida qu’il en fallait à Chavignolles. Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du peuple ; quant à Pécuchet, la chute de la royauté confirmait trop ses prévisions pour qu’il ne fût pas content. Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui bordaient la prairie au-dessus de la Butte, et le transporta jusqu’au Pas de la Vaque », à l’entrée du bourg, endroit désigné. Avant l’heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège. Un tambour retentit, une croix d’argent se montra ; ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l’étole, le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chœur l’escortaient, un cinquième portait le seau pour l’eau bénite, et le sacristain le suivait. Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme à figure somnolente ; Heurtaux s’était coiffé d’un bonnet de police, et Alexandre Petit, le nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au poing, formaient un seul rang ; de l’autre côté brillaient les plaques blanches de quelques vieux shakos du temps de Lafayette, cinq ou six, pas plus, la garde nationale étant tombée en désuétude à Chavignolles. Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins se tassaient par derrière ; et Placquevent, le garde champêtre, haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisés. L’allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même circonstance. Après avoir tonné contre les rois, il glorifia la République. Ne dit-on pas la république des lettres, la république chrétienne ? Quoi de plus innocent que l’une, de plus beau que l’autre ? Jésus-Christ formula notre sublime devise ; l’arbre du peuple c’était l’arbre de la croix. Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité et, au nom de la charité, l’ecclésiastique conjura ses frères de ne commettre aucun désordre, de rentrer chez eux paisiblement. Puis il aspergea l’arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu. — Qu’il se développe et qu’il nous rappelle l’affranchissement de toute servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l’ombrage de ses rameaux ! Amen ! Des voix répétèrent Amen ! et, après un battement de tambour, le clergé, poussant un Te Deum, reprit le chemin de l’église. Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un hommage rendu à leurs principes. Bouvard et Pécuchet trouvaient qu’on aurait dû les remercier pour leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins ; et ils s’en ouvrirent à Faverges et au docteur. Qu’importaient de pareilles misères ! Vaucorbeil était charmé de la Révolution, le comte aussi. Il exécrait les d’Orléans. On ne les reverrait plus ; bon voyage ! Tout pour le peuple, désormais ! et, suivi de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé. Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l’aubergiste, vexé par la cérémonie, ayant peur d’une émeute ; et instinctivement il se retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le capitaine l’insuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes. Des ouvriers passèrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju, au milieu d’eux, brandissait une canne ; Petit les escortait, l’œil animé. — Je n’aime pas cela ! dit Marescot, on vocifère, on s’exalte ! — Eh ! bon Dieu, reprit Coulon, il faut que jeunesse s’amuse ! Foureau soupira — Drôle d’amusement ! et puis la guillotine au bout. Il avait des visions d’échafaud, s’attendait à des horreurs. Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les bourgeois s’abonnèrent à des journaux. Le matin, on s’encombrait au bureau de la poste, et la directrice ne s’en fût pas tirée sans le capitaine, qui l’aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place, à causer. La première discussion violente eut pour objet la Pologne. Heurtaux et Bouvard demandaient qu’on la délivrât. M. de Faverges pensait autrement — De quel droit irions-nous là-bas ? C’était déchaîner l’Europe contre nous ! Pas d’imprudence ! Et tout le monde l’approuvant, les deux Polonais se turent. Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin. Foureau riposta par les 45 centimes. — Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l’esclavage. — Qu’est-ce que ça me fait, l’esclavage. — Eh bien, et l’abolition de la peine de mort, en matière politique ? — Parbleu ! reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant, qui sait ? Les locataires déjà se montrent d’une exigence ! — Tant mieux ! les propriétaires, selon Pécuchet, étaient favorisés. Celui qui possède un immeuble … Foureau et Marescot l’interrompirent, criant qu’il était un communiste. — Moi ! communiste ! Et tous parlaient à la fois. Quand Pécuchet proposa de fonder un club, Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n’en verrait à Chavignolles. Ensuite Gorju réclama des fusils pour la garde nationale, l’opinion l’ayant désigné comme instructeur. Les seuls fusils qu’il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y tenait. Foureau ne se souciait pas d’en délivrer. Gorju le regarda — On trouve pourtant que je sais m’en servir. Car il joignait à toutes ses industries celle du braconnage et souvent M. le maire et l’aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin. — Ma foi ! prenez-les, dit Foureau. Le soir même, on commença les exercices. C’était sur la pelouse, devant l’église. Gorju, en bourgeron bleu, une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d’une façon automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale. — Rentrez les ventres ! Et tout de suite, Bouvard s’empêchant de respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe. — On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu ! Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, demi-tour à gauche ; mais le plus lamentable était l’instituteur débile et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins. On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers crasseux, de vieux habits d’uniforme trop courts, laissant voir la chemise sur les flancs ; et chacun prétendait n’avoir pas le moyen de faire autrement ». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes se signalèrent. Mme Bordin offrit 5 francs, malgré sa haine de la République. M. de Faverges équipa douze hommes et ne manquait pas à la manœuvre. Puis il s’installait chez l’épicier et payait des petits verres au premier venu. Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles. Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands ; d’autres travaillaient dans les manufactures d’indiennes ou à une fabrique de papiers, nouvellement établie. Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait boire les intimes chez Mme Castillon. Mais les paysans étaient plus nombreux et, les jours de marché, M. de Faverges, se promenant sur la place, s’informait de leurs besoins, tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre, comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement pourvu qu’on diminuât les impôts. À force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu’on le porterait à l’Assemblée. M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant à ne pas se compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi ; un rustre, un crétin. Le docteur s’en indigna. Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c’était la conscience de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus vaste allait se développer ; quelle revanche ! Il rédigea une profession de foi et vint la lire à MM. Bouvard et Pécuchet. Ils l’en félicitèrent ; leurs doctrines étaient les mêmes. Cependant, ils écrivaient mieux, connaissaient l’histoire, pouvaient aussi bien que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas ? Mais lequel devait se présenter ? Et une lutte de délicatesse s’engagea. Pécuchet préférait à lui-même, son ami. — Non, ça te revient ! tu as plus de prestance ! — Peut-être, répondait Bouvard, mais toi plus de toupet ! Et, sans résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite. Ce vertige de la députation en avait gagné d’autres. Le capitaine y rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et l’instituteur aussi, dans son école, et le curé aussi, entre deux prières, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en train de dire — Faites, ô mon Dieu ! que je sois député ! Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux, et lui exposa les chances qu’il avait. Le capitaine n’y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute, mais peu chéri de ses confrères et spécialement des pharmaciens. Tous clabauderaient contre lui ; le peuple ne voulait pas d’un Monsieur ; ses meilleurs malades le quitteraient ; et, ayant pesé ces arguments, le médecin regretta sa faiblesse. Dès qu’il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux militaires, on s’oblige. Mais le garde champêtre, tout dévoué à Foureau, refusa net de le servir. Le curé démontra à M. de Faverges que l’heure n’était pas venue. Il fallait donner à la République le temps de s’user. Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu’il ne serait jamais assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, l’emplirent d’incertitudes, lui ôtèrent toute confiance. Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint que, s’il échouait, sa destitution était certaine. Enfin Monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille. Donc, il ne restait que Foureau. Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté pour les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son avarice, et même persuadèrent à Gouy qu’il voulait rétablir l’ancien régime. Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l’exécrait d’une haine accumulée dans l’âme de ses aïeux pendant dix siècles, et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde. Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire ; et, le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne s’en doutât, pouvaient réussir. Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne trancha rien, et ils allèrent consulter là-dessus le docteur. Il leur apprit une nouvelle Flacardoux, rédacteur du Calvados, avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre. Mais la politique les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes. Flacardoux l’emporta. M. le comte s’était rejeté sur la garde nationale, sans obtenir l’épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer Beljambe. Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux. Il avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les manœuvres, et émettre des observations. N’importe ! Il trouvait monstrueux qu’on préférât un aubergiste à un ancien capitaine de l’Empire, et il dit, après l’envahissement de la Chambre au 15 mai — Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne m’étonne plus de ce qui arrive ! La réaction commençait. On croyait aux purées d’ananas de Louis Blanc, au lit d’or de Flocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin, et comme la province prétend connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles ne doutaient pas de ses intentions, et admettaient les rumeurs les plus absurdes. M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre l’arrivée en Normandie du Comte de Chambord. Joinville, d’après Foureau, se disposait, avec ses marins, à vous réduire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte serait consul. Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient dans la campagne. Un dimanche c’était dans les premiers jours de juin, un gendarme, tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d’Acqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles. Les auvents se fermèrent, le conseil municipal s’assembla, et résolut, pour prévenir des malheurs, qu’on ne ferait aucune résistance. La gendarmerie fut même consignée, avec l’injonction de ne pas se montrer. Bientôt on entendit comme un grondement d’orage. Puis le chant des Girondins ébranla les carreaux ; et des hommes, bras dessus, bras dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, dépenaillés. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s’élevait. Gorju et deux de ses compagnons entrèrent dans la salle. L’un était maigre et à figure chafouine, avec un gilet de tricot, dont les rosettes pendaient. L’autre, noir de charbon, un mécanicien sans doute, avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et des savates de lisière. Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l’épaule. Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siégeant autour de la table couverte d’un tapis bleu, les regardaient blêmes d’angoisse. — Citoyens ! dit Gorju, il nous faut de l’ouvrage ! Le maire tremblait ; la voix lui manqua. Marescot répondit à sa place que le conseil aviserait immédiatement ; et, les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs idées. La première fut de tirer du caillou. Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d’Angleville à Tournebu. Celui de Bayeux rendait absolument le même service. On pouvait curer la mare ! ce n’était pas un travail suffisant ; ou bien creuser une seconde mare ! mais à quelle place ? Langlois était d’avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas d’inondation ; mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères. Impossible de rien conclure ! … Pour calmer la foule, Coulon descendit sur le péristyle, et annonça qu’ils préparaient des ateliers de charité. — La charité ? Merci ! s’écria Gorju. À bas les aristos ! Nous voulons le droit au travail ! C’était la question de l’époque, il s’en faisait un moyen de gloire, on applaudit. En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné jusque-là, et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait ; la mairie était cernée ; le conseil n’échapperait pas. — Où trouver de l’argent ? disait Bouvard. — Chez les riches ! D’ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux. — Et si on n’a pas besoin de travaux ? — On en fera par avance ! — Mais les salaires baisseront ! riposta Pécuchet. Quand l’ouvrage vient à manquer, c’est qu’il y a trop de produits ! et vous réclamez pour qu’on les augmente ! Gorju se mordait la moustache. — Cependant …, avec l’organisation du travail … — Alors le gouvernement sera le maître ! Quelques-uns, autour d’eux, murmurèrent — Non ! non ! plus de maîtres ! Gorju s’irrita. — N’importe ! on doit fournir aux travailleurs un capital, ou bien instituer le crédit ! — De quelle manière ? — Ah ! je ne sais pas ! mais on doit instituer le crédit ! — En voilà assez, dit le mécanicien, ils nous embêtent, ces farceurs-là. Et il gravit le perron, déclarant qu’il enfoncerait la porte. Placquevent l’y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés — Avance un peu ! Le mécanicien recula. Une huée de la foule parvint dans la salle ; tous se levèrent, ayant envie de s’enfuir. Le secours de Falaise n’arrivait pas ! On déplorait l’absence de M. le comte. Marescot tortillait une plume, le père Coulon gémissait. Heurtaux s’emporta pour qu’on fît donner les gendarmes. — Commandez-les ! dit Foureau. — Je n’ai pas d’ordre ! Le bruit redoublait, cependant. La place était couverte de monde ; et tous observaient le premier étage de la mairie, quand, à la croisée du milieu, sous l’horloge, on vit paraître Pécuchet. Il avait pris adroitement l’escalier de service, et, voulant faire comme Lamartine, il se mit à haranguer le peuple — Citoyens ! Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de prestige. L’homme au tricot l’interpella — Est-ce que vous êtes ouvrier ? — Non. — Patron, alors ? — Pas davantage. — Eh bien, retirez-vous ! — Pourquoi ? reprit fièrement Pécuchet. Et aussitôt, il disparut dans l’embrasure, empoigné par le mécanicien. Gorju vint à son aide. — Laisse-le ! c’est un brave ! Ils se colletaient. La porte s’ouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la décision municipale. Hurel l’avait suggérée. Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui mènerait au château de Faverges. C’est un sacrifice que s’imposait la commune dans l’intérêt des travailleurs. Ils se dispersèrent. En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des exclamations, la veuve criait plus fort, et à leur aspect — Ah ! c’est bien heureux ! depuis trois heures que je vous attends ! Mon pauvre jardin, plus une seule tulipe ! des cochonneries partout sur le gazon ! Pas moyen de le faire démarrer. — Qui cela ? — Le père Gouy ! Il était venu avec une charrette de fumier, et l’avait jetée tout à vrac au milieu de l’herbe. Il laboure maintenant ! Dépêchez-vous pour qu’il finisse ! — Je vous accompagne ! dit Bouvard. Au bas des marches, en dehors, un cheval, dans les brancards d’un tombereau, mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu les dahlias, et des mottes de fumier noir, comme des taupinières, bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur. Un jour, Mme Bordin avait dit négligemment qu’elle voulait le retourner. Il s’était mis à la besogne, et malgré sa défense continuait. C’est de cette manière qu’il entendait le droit au travail, les discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle. Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard. Mme Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d’œuvre et garda le fumier. Elle était judicieuse l’épouse du médecin, et même celle du notaire, bien que d’un rang supérieur, la considéraient. Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n’advint. Gorju avait quitté le pays. Cependant, la garde nationale était toujours sur pied le dimanche, une revue, promenades militaires quelquefois et, chaque nuit, des rondes. Elles inquiétaient le village. On tirait les sonnettes des maisons, par facétie ; on pénétrait dans les chambres où des époux ronflaient sur le même traversin ; alors on disait des gaudrioles, et le mari, se levant, allait vous chercher des petits verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos, on y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui s’ennuyait à la porte l’entre-bâillait à chaque minute. L’indiscipline régnait, grâce à la mollesse de Beljambe. Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d’accord pour voler au secours de Paris » ; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie, Marescot son étude, le docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers, M. de Faverges était à Cherbourg. Beljambe s’alita. Le capitaine grommelait — On n’a pas voulu de moi, tant pis ! Et Bouvard eut la sagesse de retenir Pécuchet. Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin. Des paniques survenaient, causées par l’ombre d’une meule, ou les formes des branches une fois, tous les gardes nationaux s’enfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un fusil, et qui les tenait en joue. Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous la hêtrée, entendit quelqu’un devant elle. — Qui vive ? Pas de réponse ! On laissa l’individu continuer sa route, en le suivant à distance, car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête ; mais quand on fut dans le village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous à la fois, se précipitèrent sur lui, en criant — Vos papiers ! Ils le houspillaient, l’accablaient d’injures. Ceux du corps de garde étaient sortis. On l’y traîna, et, à la lueur de la chandelle brûlant sur le poêle, on reconnut enfin Gorju. Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup. Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la hêtrée, ce qu’il revenait faire à Chavignolles, l’emploi de son temps depuis six semaines. Ça ne les regardait pas. Il était libre. Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait provisoirement le coffrer. Bouvard s’interposa. — Inutile ! reprit le maire. On connaît vos opinions. — Cependant ? — Ah ! prenez garde, je vous en avertis ! Prenez garde. Bouvard n’insista plus. Gorju alors se tourna vers Pécuchet — Et vous, patron, vous ne dites rien ? Pécuchet baissa la tête, comme s’il eût douté de son innocence. Le pauvre diable eut un sourire d’amertume. — Je vous ai défendu pourtant ! Au petit jour, deux gendarmes l’emmenèrent à Falaise. Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant au bouleversement de la société. De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer prochainement un certificat de bonne vie et mœurs et, leur signature devant être légalisée par le maire ou par l’adjoint, ils préférèrent demander ce petit service à Marescot. On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats de vieille faïence, une horloge de Boule occupait le panneau le plus étroit. Sur la table d’acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, une théière, des bols. Mme Marescot traversa l’appartement dans un peignoir de cachemire bleu. C’était une Parisienne qui s’ennuyait à la campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal de l’autre ; et tout de suite, d’un air aimable, il apposa son cachet, bien que leur protégé fût un homme dangereux. — Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles !… — Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez ! — Cependant, reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entre les phrases innocentes et les coupables ? Telle chose défendue maintenant sera, par la suite, applaudie. Et il blâma la manière féroce dont on traitait les insurgés. Marescot allégua naturellement la défense de la société, le salut public, loi suprême. — Pardon, dit Pécuchet, le droit d’un seul est aussi respectable que celui de tous et vous n’avez rien à lui objecter que la force, s’il retourne contre vous l’axiome. Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement. Pourvu qu’il continuât à faire des actes, et à vivre au milieu de ses assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices pouvaient se présenter sans l’émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il s’excusa. Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs parlaient maintenant comme Robespierre. Autre sujet d’étonnement Cavaignac baissait. La garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollin s’était perdu, même dans l’esprit de Vaucorbeil. Les débats sur la constitution n’intéressèrent personne et, au 10 décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte. Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l’encontre du Peuple, et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel. Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d’intelligence. Un ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau, les électeurs n’étant pas même contraints de savoir lire c’est pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans l’élection présidentielle. — Aucune, reprit Bouvard ; je crois plutôt à la sottise du Peuple. Pense à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l’eau des châtelaines, etc. Ces nigauds forment la masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rentes ? C’est qu’une agglomération trop nombreuse est une cause de mort. De même, par le fait seul de la foule, les germes de bêtise qu’elle contient se développent et il en résulte des effets incalculables. — Ton scepticisme m’épouvante ! dit Pécuchet. Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur apprit l’expédition de Rome. On n’attaquerait pas les Italiens, mais il nous fallait des garanties. Autrement, notre influence était ruinée. Rien de plus légitime que cette intervention. Bouvard écarquilla les yeux. — À propos de la Pologne, vous souteniez le contraire ? — Ce n’est plus la même chose ! Maintenant, il s’agissait du pape. Et M. de Faverges, en disant Nous voulons, nous ferons, nous comptons bien », représentait un groupe. Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La plèbe, en somme, valait l’aristocratie. Le droit d’intervention leur semblait louche. Ils en cherchèrent les principes dans Calvo, Martens, Vatel ; et Bouvard conclut — On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir un peuple, ou, par précaution, en vue d’un danger. Dans les deux cas, c’est un attentat au droit d’autrui, un abus de la force, une violence hypocrite ! — Cependant, dit Pécuchet, les peuples, comme les hommes, sont solidaires. — Peut-être ! Et Bouvard se mit à rêver. Bientôt commença l’expédition de Rome. À l’intérieur, en haine des idées subversives, l’élite des bourgeois parisiens saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l’ordre se formait. Il avait pour chefs dans l’arrondissement, M. le comte, Foureau, Marescot, le curé. Tous les jours, vers 4 heures, ils se promenaient d’un bout à l’autre de la place, et causaient des événements. L’affaire principale était la distribution des brochures. Les titres ne manquaient pas de saveur Dieu le voudra ; le Partageux ; Sortons du gâchis ; Où allons-nous ? Ce qu’il y avait de plus beau, c’était les dialogues en style villageois, avec des jurons et des fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par une loi nouvelle, le colportage se trouvait aux mains des préfets, et on venait de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie immense victoire. Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles obéit à la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son peuplier sur une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes, et on offrit la souche à M. le curé, qui l’avait béni pourtant ! quelle dérision ! L’instituteur ne cacha pas sa manière de penser. Bouvard et Pécuchet l’en félicitèrent un jour qu’ils passaient devant sa porte. Le lendemain, il se présenta chez eux. À la fin de la semaine, ils lui rendirent sa visite. Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maître d’école, en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffée d’un madras, allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe, un mioche hideux jouait par terre, à ses pieds ; l’eau du savonnage qu’elle faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison. — Vous voyez, dit l’instituteur, comme le gouvernement nous traite. Et tout de suite, il s’en prit à l’infâme capital. Il fallait le démocratiser, affranchir la matière ! — Je ne demande pas mieux ! dit Pécuchet. Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l’assistance. — Encore un droit ! dit Bouvard. N’importe ! le provisoire avait été mollasse, en n’ordonnant pas la fraternité. — Tâchez donc de l’établir ! Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme de monter un flambeau dans son cabinet. Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés des orateurs de la Gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de sapin. On avait, pour s’asseoir, une chaise, un tabouret et une vieille caisse à savon ; il affectait d’en rire. Mais la misère plaquait ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier, un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait. — Voilà, d’ailleurs, ce qui me soutient ! C’était un amas de journaux, sur une planche, et il exposa, en paroles fiévreuses, les articles de sa foi désarmement des troupes, abolition de la magistrature, égalité des salaires, niveau moyen par lequel on obtiendrait l’âge d’or, sous la forme de la République, avec un dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça, rondement ! Puis il atteignit une bouteille d’anisette et trois verres, afin de porter un toast au héros, à l’immortelle victime, au grand Maximilien ! Sur le seuil, la robe noire du curé parut. Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l’instituteur et lui dit presque à voix basse — Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle ? — Ils n’ont rien donné, reprit le maître d’école. — C’est de votre faute ! — J’ai fait ce que j’ai pu ! — Ah ! vraiment ? Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se rasseoir, et s’adressant au curé — Est-ce tout ? L’abbé Jeufroy hésita ; puis, avec un sourire qui tempérait sa réprimande — On trouve que vous négligez un peu l’histoire sainte. — Oh ! l’histoire sainte ! reprit Bouvard. — Que lui reprochez-vous, monsieur ? — Moi, rien. Seulement il y a peut-être des choses plus utiles que l’anecdote de Jonas et les rois d’Israël ! — Libre à vous ! répliqua sèchement le prêtre. Et, sans souci des étrangers, ou à cause d’eux — L’heure du catéchisme est trop courte ! Petit leva les épaules. — Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires ! Les 10 francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place. Mais la soutane l’exaspérait — Tant pis, vengez-vous ! — Un homme de mon caractère ne se venge pas, dit le prêtre, sans s’émouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous attribue la surveillance de l’instruction primaire. — Eh ! je le sais bien, s’écria l’instituteur. Elle appartient même aux colonels de gendarmerie ! Pourquoi pas au garde-champêtre ! ce serait complet ! Et il s’affaissa sur l’escabeau, mordant son poing, retenant sa colère, suffoqué par le sentiment de son impuissance. L’ecclésiastique le toucha légèrement sur l’épaule. — Je n’ai pas voulu vous affliger, mon ami ! Calmez-vous ! Un peu de raison !… Voilà Pâques bientôt j’espère que vous donnerez l’exemple en communiant avec les autres. — Ah ! c’est trop fort ! moi ! moi ! me soumettre à de pareilles bêtises ! Devant ce blasphème, le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa mâchoire tremblait — Taisez-vous, malheureux ! taisez-vous !… Et c’est sa femme qui soigne les linges de l’église ! — Eh bien ! quoi ? Qu’a-t-elle fait ? — Elle manque toujours la messe ! Comme vous, d’ailleurs ! — Eh ! on ne renvoie pas un maître d’école pour ça ! — On peut le déplacer ! Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l’ombre. Petit, la tête sur la poitrine, songeait. Ils arriveraient à l’autre bout de la France, leur dernier sou mangé par le voyage, et il retrouverait là-bas, sous des noms différents, le même curé, le même recteur, le même préfet ; tous jusqu’au ministre, étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante ! Il avait reçu déjà un avertissement, d’autres viendraient. Ensuite ? et dans une sorte d’hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux qu’il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de poste ! À ce moment-là, sa femme dans la cuisine fut prise d’une quinte de toux ; le nouveau-né se mit à vagir et le marmot pleurait. — Pauvres enfants ! dit le prêtre d’une voix douce. Le père alors éclata en sanglots — Oui ! oui ! tout ce que l’on voudra ! — J’y compte, reprit le curé. Et, ayant fait la révérence — Messieurs, bien le bonsoir ! Le maître d’école restait la figure dans les mains. Il repoussa Bouvard. — Non ! laissez-moi ! j’ai envie de crever ! je suis un misérable ! Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait. On l’appliquait maintenant à raffermir l’ordre social. La République allait bientôt disparaître. Trois millions d’électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel. Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique était réputée dangereuse. Les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels et le peuple semblait content. Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres. M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l’Eure, fut porté à la Législative, et sa réélection au conseil général du Calvados était d’avance certaine. Il jugea bon d’offrir un déjeuner aux notables du pays. Le vestibule où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes d’or aux lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe immédiatement les frappa comme une politesse qu’on leur faisait ; et en entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de viandes sur les plats d’argent, avec la rangée des verres devant chaque assiette, les hors-d’œuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les visages s’épanouirent. Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes d’excuser la comtesse, empêchée par une migraine ; et, après des compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle le projet d’une descente en Angleterre par Changarnier. Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants, Foureau dans l’intérêt du commerce. — Vous exprimez, dit Pécuchet, des sentiments du moyen âge ! — Le moyen âge avait du bon ! reprit Marescot. Ainsi, nos cathédrales !… — Cependant, monsieur, les abus !… — N’importe, la Révolution ne serait pas arrivée !… — Ah ! la Révolution, voilà le malheur ! dit l’ecclésiastique, en soupirant. — Mais tout le monde y a contribué ! et excusez-moi, monsieur le comte les nobles eux-mêmes par leur alliance avec les philosophes ! — Que voulez-vous ! Louis XVIII a légalisé la spoliation ! Depuis ce temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases !… Un roastbeef parut, et durant quelques minutes on n’entendit que le bruit des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots répétés Madère ! Sauterne ! » La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment s’arrêter sur le penchant de l’abîme ? — Chez les Athéniens, dit Marescot, chez les Athéniens, avec lesquels nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens électoral. — Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre ; tout le désordre vient de Paris. — Décentralisons ! dit le notaire. — Largement ! reprit le comte. D’après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu’à interdire ses routes aux voyageurs, si elle le juge convenable. Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses, champignons, légumes en salade, rôtis d’alouettes, bien des sujets furent traités le meilleur système d’impôts, les avantages de la grande culture, l’abolition de la peine de mort ; le sous-préfet n’oublia pas de citer ce mot charmant d’un homme d’esprit Que messieurs les assassins commencent ! » Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l’entouraient avec celles que l’on disait, car il semble toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au dessert, et entrevoyait les compotiers dans un brouillard. On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga… M. de Faverges, qui connaissait son monde, fit déboucher du champagne. Les convives, en trinquant, burent au succès de l’élection, et il était plus de 3 heures quand ils passèrent dans le fumoir, pour prendre le café. Une caricature du Charivari traînait sur une console, entre des numéros de l’Univers ; cela représentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un œil. Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup. Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans les capitons des meubles. L’abbé, voulant convaincre Girbal, attaqua Voltaire. Coulon s’endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour Chambord. — Les abeilles prouvent la monarchie. — Mais les fourmilières, la République ! Du reste, le médecin n’y tenait plus. — Vous avez raison ! dit le sous-préfet. La forme du gouvernement importe peu ! — Avec la liberté ! objecta Pécuchet. — Un honnête homme n’en a pas besoin, répliqua Foureau. Je ne fais pas de discours, moi ! Je ne suis pas journaliste ! et je vous soutiens que la France veut être gouvernée par un bras de fer ! Tous réclamaient un sauveur. Et en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui disait à l’abbé Jeufroy — Il faut rétablir l’obéissance. L’autorité se meurt si on la discute ! Le droit divin, il n’y a que ça ! — Parfaitement, Monsieur le comte ! Les pâles rayons d’un soleil d’octobre s’allongeaient derrière les bois, un vent humide soufflait ; et en marchant sur les feuilles mortes, ils respiraient comme délivrés. Tout ce qu’ils n’avaient pu dire s’échappa en exclamations ! — Quels idiots ! quelle bassesse ! Comment imaginer tant d’entêtement ! D’abord que signifie le droit divin ? L’ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur l’esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante. La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l’anglais Filmer. La voici Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut transmise à ses descendants, et la puissance du roi émane de Dieu Il est son image », écrit Bossuet. L’empire paternel accoutume à la domination d’un seul. On a fait les rois d’après le modèle des pères. Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que le monarque sur les siens. La royauté n’existe que par le choix populaire, et même l’élection était rappelée dans la cérémonie du sacre, où deux évêques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et aux manants s’ils l’acceptaient pour tel. Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit de faire tout ce qu’il veut », dit Helvétius, de changer sa constitution », dit Vatel, de se révolter contre l’injustice, prétendent Glafey, Hotman, Mably, etc. ! et saint Thomas d’Aquin l’autorise à se délivrer d’un tyran. Il est même, dit Jurieu, dispensé d’avoir raison. » Étonnés de l’axiome, ils prirent le Contrat social de Rousseau. Pécuchet alla jusqu’au bout ; puis, fermant les yeux et se renversant la tête, il en fit l’analyse On suppose une convention par laquelle l’individu aliéna sa liberté. Le Peuple, en même temps, s’engageait à le défendre contre les inégalités de la Nature, et le rendait propriétaire des choses qu’il détient. Où est la preuve du contrat ? Nulle part ! et la communauté n’offre pas de garantie. Les citoyens s’occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des métiers, Rousseau conseille l’esclavage. Les sciences ont perdu le genre humain. Le théâtre est corrupteur, l’argent funeste, et l’État doit imposer une religion, sous peine de mort. Comment ! se dirent-ils, voilà le pontife de la démocratie ! » Tous les réformateurs l’ont copié ; et ils se procurèrent l’Examen du socialisme, par Morant. Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne. Au sommet le Père, à la fois pape et empereur. Abolition des héritages, tous les biens, meubles et immeubles composant un fonds social, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industriels gouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre ; on aura pour chef celui qui aime le plus ». Il manque une chose, la femme. De l’arrivée de la femme dépend le salut du monde. — Je ne comprends pas. — Ni moi ! Et ils abordèrent le fouriérisme. Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l’attraction soit libre, et l’harmonie s’établira. Notre âme enferme douze passions principales cinq égoïstes, quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à l’individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes de groupes, ou séries, dont l’ensemble est la phalange, société de dix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmènent les travailleurs dans la campagne, et les ramènent le soir. On porte des étendards, on se donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute femme, si elle y tient, possède trois hommes le mari, l’amant et le géniteur. Pour les célibataires, le bayadérisme est institué. — Ça me va ! dit Bouvard. Et il se perdit dans les rêves du monde harmonien. Par la restauration des climatures, la terre deviendra plus belle ; par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires, dégelées sous les aurores boréales. Car tout se produit par la conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles, et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une émission prolifique. — Cela me passe, dit Pécuchet. Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de salaire. Louis Blanc, dans l’intérêt des ouvriers, veut qu’on abolisse le commerce extérieur ; Lafarelle qu’on impose les machines ; un autre, qu’on dégrève les boissons, ou qu’on refasse les jurandes, ou qu’on distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et réclame pour l’État le monopole du sucre. — Ces socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie. — Mais non ! — Si fait ! — Tu es absurde ! — Toi, tu me révoltes ! Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les résumés. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant — Lis toi-même ! Ils nous proposent comme exemple les Esséniens, les Frères Moraves, les jésuites du Paraguay, et jusqu’au régime des prisons. Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes accouchent à l’hôpital ; quant aux livres, défense d’en imprimer sans l’autorisation de la République. — Mais Cabet est un idiot. — Maintenant, voilà du Saint-Simon les publicistes soumettront leurs travaux à un comité d’industriels ; et du Pierre Leroux la loi forcera les citoyens à entendre un orateur ; et de l’Auguste Comte les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront toutes les œuvres de l’esprit, et engageront le pouvoir à régler la procréation. Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua. — Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens ; cependant ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarotti avec une chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d’autres. Ils auraient pu vivre tranquilles ; mais non ! ils ont marché dans leur voie, la tête au ciel, comme des héros. — Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera grâce aux théories d’un monsieur ? — Qu’importe ! dit Pécuchet, il est temps de ne plus croupir dans l’égoïsme ! Cherchons le meilleur système ! — Alors, tu comptes le trouver ? — Certainement ! — Toi ? Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre sautaient d’accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette sous l’aisselle, il répétait — Ah ! ah ! ah ! d’une façon irritante. Pécuchet sortit de l’appartement, en faisant claquer la porte. Germaine le héla par toute la maison, et on le découvrit au fond de sa chambre, dans une bergère, sans feu ni chandelle et la casquette sur les sourcils. Il n’était pas malade, mais se livrait à ses réflexions. La brouille étant passée, ils reconnurent qu’une base manquait à leurs études l’économie politique. Ils s’enquirent de l’offre et de la demande, du capital et du loyer, de l’importation, de la prohibition. Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d’une botte dans le corridor. La veille, comme d’habitude, il avait tiré lui-même tous les verrous, et il appela Bouvard qui dormait profondément. Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença pas. Les servantes, interrogées, n’avaient rien entendu. Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu d’une plate-bande, près de la claire-voie, l’empreinte d’une semelle, et deux bâtons du treillage étaient rompus. On l’avait escaladé, évidemment. Il fallait prévenir le garde champêtre. Comme il n’était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l’épicier. Que vit-il dans l’arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi les buveurs ? Gorju ! Gorju nippé comme un bourgeois, et régalant la compagnie. Cette rencontre était insignifiante. Bientôt ils arrivèrent à la question du Progrès. Bouvard n’en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en littérature, il est moins clair ; et si le bien-être augmente, la splendeur de la vie a disparu. Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier — Je trace obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois qu’elle s’abaisse, ne verraient plus l’horizon. Elle se relève pourtant, et malgré ses détours, ils atteindront le sommet. Telle est l’image du Progrès. Mme Bordin entra. C’était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal. Ils lurent bien vite, et côte à côte, l’appel au peuple, la dissolution de la Chambre, l’emprisonnement des députés. Pécuchet devint blême. Bouvard considérait la veuve. — Comment ? vous ne dites rien ! — Que voulez-vous que j’y fasse ? Ils oubliaient de lui offrir un siège. — Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir ! Ah ! vous n’êtes guère aimables aujourd’hui ! Et elle sortit, choquée de leur impolitesse. La surprise les avait rendus muets. Puis ils allèrent dans le village épandre leur indignation. Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment. Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait désormais une politique d’affaires. Beljambe ignorait les événements, et s’en moquait d’ailleurs. Sous les halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil. Le médecin était revenu de tout ça. — Vous avez bien tort de vous tourmenter ! Foureau passa près d’eux, en disant d’un air narquois — Enfoncés les démocrates ! Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin — Vive l’empereur ! Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappé au carreau, le maître d’école quitta sa classe. Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait le peuple. — Ah ! ah ! messieurs les députés, à votre tour ! La fusillade, sur les boulevards, eut l’approbation de Chavignolles. Pas de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes ! Dès qu’on se révolte, on est un scélérat. — Remercions la Providence ! disait le curé, et après elle Louis Bonaparte. Il s’entoure des hommes les plus distingués ! Le comte de Faverges deviendra sénateur. Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent. Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire. — Veux-tu savoir mon opinion ? dit Pécuchet. Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement ! Bouvard songeait — Hein, le Progrès, quelle blague ! Il ajouta — Et la Politique, une belle saleté ! — Ce n’est pas une science, reprit Pécuchet. L’art militaire vaut mieux, on prévoit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre ? — Ah ! merci ! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre baraque et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages ! » — Comme tu voudras ! Mélie, dans la cour, tirait de l’eau. La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins, et on voyait alors ses bas bleus jusqu’à la hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait son bras droit, tandis qu’elle tournait un peu la tête, et Pécuchet, en la regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini. VII Des jours tristes commencèrent. Ils n’étudiaient plus dans la peur de déceptions ; les habitants de Chavignolles s’écartaient d’eux, les journaux tolérés n’apprenaient rien, et leur solitude était profonde, leur désœuvrement complet. Quelquefois ils ouvraient un livre, et le refermaient ; à quoi bon ? En d’autres jours, ils avaient l’idée de nettoyer le jardin, au bout d’un quart d’heure une fatigue les prenait ; ou de voir leur ferme, ils en revenaient écœurés ; ou de s’occuper de leur ménage, Germaine poussait des lamentations ; ils y renoncèrent. Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum, et déclara ces bibelots stupides. Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes ; l’arme, éclatant du premier coup, faillit le tuer. Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc écrase de sa monotonie un cœur sans espoir. On écoute le pas d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient frôler la vitre, puis tournoie et s’en va. Des glas indistincts sont apportés par le vent. Au fond de l’étable, une vache mugit. Ils bâillaient l’un devant l’autre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule, attendaient les repas ; et l’horizon était toujours le même des champs en face, à droite l’église, à gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpétuellement, d’un air lamentable. Des habitudes, qu’ils avaient tolérées, les faisaient souffrir. Pécuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir, Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. Des contestations s’élevaient, à propos des plats ou de la qualité du beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes. Un événement avait bouleversé Pécuchet. Deux jours après l’émeute de Chavignolles, comme il promenait son déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes touffus, et il entendit derrière son dos une voix crier — Arrête ! C’était Mme Castillon. Elle courait de l’autre côté, sans l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna. C’était Gorju ; et ils s’abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les séparant de lui. — Est-ce vrai ? dit-elle, tu vas te battre ? Pécuchet se coula dans le fossé, pour entendre — Eh bien ! oui, répliqua Gorju, je vais me battre ! Qu’est-ce que ça te fait ? — Il le demande ! s’écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es tué, mon amour ! Oh reste ! Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient. — Laisse-moi tranquille ! je dois partir ! Elle eut un ricanement de colère. — L’autre l’a permis, hein ? — N’en parle pas ! Il leva son poing fermé. — Non ! mon ami, non ! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette. Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés jaunes. Tout au loin, la bâche d’une voiture glissait lentement. Une torpeur s’étalait dans l’air ; pas un cri d’oiseau, pas un bourdonnement d’insecte. Gorju s’était coupé une badine, et en raclait l’écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tête. Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les dettes qu’elle avait soldées, ses engagements d’avenir, sa réputation perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la grange ; si bien qu’une fois son mari, croyant à un voleur, avait lâché, par la fenêtre, un coup de pistolet. La balle était encore dans le mur. — Du moment que je t’ai connu, tu m’as semblé beau comme un prince. J’aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur ! Elle ajouta plus bas — Je suis en folie de ta personne ! Il souriait, flatté dans son orgueil. Elle le prit à deux mains par les flancs, et la tête renversée, comme en adoration. — Mon cher cœur ! mon cher amour ! mon âme ! ma vie ! Voyons, parle, que veux-tu ? Est-ce de l’argent ? On en trouvera. J’ai eu tort ! je t’ennuyais ! pardon ! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois du champagne, fais la noce, je te permets tout, tout. Elle murmura dans un effort suprême — Jusqu’à elle !… pourvu que tu reviennes à moi. Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour l’empêcher de tomber, et elle balbutiait — Cher cœur ! cher amour ! comme tu es beau ! mon Dieu, que tu es beau ! Pécuchet, immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les regardait, en haletant. — Pas de faiblesse ! dit Gorju, je n’aurais qu’à manquer la diligence ! on prépare un fameux coup de chien ; j’en suis ! Donne-moi dix sous, pour que je paye un gloria au conducteur. Elle tira cinq francs de sa bourse. — Tu me les rendras bientôt. Aie un peu de patience ! Depuis le temps qu’il est paralysé ! songe donc ! Et si tu voulais, nous irions à la chapelle de la Croix-Janval, et là, mon amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de t’épouser, dès qu’il sera mort ! — Eh ! il ne meurt jamais, ton mari ! Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa ; et se cramponnant à ses épaules — Laisse-moi partir avec toi ! je serai ta domestique ! Tu as besoin de quelqu’un. Mais ne t’en va pas ! ne me quitte pas ! La mort plutôt ! Tue-moi ! Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les baiser ; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts s’éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles, et comme elle le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières rouges et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la repoussa. — Arrière, la vieille ! Bonsoir ! Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d’or qui pendait à son cou, et la jetant vers lui — Tiens ! canaille ! Gorju s’éloignait, en tapant avec sa badine les feuilles des arbres. Mme Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles éteintes, elle resta sans faire un mouvement, pétrifiée dans son désespoir ; n’étant plus un être, mais une chose en ruines. Ce qu’il venait de surprendre fut, pour Pécuchet, comme la découverte d’un monde, tout un monde ! qui avait des lueurs éblouissantes, des floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors, et des abîmes d’une profondeur infinie ; un effroi s’en dégageait, qu’importe ! Il rêva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l’inspirer comme lui. Pourtant il exécrait Gorju, et, au corps de garde, avait eu peine à ne pas le trahir. L’amant de Mme Castillon l’humiliait par sa taille mince, ses accroche-cœurs égaux, sa barbe floconneuse, un air de conquérant ; tandis que sa chevelure, à lui…, se collait sur son crâne comme une perruque mouillée ; son torse, dans sa houppelande, ressemblait à un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie était sévère. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité, et son ami ne l’aimait plus. Bouvard l’abandonnait tous les soirs. Après la mort de sa femme, rien ne l’eût empêché d’en prendre une autre, et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison. Il était trop vieux pour y songer. Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent n’avait bougé, et, à l’idée qu’il pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse. Mme Bordin surgit dans sa mémoire. Elle lui avait fait des avances la première fois, lors de l’incendie des meules ; la seconde, à leur dîner ; puis dans le muséum, pendant la déclamation, et dernièrement elle était venue sans rancune, trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et y retourna, se promettant de la séduire. Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant de l’eau, il lui parlait plus souvent ; et soit qu’elle balayât le corridor, ou qu’elle étendît du linge, ou qu’elle tournât les casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir, surpris lui-même de ses émotions, comme dans l’adolescence. Il en avait les fièvres et les langueurs, et était persécuté par le souvenir de Mme Castillon, étreignant Gorju. Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s’y prennent pour avoir des femmes. — On leur fait des cadeaux, on les régale au restaurant. — Très bien ! Mais ensuite ? — Il y en a qui feignent de s’évanouir, pour qu’on les porte sur un canapé ; d’autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les meilleures vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se répandit en descriptions, qui incendièrent l’imagination de Pécuchet comme des gravures obscènes. — La première règle, c’est de ne pas croire à ce qu’elles disent. J’en ai connu qui, sous l’apparence de saintes, étaient de véritables Messalines ! Avant tout, il faut être hardi ! Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement, ajournait sa décision, était d’ailleurs intimidé par la présence de Germaine. Espérant qu’elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de besogne, notait les fois qu’elle était grise, remarquait tout haut sa malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu’on la renvoya. Alors Pécuchet fut libre ! Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard ! Quel battement de cœur, dès que la porte était refermée ! Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté d’une chandelle ; de temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les yeux, pour l’ajuster dans la fente de l’aiguille. D’abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Était-ce, par exemple, ceux du genre de Bouvard ? Pas du tout ; elle préférait les maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux ? — Jamais ! Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et l’exhortait à la sagesse. En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes blanches, d’où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue. Un soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il en ressentit un ébranlement jusqu’à la moelle des os. Une autre fois, il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, tant elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L’appartement tourna. Il n’y voyait plus. Il lui fit cadeau d’une paire de bottines, et la régalait souvent d’un verre d’anisette… Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, allumait le feu, poussait l’attention jusqu’à nettoyer les chaussures de Bouvard. Mélie ne s’évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et Pécuchet ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le satisfaire. Bouvard faisait assidûment la cour à Mme Bordin. Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-de-pigeon, qui craquait comme le harnais d’un cheval, tout en maniant par contenance sa longue chaîne d’or. Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou défunt son mari », autrefois huissier à Livarot. Puis elle s’informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître ses farces de jeune homme », sa fortune incidemment, par quels intérêts il était lié à Pécuchet. Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dînait chez elle, la netteté du service, l’excellence de la table. Une suite de plats d’une saveur profonde, que coupait par intervalles égaux un vieux pomard, les menait jusqu’au dessert, où ils étaient fort longtemps à prendre le café ; et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d’un duvet noir. Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard. Comme il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui passer les deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne recommença plus, mais il se figurait des rondeurs d’une amplitude et d’une consistance merveilleuse. Un soir que la cuisine de Mélie l’avait dégoûté, il eut une joie en entrant dans le salon de Mme Bordin. C’est là qu’il aurait fallu vivre ! Le globe de la lampe, couvert d’un papier rose, épandait une lumière tranquille. Elle était assise auprès du feu ; et son pied passait le bord de sa robe. Dès les premiers mots, l’entretien tomba. Cependant elle le regardait, les cils à demi fermés, d’une manière langoureuse, avec obstination. Bouvard n’y tint plus ! et s’agenouillant sur le parquet, il bredouilla — Je vous aime ! Marions-nous ! Mme Bordin respira fortement, puis, d’un air ingénu, dit qu’il plaisantait ; sans doute, on allait se moquer, ce n’était pas raisonnable. Cette déclaration l’étourdissait. Bouvard objecta qu’ils n’avaient besoin du consentement de personne. — Qui vous arrête ? est-ce le trousseau ? Notre linge a une marque pareille, un B ! nous unirons nos majuscules. L’argument lui plut. Mais une affaire majeure l’empêchait de se décider avant la fin du mois. Et Bouvard gémit. Elle eut la délicatesse de le reconduire, escortée de Marianne, qui portait un falot. Les deux amis s’étaient caché leur passion. Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard s’y opposait, il l’emmènerait vers d’autres lieux, fût-ce en Algérie, où l’existence n’est pas chère ! Mais rarement il formait de ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences. Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que Pécuchet ne s’y refusât ; alors il habiterait le domicile de son épouse. Un après-midi de la semaine suivante, c’était chez elle, dans son jardin, les bourgeons commençaient à s’ouvrir, et il y avait, entre les nuées, de grands espaces bleus ; elle se baissa pour cueillir des violettes, et dit, en les présentant — Saluez Mme Bouvard ! — Comment ! Est-ce vrai ? — Parfaitement vrai. Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. — Quel homme ! Puis, devenue sérieuse, l’avertit que bientôt elle lui demanderait une faveur. — Je vous l’accorde ! Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain. Personne, jusqu’au dernier moment, n’en devait rien savoir. — Convenu ! Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil. Pécuchet, le matin du même jour, s’était promis de mourir s’il n’obtenait pas les faveurs de sa bonne, et il l’avait accompagnée dans la cave, espérant que les ténèbres lui donneraient de l’audace. Plusieurs fois, elle avait voulu s’en aller ; mais il la retenait pour compter les bouteilles ; choisir des lattes, ou voir le fond des tonneaux, cela durait depuis longtemps. Elle se trouvait, en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite, les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé. — M’aimes-tu ? dit brusquement Pécuchet. — Oui ! je vous aime. — Eh bien, alors, prouve-le-moi ! Et l’enveloppant du bras gauche, il commença de l’autre main à dégrafer son corset. — Vous allez me faire du mal ? — Non ! mon petit ange ! N’aie pas peur ! — Si M. Bouvard… — Je ne lui dirai rien ! Sois tranquille ! Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s’y laissa tomber, les seins hors de la chemise, la tête renversée ; puis se cacha la figure sous un bras ; et un autre eût compris qu’elle ne manquait pas d’expérience. Bouvard, bientôt, arriva pour dîner. Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir ; Mélie les servait, impassible comme d’habitude ; Pécuchet tournait les yeux, pour éviter les siens, tandis que Bouvard, considérant les murs, songeait à des améliorations. Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux. — La sacrée garce ! — Qui donc ? — Mme Bordin. Et il conta qu’il avait poussé la démence jusqu’à vouloir en faire sa femme ; mais tout était fini, depuis un quart d’heure chez Marescot. Elle avait prétendu recevoir en dot les Écalles, dont il ne pouvait disposer, l’ayant comme la ferme, soldée en partie avec l’argent d’un autre. — Effectivement ! dit Pécuchet. — Et moi ! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur à son choix ! C’était celle-là ! j’y ai mis de l’entêtement ; si elle m’aimait, elle m’eût cédé ! La veuve, au contraire, s’était emportée en injures, avait dénigré son physique, sa bedaine. — Ma bedaine ! je te demande un peu ! Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes écartées. — Tu souffres ? dit Bouvard. — Oh ! oui ! je souffre ! Et ayant fermé la porte, Pécuchet, après beaucoup d’hésitations, confessa qu’il venait de se découvrir une maladie secrète. — Toi ? — Moi-même ! — Ah ! mon pauvre garçon ! qui te l’a donnée ! Il devint encore plus rouge, et dit d’une voix encore plus basse — Ce ne peut être que Mélie ! Bouvard en demeura stupéfait. La première chose était de renvoyer la jeune personne. Elle protesta d’un air candide. Le cas de Pécuchet était grave, pourtant ; mais, honteux de sa turpitude, il n’osait voir le médecin. Bouvard imagina de recourir à Barberou. Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle, persuadé qu’elle concernait Bouvard, et l’appela vieux roquentin, tout en le félicitant. — À mon âge ! disait Pécuchet, n’est-ce pas lugubre ! Mais pourquoi m’a-t-elle fait ça ? — Tu lui plaisais. — Elle aurait dû me prévenir. — Est-ce que la passion raisonne ! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin. Souvent, il l’avait surprise arrêtée devant les Écalles, dans la compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine, tant de manœuvres pour un peu de terre ! — Elle est avare ! Voilà l’explication ! Ils ruminaient ainsi leurs mécomptes, dans la petite salle, au coin du feu. Pécuchet, tout en avalant ses remèdes, Bouvard, en fumant des pipes, et ils dissertaient sur les femmes. — Étrange besoin, est-ce un besoin ? Elles poussent au crime, à l’héroïsme et à l’abrutissement. L’enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser ; ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat ; perfidie de la mer, variété de la lune. Ils dirent tous les lieux communs qu’elles ont fait répandre. C’était le désir d’en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords les prit. — Plus de femmes, n’est-ce pas ? Vivons sans elles ! Et ils s’embrassèrent avec attendrissement. Il fallait réagir ; et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, estima que l’hydrothérapie leur serait avantageuse. Germaine, revenue dès le départ de l’autre, charriait tous les matins, la baignoire dans le corridor. Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands seaux d’eau, puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les vit par la claire-voie ; et des personnes furent scandalisées. VIII Satisfaits de leur régime, ils voulurent s’améliorer le tempérament par de la gymnastique. Et ayant pris le manuel d’Amoros, ils en parcoururent l’atlas. Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des trapèzes, un tel déploiement de force et d’agilité excita leur envie. Cependant ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase, décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une montagne de gloire », colline artificielle, ayant trente-deux mètres de hauteur. Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent ; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât horizontal ; et quand ils furent habiles à le parcourir d’un bout à l’autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des contre-espaliers, Pécuchet gravit jusqu’au haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça. Les bâtons orthosométiques » lui plurent davantage, c’est-à-dire deux manches à balai reliés par deux cordes, dont la première se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets ; et pendant des heures, il gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes le long du corps. À défaut d’haltères, le charron tourna quatre morceaux de frêne, qui ressemblaient à des pains de sucre se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière ; mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N’importe, ils s’acharnèrent aux mils persanes » et même craignant qu’elles n’éclatassent, tous les soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap. Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s’élançaient du pied gauche, atteignaient l’autre bord, puis recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin ; et les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses extraordinaires, bondissant à l’horizon. L’automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre ; elle les ennuya. Que n’avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste, imaginé sous Louis XIV par l’abbé de Saint-Pierre. Comment était-ce construit, où se renseigner ? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre. Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux poulies vissées au plafond, passait une corde, tenant une traverse à chaque bout. Sitôt qu’ils l’avaient prise, l’un poussait la terre de ses orteils, l’autre baissait les bras jusqu’au niveau du sol ; le premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lâchant un peu la cordelette, montait à son tour ; en moins de cinq minutes, leurs membres dégouttelaient de sueur. Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâchèrent de devenir ambidextres, jusqu’à se priver de la main droite, temporairement. Ils firent plus Amoros indique les pièces de vers qu’il faut chanter dans les manœuvres, et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l’hymne no 9 Un roi, un roi juste est un bien sur la terre. Quand ils se battaient les pectoraux Amis, la couronne et la gloire, etc. Au pas de course À nous l’animal timide ! Atteignons le cerf rapide ! Oui ! nous vaincrons ! Courons ! courons ! courons ! Et plus haletants que des chiens, ils s’animaient au bruit de leurs voix. Un côté de la gymnastique les exaltait son emploi comme moyen de sauvetage. Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans des sacs, et ils prièrent le maître d’école de leur en fournir quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se rabattirent sur les secours aux blessés. L’un feignait d’être évanoui, et l’autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de précautions. Quant aux escalades militaires, l’auteur préconise l’échelle de Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en montant par la falaise. D’après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble, et l’attachèrent sous le hangar. Dès qu’on a enfourché le premier bâton, et saisi le troisième, on jette ses jambes en dehors, pour que le deuxième, qui était tout à l’heure contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on empoigne le quatrième et l’on continue. Malgré de prodigieux déhanchements, il leur fut impossible d’atteindre le deuxième échelon. Peut-être a-t-on moins de mal en s’accrochant aux pierres avec les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l’attaque du Fort-Chambray ? et pour vous rendre capable d’une telle action, Amoros possède une tour dans son établissement. Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l’assaut. Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d’un trou, eut peur et fut pris d’étourdissement. Pécuchet en accusa leur méthode ils avaient négligé ce qui concerne les phalanges, si bien qu’ils devaient se remettre aux principes. Ses exhortations furent vaines ; et, dans son orgueil et sa présomption, il aborda les échasses. La nature semblait l’y avoir destiné, car il employa tout de suite le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol, et, en équilibre là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque cigogne qui se fût promenée. Bouvard, à la fenêtre, le vit tituber, puis s’abattre d’un bloc sur les haricots, dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide, et il croyait s’être donné un effort. Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur âge ; ils l’abandonnèrent, n’osaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le muséum, à rêver d’autres occupations. Ce changement d’habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se faire maigrir, mangea moins, et s’affaiblit. Pécuchet, également, se sentait miné », avait des démangeaisons à la peau et des plaques dans la gorge. — Ça ne va pas, disait-il, ça ne va pas. Bouvard imagina d’aller choisir à l’auberge quelques bouteilles de vin d’Espagne, afin de se remonter la machine. Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient à Beljambe une grande table de noyer ; Monsieur » l’en remerciait beaucoup. Elle s’était parfaitement conduite. Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc. Cependant, par toute l’Europe, en Amérique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des tables, et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des escargots. La Presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crédulité. Les esprits frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là s’étaient répandus dans le village, et le notaire principalement les questionnait. Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée de tables tournantes. Était-ce un piège ? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s’y rendit. Il y avait comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine, d’autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin effectivement ; de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot, Mlle Laverrière, personne un peu louche, avec des cheveux gris tombant en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumé d’un habit bleu et l’air impertinent. Les deux lampes de bronze, l’étagère de curiosités, des romances à vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres exorbitants faisaient toujours l’étonnement de Chavignolles. Mais ce soir-là les yeux se portaient vers la table d’acajou. On l’éprouverait tout à l’heure, et elle avait l’importance des choses qui contiennent un mystère. Douze invités prirent place autour d’elle, les mains étendues, les petits doigts se touchant. On n’entendait que le battement de la pendule. Les visages dénotaient une attention profonde. Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans les bras. Pécuchet était incommodé. — Vous poussez ! dit le capitaine à Foureau. — Pas du tout ! — Si fait ! — Ah ! Monsieur ! Le notaire les calma. À force de tendre l’oreille, on crut distinguer des craquements de bois. Illusion ! Rien ne bougeait. L’autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de Lisieux et qu’on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait si bien marché ! Mais celle-là aujourd’hui montrait un entêtement… Pourquoi ? Le tapis sans doute la contrariait, et on passa dans la salle à manger. Le meuble choisi fut un large guéridon où s’installèrent Pécuchet, Girbal, Mme Marescot, et son cousin M. Alfred. Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite ; les opérateurs, sans déranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait. Alors M. Alfred articula d’une voix haute — Esprit, comment trouves-tu ma cousine ? Le guéridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups. D’après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela signifiait charmante ». Des bravos éclatèrent. Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l’esprit de déclarer l’âge exact qu’elle avait. Le pied du guéridon retomba cinq fois. — Comment ? cinq ans ! s’écria Girbal. — Les dizaines ne comptent pas, reprit Foureau. La veuve sourit, intérieurement vexée. Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l’alphabet était compliqué. Mieux valait la planchette, moyen expéditif et dont Mlle Laverrière s’était même servie pour noter sur un album les communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d’Aumale ; M. Alfred en promit une, puis s’adressant à la sous-maîtresse — Mais pour le quart d’heure, un peu de piano, n’est-ce pas ? Une mazurke ! Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait son bras. On admirait la grâce de l’une, l’air fringant de l’autre ; et, sans attendre les petits fours, Pécuchet se retira, ébahi de la soirée. Il eut beau répéter — Mais j’ai vu ! j’ai vu ! Bouvard niait les faits et néanmoins consentit à expérimenter lui-même. Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi en face l’un de l’autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles. Le phénomène des tables tournantes n’en est pas moins certain. Le vulgaire l’attribue à des esprits, Faraday au prolongement de l’action nerveuse, Chevreul à l’inconscience des efforts, ou peut-être, comme admet Ségouin, se dégage-t-il de l’assemblage des personnes une impulsion, un courant magnétique ? Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le Guide du magnétiseur par Montacabère, le relut attentivement, et initia Bouvard à la théorie. Tous les corps animés reçoivent et communiquent l’influence des astres. Propriété analogue à la vertu de l’aimant. En dirigeant cette force on peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer, s’est développée, mais il importe toujours de verser le fluide et de faire des passes qui, premièrement, doivent endormir. — Eh bien, endors-moi ! dit Bouvard. — Impossible, répliqua Pécuchet, pour subir l’action magnétique et pour la transmettre, la foi est indispensable. Puis considérant Bouvard — Ah ! quel dommage. — Comment ? — Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n’y aurait pas de magnétiseur comme toi ! Car il possédait tout ce qu’il faut l’abord prévenant, une constitution robuste et un moral solide. Cette faculté qu’on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se plongea sournoisement dans Montacabère. Puis, comme Germaine avait des bourdonnements d’oreilles qui l’assourdissaient, il dit un soir d’un ton négligé — Si on essayait du magnétisme ? Elle ne s’y refusa pas. Il s’assit devant elle, lui prit les deux pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme s’il n’eût fait autre chose de toute sa vie. La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir le cou ; ses yeux se fermèrent et, tout doucement, elle se mit à ronfler. Au bout d’une heure qu’ils la contemplaient, Pécuchet dit à voix basse — Que sentez-vous ? Elle se réveilla. Plus tard sans doute la lucidité viendrait. Ce succès les enhardit, et, reprenant avec aplomb l’exercice de la médecine, ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs intercostales ; Migraine, le maçon, affecté d’une névrose de l’estomac ; la mère Varin, dont l’encéphaloïde sous la clavicule exigeait, pour se nourrir, des emplâtres de viande ; un goutteux, le père Lemoine, qui se traînait au bord des cabarets ; un phtisique, un hémiplégique, bien d’autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures. Après l’exploration de la maladie, ils s’interrogeaient du regard pour savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands ou à petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l’un en avait trop, l’autre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient les observations sur le journal du traitement. Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait Bouvard, et sa réputation parvint jusqu’à Falaise, quand il eut guéri la Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours. Elle sentait comme un clou à l’occiput, parlait d’une voix rauque, restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre ou du charbon. Ses crises nerveuses, débutant par des sanglots, se terminaient dans un flux de larmes ; et on avait pratiqué tous les remèdes, depuis les tisanes jusqu’aux moxas, si bien que, par lassitude, elle accepta les offres de Bouvard. Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit à frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa un doigt entre les sourcils au haut du nez ; tout à coup elle devint inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient ; sa tête garda les attitudes qu’il voulut, et les paupières à demi closes, en vibrant d’un mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui roulaient avec lenteur ; ils se fixèrent dans les angles, convulsés. Bouvard lui demanda si elle souffrait, elle répondit que non ; ce qu’elle éprouvait maintenant, elle distinguait l’intérieur de son corps. — Qu’y voyez-vous ? — Un ver. — Que faut-il pour le tuer ? Son front se plissa — Je cherche… ; je ne peux pas, je ne peux pas. À la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d’orties ; à la troisième, de l’herbe au chat. Les crises s’atténuèrent, disparurent. C’était vraiment comme un miracle. L’addigitation nasale ne réussit point avec les autres, et pour amener le somnambulisme, ils projetèrent de construire un baquet mesmérien. Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l’arrêta. Parmi les malades, il viendrait des personnes du sexe. — Et que ferons-nous s’il leur prend des accès d’érotisme furieux ? Cela n’eût pas arrêté Bouvard ; mais à cause des potins et du chantage peut-être, mieux valait s’abstenir. Ils se contentèrent d’un harmonica et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les enfants. Un jour que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons cristallins l’exaspérèrent ; mais Deleuze ordonne de ne pas s’effrayer des plaintes ; la musique continua. — Assez ! assez ! criait-il. Un peu de patience, répétait Bouvard. Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l’instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le médecin parut attiré par le vacarme — Comment, encore vous ? s’écria-t-il, furieux de les retrouver toujours chez ses clients. Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors il tonna contre le magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de l’imagination. Cependant on magnétise des animaux, Montacabère l’affirme, et M. Fontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n’avaient pas de lionne, mais le hasard leur offrit une autre bête. Car le lendemain à six heures un valet de charrue vint leur dire qu’on les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée. Ils y coururent. Les pommiers étaient en fleurs et l’herbe, dans la cour, fumait sous le soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d’un drap, une vache beuglait, grelottante des seaux d’eau qu’on lui jetait sur le corps, et, démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame. Sans doute, elle avait pris du venin » en pâturant dans les trèfles. Le père et la mère Gouy se désolaient, car le vétérinaire ne pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l’enflure ne voulait pas se déranger ; mais ces messieurs dont la bibliothèque était célèbre, devaient connaître un secret. Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent l’un devant les cornes, l’autre à la croupe, et, avec de grands efforts intérieurs et une gesticulation frénétique, ils écartaient les doigts pour épandre sur l’animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son épouse, leur garçon et des voisins, les regardaient presque effrayés. Les gargouillements que l’on entendait dans le ventre de la vache provoquèrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle émit un vent. Pécuchet dit alors — C’est une porte ouverte à l’espérance, un débouché, peut-être. Le débouché s’opéra, l’espérance jaillit dans un paquet de matières jaunes éclatant avec la force d’un obus. Les cuirs se desserrèrent, la vache dégonfla ; une heure après il n’y paraissait plus. Ce n’était pas l’effet de l’imagination, certainement. Donc le fluide contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des objets où on ira la prendre sans qu’elle se trouve affaiblie. Un tel moyen épargne les déplacements. Ils l’adoptèrent, et ils envoyaient à leurs pratiques des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de l’eau magnétisée, du pain magnétisé. Puis, continuant leurs études, ils abandonnèrent les passes pour le système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, au tronc duquel une corde s’enroule. Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le préparèrent en l’embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc fut établi en dessous. Leurs habitués s’y rangeaient et ils obtinrent des résultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le convièrent à une séance, avec les notables du pays. Pas un n’y manqua. Germaine les reçut dans la petite salle, en priant de faire excuse », ses maîtres allaient venir. De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C’étaient des malades qu’elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la peinture s’éraillant ; et le jardin était lamentable. Du bois mort partout ! Deux bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger. Pécuchet se présenta. — À vos ordres, messieurs ! Et l’on vit au fond, sous le poirier d’Édouïn, plusieurs personnes assises. Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting avec une calotte de cuir, s’abandonnait à des frissons occasionnés par sa douleur intercostale ; Migraine, souffrant toujours de l’estomac, grimaçait près de lui ; la mère Varin, pour cacher sa tumeur, portait un châle à plusieurs tours ; le père Lemoine, pieds nus dans des savates, avait ses béquilles sous les jarrets, et la Barbée, en costume des dimanches, était pâle extraordinairement. De l’autre côté de l’arbre, on trouva d’autres personnes une femme à figure d’albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou ; le visage d’une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes bleues ; un vieillard, dont une contracture déformait l’échine, heurtait de ses mouvements involontaires Marcel, une espèce d’idiot, couvert d’une blouse en loques et d’un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre, mal recousu, laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa joue, tuméfiée par une énorme fluxion. Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l’arbre, et des oiseaux chantaient ; l’odeur du gazon attiédi se roulait dans l’air. Le soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse. Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières. — Jusqu’à présent, ce n’est pas drôle, dit Foureau. Commencez, je m’éloigne une minute. Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte aux pipes. Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui l’électricité, et en même temps Bouvard étreignait l’arbre, dans le but d’accroître le fluide. Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l’homme à la contracture ne bougea plus. On pouvait maintenant s’approcher d’eux, leur faire subir toutes les épreuves. Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l’oreille Chamberlan, qui tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente ; le goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour l’éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le docteur l’ayant refusée, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une épingle sous la peau. — Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien d’étonnant, après tout ! une hystérique ! le diable y perdrait son latin ! — Celle-là, dit Pécuchet, en désignant Victoire, la femme scrofuleuse, est un médecin ! elle reconnaît les affections et indique les remèdes. Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe ; il n’osa ; mais Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes. Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire, et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du valum bécum. Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra qu’elle voulait dire de l’album græcum, mot entrevu, peut-être, dans la pharmacie. Puis il aborda le père Lemoine qui, selon Bouvard, percevait les objets à travers les corps opaques. C’était un ancien maître d’école tombé dans la crapule. Des cheveux blancs s’éparpillaient autour de sa figure, et, adossé contre l’arbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil d’une façon majestueuse. Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate, et Bouvard, lui présentant un journal, dit impérieusement — Lisez ! Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la tête et finit par épeler — Cons-ti-tu-tion-nel. — Mais avec de l’adresse on fait glisser tous les bandeaux ! Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s’aventura jusqu’à prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement dans sa propre maison. — Soit, répondit le docteur. Et ayant tiré sa montre — À quoi ma femme s’occupe-t-elle ? La Barbée hésita longtemps ; puis, d’un air maussade — Hein ! quoi ? Ah ! j’y suis ! Elle coud des rubans à un chapeau de paille. Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et écrivit un billet, que le clerc de Marescot s’empressa de porter. La séance était finie. Les malades s’en allèrent. Bouvard et Pécuchet, en somme, n’avaient pas réussi. Cela tenait-il à la température ou à l’odeur du tabac, ou au parapluie de l’abbé Jeufroy, qui avait une garniture de cuivre, métal contraire à l’émission fluidique ? Vaucorbeil haussa les épaules. Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maîtres affirment que des somnambules ont prédit des événements, subi, sans douleur, des opérations cruelles. L’abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des brahmanes parcourir une route la tête en bas ; le Grand-Lama au Thibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles. — Plaisantez-vous ? dit le médecin. — Nullement ! — Allons donc ! Quelle farce ! Et la question se détournant, chacun produisit des anecdotes. — Moi, dit l’épicier, j’ai eu un chien qui était toujours malade quand le mois commençait par un vendredi. — Nous étions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis né un 14, mon mariage eut lieu un 14 et le jour de ma fête tombe un 14 ! Expliquez-moi ça. Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre des voyageurs qu’il aurait le lendemain dans son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte. Le curé alors fit cette réflexion — Pourquoi ne pas voir là dedans, tout simplement… — Les démons, n’est-ce pas ? dit Vaucorbeil. L’abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête. Marescot parla de la Pythie de Delphes. — Sans aucun doute, des miasmes. — Ah ! les miasmes, maintenant. — Moi, j’admets un fluide, reprit Bouvard. — Nervoso-sidéral, ajouta Pécuchet. — Mais prouvez-le ! montrez-le ! votre fluide ! D’ailleurs les fluides sont démodés, écoutez-moi. Vaucorbeil alla plus loin se mettre à l’ombre. Les bourgeois le suivirent. — Si vous dites à un enfant Je suis un loup, je vais te manger, » il se figure que vous êtes un loup et il a peur ; c’est donc un rêve commandé par des paroles. De même le somnambule accepte les fantaisies que l’on voudra. Il se souvient et n’imagine pas, obéit toujours, n’a que des sensations quand il croit penser. De cette manière, des crimes sont suggérés et des gens vertueux pourront se voir bêtes féroces et devenir anthropophages involontairement. On regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des périls pour la société. Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre de Mme Vaucorbeil. Le docteur la décacheta, pâlit et enfin lut ces mots Je couds des rubans à un chapeau de paille. » La stupéfaction empêcha de rire. — Une coïncidence, parbleu ! Ça ne prouve rien. Et comme les deux magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la porte pour leur dire — Ne continuez plus ! ce sont des amusements dangereux ! Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement. — Êtes-vous fou ! sans ma permission ! Des manœuvres défendues par l’Église ! Tout le monde venait de partir ; Bouvard et Pécuchet causaient sur le vigneau avec l’instituteur, quand Marcel débusqua du verger, la mentonnière défaite, et il bredouillait — Guéri ! guéri ! Bons messieurs ! — Bien ! assez ! laisse-nous tranquilles ! — Ah ! bons messieurs, je vous aime ! serviteur ! Petit, homme de progrès, avait trouvé l’explication du médecin terre à terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches. Elle exclut le peuple à la vieille analyse du moyen âge, il est temps que succède une synthèse large et primesautière. La vérité doit s’obtenir par le cœur, et, se déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe d’une aurore. Ils se les firent envoyer. Le spiritisme pose en dogme l’amélioration fatale de notre espèce. La terre un jour deviendra le ciel, et c’est pourquoi cette doctrine charmait l’instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie même des fragments dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle est pratique, bienfaisante et nous révèle, comme le télescope, les mondes supérieurs. Les esprits, après la mort et dans l’extase, y sont transportés. Mais quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la nature et les plaisirs des arts. Cependant plusieurs d’entre nous possèdent une trompe aromale, c’est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les cheveux jusqu’aux planètes et nous permet de converser avec les esprits de Saturne ; les choses intangibles n’en sont pas moins réelles, et de la terre aux astres, des astres à la terre, c’est un va-et-vient, une transmission, un échange continu. Alors le cœur de Pécuchet se gonfla d’aspirations désordonnées, et, quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplés d’esprits. Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins d’un an, il a exploré Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu à Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu Moïse, et, en 1736, il a même vu le jugement dernier. Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel. On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises, absolument comme chez nous. Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées sur des feuillets, devisent des choses du ménage ou bien de matières spirituelles, et les emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux qui, dans leur vie terrestre, ont cultivé l’Écriture sainte. Quant à l’enfer, il est plein d’une odeur nauséabonde, avec des cahutes, des tas d’immondices, des personnes mal habillées. Et Pécuchet s’abîmait l’intellect pour comprendre ce qu’il y a de beau dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d’un imbécile. Tout cela dépasse les bornes de la nature ! Qui les connaît cependant ? Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes Des bateleurs peuvent illusionner une foule ; un homme ayant des passions violentes en remuera d’autres ; mais comment la seule volonté agirait-elle sur de la matière inerte ? Un Bavarois, dit-on, mûrit les raisins ; M. Gervais a ranimé un héliotrope ; un plus fort, à Toulouse, écarte les nuages. Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous ? L’od, un nouvel impondérable, une sorte d’électricité, n’est pas autre chose, peut-être ? Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés croient voir, les feux errants des cimetières, la forme des fantômes. Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons extraordinaires des possédés, pareils à ceux des somnambules, auraient une cause physique ? Quelle qu’en soit l’origine, il y a une essence, un agent secret et universel. Si nous pouvions le tenir, on n’aurait pas besoin de la force, de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une minute ; tout miracle serait praticable et l’univers à notre disposition. La magie provenait de cette convoitise éternelle de l’esprit humain. On a, sans doute, exagéré sa valeur, mais elle n’est pas un mensonge. Des Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges. Tous les voyageurs le déclarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt l’aiguille aimantée. Comment devenir magicien ? Cette idée leur parut folle d’abord, mais elle revint, les tourmenta, et ils y cédèrent, tout en affectant d’en rire. Un régime préparatoire est indispensable. Afin de mieux s’exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et, voulant faire de Germaine un médium plus délicat, rationnèrent sa nourriture. Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d’eau-de-vie qu’elle acheva promptement de s’alcooliser. Leurs promenades dans le corridor la réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle entendait sortir des murs. Un jour qu’elle avait mis, le matin, un carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva désormais plus mal et finit par croire qu’ils lui avaient jeté un sort. Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque réciproquement, ils se firent des sachets de belladone, enfin ils adoptèrent la boîte magique une petite boîte d’où s’élève un champignon hérissé de clous et que l’on garde sur le cœur par le moyen d’un ruban attaché à la poitrine. Tout rata ; mais ils pouvaient employer le cercle de Dupotet. Pécuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire afin d’y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit d’un air pontifical — Je te défie de le franchir ! Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son cœur battit, ses yeux se troublaient. — Ah ! finissons ! Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable. Pécuchet, dont l’exaltation allait croissant, voulut faire apparaître un mort. Sous le Directoire, un homme, rue de l’Échiquier, montrait les victimes de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit une apparence, qu’importe ! il s’agit de la produire. Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel ; mais il n’avait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer son père ; et comme il témoignait de la répugnance, Pécuchet lui demanda — Que crains-tu ? — Moi ? Oh ! rien du tout ! Fais ce que tu voudras ! Ils soudoyèrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille tête de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à l’œuvre, l’un curieux de l’exécuter, l’autre ayant peur d’y croire. Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient au bord de la table poussée contre le mur, sous le portrait du père Bouvard que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une chandelle dans l’intérieur du crâne, et des rayons se projetaient par les deux orbites. Au milieu, sur une chaufferette, de l’encens fumait. Bouvard se tenait derrière ; et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l’âtre des poignées de soufre. Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce jour-là était un vendredi, jour qui appartient à Béchet on devait s’occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de gauche, fléchi le menton et levé les bras, commença — Par Éthaniel, Anazin, Ischyros… Il avait oublié le reste. Pécuchet, bien vite, souffla les mots, notés sur un carton — Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messiasos la kyrielle était longue, je te conjure, je t’observe, je t’ordonne, ô Béchet ! Puis baissant la voix — Où es-tu, Béchet ? Béchet ! Béchet ! Béchet ! Bouvard s’affaissa dans le fauteuil, et il était bien aise de ne pas voir Béchet, un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilège. Où était l’âme de son père ? Pouvait-elle l’entendre ? Si tout à coup elle allait venir ? Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par un carreau fêlé, et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumière, mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; et la toile, à demi déclouée, oscillait, palpitait. Peu à peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche d’un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de Pécuchet, et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe lui serrait l’épigastre ; le plancher, comme une onde, fuyait sous ses talons ; le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à grosses volutes ; des chauves-souris en même temps tournoyaient ; un cri s’éleva ; qui était-ce ? Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement décomposées que leur effroi en redoublait, n’osant faire un geste ni même parler ; quand derrière la porte ils entendirent des gémissements comme ceux d’une âme en peine. Enfin ils se hasardèrent. C’était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la cloison, avait cru voir le diable, et, à genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de croix. Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même, ne voulant plus servir des gens pareils. Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre eux une sourde coalition entretenue par l’abbé Jeufroy, Mme Bordin et Foureau. Leur manière de vivre, qui n’était pas celle des autres, déplaisait. Ils devinrent suspects et même inspiraient une vague terreur. Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut le choix de leur domestique. À défaut d’un autre, ils avaient pris Marcel. Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa personne. Enfant abandonné, il avait grandi au hasard dans les champs et conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui convenait, pourvu que le morceau fût gros ; et il était doux comme un mouton, mais entièrement stupide. La reconnaissance l’avait poussé à s’offrir comme serviteur chez MM. Bouvard et Pécuchet ; et puis, les croyant sorciers, il espérait des gains extraordinaires. Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de Poligny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d’or. L’anecdote est rapportée dans les historiens de Falaise ; ils ignoraient la suite douze frères, avant de partir pour un voyage, avaient caché douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu’à Bretteville, et Marcel supplia ses maîtres de recommencer les recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis au moment de l’émigration. C’était le cas d’employer la baguette divinatoire. Les vertus en sont douteuses. Ils étudièrent la question cependant, et apprirent qu’un certain Pierre Garnier donne, pour les défendre, des raisons scientifiques les sources et les métaux projetteraient des corpuscules en affinité avec le bois. Cela n’est guère probable. Qui sait pourtant ? Essayons ! Ils se taillèrent une fourchette de coudrier, et un matin partirent à la découverte du trésor. — Il faudra le rendre, dit Bouvard. — Ah ! non ! par exemple ! Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta La route de Chavignolles à Bretteville ! était-ce l’ancienne, ou la nouvelle ? Ce devait être l’ancienne ! Ils rebroussèrent chemin, et parcoururent les alentours, au hasard, le tracé de la vieille route n’étant pas facile à reconnaître. Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse. Toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler ; Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu’une force, et comme un crampon, la tirait vers le sol, et Marcel bien vite faisait une entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard. Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s’ouvrit, ses prunelles se convulsèrent. Bouvard l’interpella, le secoua par les épaules ; il ne remua pas et demeurait inerte, absolument comme la Barbée. Puis il conta qu’il avait senti autour du cœur une sorte de déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute ; et il ne voulait plus y toucher. Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. Marcel avec une bêche creusait des trous ; jamais la fouille n’amenait rien, et ils étaient chaque fois extrêmement penauds. Pécuchet s’assit au bord d’un fossé ; et comme il rêvait, la tête levée, s’efforçant d’entendre la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant même s’il en avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette ; l’extase de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante. Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut c’était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le hélèrent. La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner Pécuchet, il lui souleva sa casquette, et apercevant un front couvert de plaques cuivrées — Ah ! ah ! fructus belli ! ce sont des syphilides mon bonhomme ! soignez-vous ! diable ! ne badinons pas avec l’amour. Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret bouffant sur une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans l’atlas d’Amoros. Les paroles du docteur le stupéfièrent. Il y songeait, les yeux en l’air, et tout à coup fut ressaisi. Vaucorbeil l’observait, puis d’une chiquenaude il fit tomber sa casquette. Pécuchet recouvra ses facultés. — Je m’en doutais, dit le médecin, la visière vernie vous hypnotise comme un miroir, et ce phénomène n’est pas rare chez les personnes qui considèrent un corps brillant avec trop d’attention. Il indiqua comment pratiquer l’expérience sur des poules, enfourcha son bidet et disparut lentement. Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal dressé à l’horizon, dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C’était, suivant l’usage normand, un long mât garni de traverses, où juchaient les dindes se rengorgeant au soleil. — Entrons. Et Pécuchet aborda le fermier, qui consentit à leur demande. Avec du blanc d’Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir, lièrent les pattes d’un dindon, puis l’étendirent à plat ventre, le bec posé sur la raie. La bête ferma les yeux, et bientôt sembla morte. Il en fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet, qui les rangeait de côté dès qu’elles étaient engourdies. Les gens de la ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria, une petite fille pleurait. Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient, progressivement, mais on ne savait pas les conséquences. À une objection un peu rêche de Pécuchet, le fermier empoigna sa fourche. — Filez, nom de Dieu ! ou je vous crève la paillasse ! Ils détalèrent. N’importe ! le problème était résolu ; l’extase dépend d’une cause matérielle. Qu’est donc la matière ? Qu’est-ce que l’esprit ? D’où vient l’influence de l’une sur l’autre, et réciproquement ? Pour s’en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, dans Bossuet, dans Fénelon, et même ils reprirent un abonnement à un cabinet de lecture. Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des œuvres ou la difficulté de l’idiome, mais Jouffroy et Damiron les initièrent à la philosophie moderne, et ils avaient des auteurs touchant celle du siècle passé. Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, d’Helvétius ; Pécuchet de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s’attachait à l’expérience, l’idéal était tout pour le second. Il y avait de l’Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là, et ils discutaient. — L’âme est immatérielle ! disait l’un. — Nullement ! disait l’autre, la folie, le chloroforme, une saignée la bouleversent et puisqu’elle ne pense pas toujours, et elle n’est point une substance ne faisant que penser. — Cependant, objecta Pécuchet, j’ai en moi-même quelque chose de supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit. — Un être dans l’être ? l’homo duplex ! allons donc ! des tendances différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout. — Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les changements du dehors ! Donc elle est simple, indivisible et partant spirituelle ! — Si l’âme était simple, répliqua Bouvard, le nouveau-né se rappellerait, imaginerait comme l’adulte. La pensée, au contraire, suit le développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum d’une rose ou l’appétit d’un loup, pas plus qu’une volition ou une affirmation ne se coupent en deux. — Ça n’y fait rien ! dit Pécuchet, l’âme est exempte des qualités de la matière ! — Admets-tu la pesanteur ? reprit Bouvard. Or, si la matière peut tomber, elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme doit finir et, dépendante des organes, disparaître avec eux. — Moi, je la prétends immortelle ! Dieu ne peut vouloir… — Mais si Dieu n’existe pas ? — Comment ? Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes — Primo, Dieu est compris dans l’idée que nous en avons ; secundo, l’existence lui est possible ; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de l’infini ? et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu, donc Dieu existe ! Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au besoin d’un créateur. — Quand je vois une horloge… — Oui ! oui ! connu ! mais où est le père de l’horloger ? — Il faut une cause, pourtant ! Bouvard doutait des causes. — De ce qu’un phénomène succède à un phénomène on conclut qu’il en dérive. Prouvez-le. — Mais le spectacle de l’univers dénote une intention, un plan ! — Pourquoi ? Le mal est organisé aussi parfaitement que le bien. Le ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut, comme anatomie, au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois quarts du globe sont stériles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours ! Crois-tu l’Océan destiné aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons ? Pécuchet répondit — Cependant l’estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher, l’œil pour voir, bien qu’on ait des dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas d’arrangements sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc, il y a des causes finales. Bouvard imagina que Spinoza peut-être lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset. Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur Varlot, exilé au 2 Décembre. L’éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d’un coup de crayon, et comprirent ceci La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu. Il est seul l’étendue, et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la borner ? Mais, bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu, car elle ne contient qu’un genre de perfection, et l’absolu les contient tous. » Souvent ils s’arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d’attention. — Est-ce que cela t’amuse ? — Oui ! sans doute ! va toujours ! Dieu se développe en une infinité d’attributs, qui expriment, chacun à sa manière, l’infinité de son être. Nous n’en connaissons que deux l’étendue et la pensée. De la pensée et de l’étendue découlent des modes innombrables, lesquels en contiennent d’autres. Celui qui embrasserait, à la fois, toute l’étendue et toute la pensée n’y verrait aucune contingence, rien d’accidentel, mais une suite géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires. » — Ah ! ce serait beau ! dit Pécuchet. Donc il n’y a pas de liberté chez l’homme, ni chez Dieu. » — Tu l’entends ! s’écria Bouvard. Si Dieu avait une volonté, un but, s’il agissait pour une cause, c’est qu’il aurait un besoin, c’est qu’il manquerait d’une perfection. Il ne serait pas Dieu. Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses, et l’univers, impénétrable à notre connaissance, une portion d’une infinité d’univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L’étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est enveloppée dans sa substance. » Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d’une course sans fin, vers un abîme sans fond, et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop fort. Ils y renoncèrent. Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de philosophie à l’usage des classes, par M. Guesnier. L’auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l’ontologique ou la psychologique ? La première convenait à l’enfance des sociétés, quand l’homme portait son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu’il la replie sur lui-même, nous croyons la seconde plus scientifique », et Bouvard et Pécuchet se décidèrent pour elle. Le but de la psychologie est d’étudier les faits qui se passent au sein du moi » ; on les découvre en observant. — Observons ! Et pendant quinze jours, après le déjeuner, habituellement, ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espérant y faire de grandes découvertes, et n’en firent aucune, ce qui les étonna beaucoup. Un phénomène occupe le moi, à savoir l’idée. De quelle nature est-elle ? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau et le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la connaissance. Mais si l’idée est spirituelle, comment représenter la matière ? De là, scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les objets spirituels ne seraient pas représentés ? De là, scepticisme en fait de notions internes. D’ailleurs qu’on y prenne garde ! cette hypothèse nous mènerait à l’athéisme. Car une image étant une chose finie, il lui est impossible de représenter l’infini. — Cependant, objecta Bouvard, quand je songe à une forêt, à une personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. Donc les idées les représentent. Et ils abordèrent l’origine des idées. D’après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion, et Condillac réduit tout à la sensation. Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d’un sujet, d’un être sentant, et elle est impuissante à nous fournir les grandes vérités fondamentales Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le beau, etc., notions qu’on nomme innées, c’est-à-dire antérieures aux faits, à l’expérience, et universelles. — Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance. — On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et Descartes… — Ton Descartes patauge ! car il soutient que le fœtus les possède, et il avoue dans un autre endroit que c’est d’une façon implicite. Pécuchet fut étonné. — Où cela se trouve-t-il ? — Dans Gérando ! Et Bouvard lui frappa légèrement sur le ventre. — Finis donc ! dit Pécuchet. Puis venant à Condillac — Nos pensées ne sont pas des métamorphoses de la sensation ! Elle les occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière, de soi-même, ne peut produire le mouvement… Et j’ai trouvé cela dans ton Voltaire, ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde. Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments, chacun méprisant l’opinion de l’autre, sans le convaincre de la sienne. Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient avec pitié leurs préoccupations d’agriculture, de politique. À présent le muséum les dégoûtait. Ils n’auraient pas mieux demandé que d’en vendre les bibelots, et ils passèrent au chapitre deuxième des facultés de l’âme. On en compte trois, pas davantage ! celle de sentir, celle de connaître, celle de vouloir. Dans la faculté de sentir, distinguons la sensibilité physique de la sensibilité morale. Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces, étant amenées par les organes des sens. Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au corps. Qu’y a-t-il de commun entre le plaisir d’Archimède trouvant les lois de la pesanteur et la volupté immonde d’Apicius dévorant une hure de sanglier ! » Cette sensibilité morale a quatre genres, et son deuxième genre, désirs moraux », se divise en cinq espèces, et les phénomènes du quatrième genre, affection », se subdivisent en deux autres espèces, parmi lesquelles l’amour de soi, penchant légitime, sans doute, mais qui, devenu exagéré, prend le nom d’égoïsme ». Dans la faculté de connaître, se trouve la perception rationnelle, où l’on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés. L’abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres. La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec l’avenir. L’imagination est plutôt une faculté particulière sui generis. Tant d’embarras pour démontrer les platitudes, le ton pédantesque de l’auteur, la monotonie des tournures. Nous sommes prêts à le reconnaître, – Loin de nous la pensée, – Interrogeons notre conscience », l’éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage, les écœura tellement que, sautant par-dessus la faculté de vouloir, ils entrèrent dans la logique. Elle leur apprit ce qu’est l’analyse, la synthèse, l’induction, la déduction et les causes principales de nos erreurs. Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots. Le soleil se couche, – le temps se rembrunit, – l’hiver approche », locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles, quand il ne s’agit que d’événements bien simples ! Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vérité », illusion ! ce sont les idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j’ai perçu cet objet, par lequel j’ai déduit cet axiome, par lequel j’ai admis cette vérité ». Comme le terme qui désigne un accident ne l’embrasse pas dans tous ses modes, ils tâchèrent de n’employer que des mots abstraits, si bien qu’au lieu de dire Faisons un tour, – il est temps de dîner, – j’ai la colique », ils émettaient ces phrases Une promenade serait salutaire, – voici l’heure d’absorber des aliments, – j’éprouve un besoin d’exonération ». Une fois maîtres de la logique, ils passèrent en revue les différents critériums, d’abord celui du sens commun. Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage ? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans, par cela même qu’elle est vieille, ne constitue pas la vérité ! La foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit nombre qui mène le progrès. Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur échappe. La raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle ; mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors la raison devient ma raison, une règle importe peu si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-là soit juste. On recommande de la contrôler avec les sens ; mais ils peuvent épaissir les ténèbres. D’une sensation confuse, une loi défectueuse sera induite, et qui, plus tard, empêchera la vue nette des choses. Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme si nos besoins étaient la mesure de l’absolu ! Quant à l’évidence, niée par l’un, affirmée par l’autre, elle est à elle-même son critérium. M. Cousin l’a démontré. — Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard. Mais, pour y croire, il faut admettre deux connaissances préalables celle du corps qui a senti, celle de l’intelligence qui a perçu ; admettre le sens et la raison, témoignages humains et par conséquent suspects. Pécuchet réfléchit, se croisa les bras. — Mais nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme. Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles. — Merci du compliment, répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite. — Laquelle ? Deux et deux font-ils quatre toujours ? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant ? Que veut dire un à peu près du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible ? — Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois jours. Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps à autre, et renouant la conversation — C’est qu’il est difficile de ne pas douter. Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibnitz ne sont pas les mêmes, et mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable. Je me sens à la fois matière et pensée, tout en ignorant ce qu’est l’une et l’autre. L’impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des mystères aussi bien que mon âme, à plus forte raison l’union de l’âme et du corps. Pour en rendre compte, Leibnitz a imaginé son harmonie, Malebranche la prémotion, Cudworth un médiateur, et Bossuet y voit un miracle perpétuel, ce qui est une bêtise un miracle perpétuel ne serait plus un miracle. — Effectivement ! dit Pécuchet. Et tous deux s’avouèrent qu’ils étaient las des philosophes. Tant de systèmes vous embrouillent. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre sans elle. D’ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense allait toujours et maître Gouy ne payait pas. Ils se rendirent chez Marescot, pour qu’il leur trouvât de l’argent, soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont ils garderaient l’usufruit. Moyen impraticable, dit Marescot, mais une affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus. Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit l’émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l’espalier. Marcel devait fouir les plates-bandes. Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrêtaient, l’un fermait sa serpette, l’autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se promener Bouvard, à l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en avant, les bras nus ; Pécuchet, tout le long du mur, la tête basse, les mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par précaution ; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de pain. Dans cette méditation, des pensées avaient surgi ; ils s’abordaient, craignant de les perdre ; et la métaphysique revenait. Elle revenait à propos de la pluie et du soleil, d’un gravier dans leur soulier, d’une fleur sur le gazon, à propos de tout. En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est dans l’objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des choses qui n’existent pas. Ayant retrouvé au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils l’émiettèrent sur de l’eau et le camphre tourna. Voilà donc le mouvement dans la matière ! un degré supérieur du mouvement amènerait la vie. Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne seraient pas si variés. Car il n’existait, à l’origine, ni terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matière primordiale, qu’on n’a jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a toutes produites ? Quelquefois ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatigué de les servir, ne leur répondait plus, et ils s’acharnaient à la question, principalement Pécuchet. Son besoin de vérité devenait une soif ardente. Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait bientôt pour le quitter, et s’écriait, la tête dans les mains — Oh ! le doute ! le doute ! j’aimerais mieux le néant ! Bouvard apercevait l’insuffisance du matérialisme et tâchait de s’y retenir, déclarant, du reste, qu’il en perdait la boule. Ils commençaient des raisonnements sur une base solide ; elle croulait ; et tout à coup plus d’idée ; comme une mouche s’envole, dès qu’on veut la saisir. Pendant les soirs d’hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs pensées. Bouvard, de temps à autre, allait jusqu’au bout de l’appartement, puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le sol des ombres obliques ; et le saint Pierre, vu de profil, étalait, au plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de chasse. On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n’y prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe tombante, et son air d’ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis longtemps, ils voulaient s’en défaire, mais, par négligence, remettaient cela de jour en jour. Un soir, au milieu d’une dispute sur la monade, Bouvard se frappa l’orteil au pouce de saint Pierre, et tournant contre lui son irritation. — Il m’embête, ce coco-là flanquons-le dehors ! C’était difficile par l’escalier. Ils ouvrirent la fenêtre, et l’inclinèrent sur le bord, doucement. Pécuchet à genoux tâcha de soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. Le bonhomme de pierre ne branlait pas ; ils durent recourir à la hallebarde, comme levier, et arrivèrent enfin à l’étendre tout droit. Alors, ayant basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant, un bruit mat retentit, et, le lendemain, ils le trouvèrent, cassé en douze morceaux, dans l’ancien trou aux composts. Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une hypothèque sur leur ferme ; et comme ils se réjouissaient — Pardon ! elle y met une clause ; c’est que vous lui vendrez les Écalles pour francs. Le prêt sera soldé aujourd’hui même. L’argent est chez moi dans mon étude. Ils avaient envie de céder l’un et l’autre. Bouvard finit par répondre — Mon Dieu… soit ! — Convenu ! dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui était Mme Bordin. — Je m’en doutais ! s’écria Pécuchet. Bouvard, humilié, se tut. Elle ou un autre, qu’importait ! le principal étant de sortir d’embarras. L’argent touché celui des Écalles le serait plus tard, ils payèrent immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile quand, au détour des halles, le père Gouy les arrêta. Il allait chez eux, pour leur faire part d’un malheur. Le vent, la nuit dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu la bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de l’après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le charpentier, le maçon et le couvreur. Les réparations monteraient à francs, pour le moins. Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait conté tout à l’heure la vente des Écalles. Une pièce d’un rendement magnifique, à sa convenance, qui n’avait presque pas besoin de culture, le meilleur morceau de toute la ferme ! et il demandait une diminution. Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l’acre estimé francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il gagnerait certainement. Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire ? Et bientôt comment vivre ? Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel n’entendait rien à la cuisine ; son dîner, cette fois, dépassa les autres. La soupe ressemblait à de l’eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses et, au dessert, Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête. — Soyons philosophes, dit Pécuchet, un peu moins d’argent, les intrigues d’une femme, la maladresse d’un domestique, qu’est-ce que tout cela ? Tu es trop plongé dans la matière ! — Mais quand elle me gêne, dit Bouvard. — Moi, je ne l’admets pas ! repartit Pécuchet. Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley, et ajouta — Je nie l’étendue, le temps, l’espace, voire la substance ! car la vraie substance, c’est l’esprit percevant les qualités. — Parfait, dit Bouvard ; mais le monde supprimé, les preuves manqueront pour l’existence de Dieu. Pécuchet se récria, et longuement, bien qu’il eût un rhume de cerveau, causé par l’iodure de potassium, et une fièvre permanente contribuait à son exaltation. Bouvard, s’en inquiétant, fit venir le médecin. Vaucorbeil ordonna du sirop d’orange avec l’iodure, et pour plus tard des bains de cinabre. — À quoi bon ? reprit Pécuchet. Un jour ou l’autre la forme s’en ira. L’essence ne périt pas ! — Sans doute, dit le médecin, la matière est indestructible ! Cependant… — Mais non ! mais non ! L’indestructible, c’est l’être. Ce corps qui est là devant moi, le vôtre, docteur, m’empêche de connaître votre personne, n’est pour ainsi dire qu’un vêtement, ou plutôt un masque. Vaucorbeil le crut fou — Bonsoir ! Soignez votre masque ! Pécuchet n’enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie hégélienne, et voulut l’expliquer à Bouvard. — Tout ce qui est rationnel est réel. Il n’y a même de réel que l’idée. Les lois de l’esprit sont les lois de l’univers, la raison de l’homme est identique à celle de Dieu. Bouvard feignait de comprendre. — Donc, l’absolu, c’est à la fois le sujet et l’objet, l’unité où viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires sont résolus. L’ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit la température, l’organisme ne se maintient que par la destruction de l’organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne. Ils étaient sur le vigneau et le curé passa le long de la claire-voie, son bréviaire à la main. Pécuchet le pria d’entrer, pour finir devant lui l’exposition d’Hégel et voir un peu ce qu’il en dirait. L’homme à la soutane s’assit près d’eux, et Pécuchet aborda le christianisme. — Aucune religion n’a établi aussi bien cette vérité La nature n’est qu’un moment de l’idée ! » — Un moment de l’idée ! murmura le prêtre, stupéfait. — Mais oui ! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union consubstantielle avec elle. — Avec la nature ? oh ! oh ! — Par son décès, il a rendu témoignage à l’essence de la mort ; donc, la mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu. L’ecclésiastique se renfrogna. — Pas de blasphèmes ! c’était pour le salut du genre humain qu’il a enduré les souffrances. — Erreur ! On considère la mort dans l’individu, où elle est un mal sans doute, mais relativement aux choses, c’est différent. Ne séparez pas l’esprit de la matière ! — Cependant, monsieur, avant la création… — Il n’y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce serait un être nouveau s’ajoutant à la pensée divine, ce qui est absurde. Le prêtre se leva, des affaires l’appelaient ailleurs. — Je me flatte de l’avoir crossé ! dit Pécuchet. Encore un mot ! Puisque l’existence du monde n’est qu’un passage continuel de la vie à la mort, et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n’est. Mais tout devient, comprends-tu ? — Oui ! je comprends, ou plutôt non ! L’idéalisme, à la fin, exaspérait Bouvard. — Je n’en veux plus ; le fameux cogito m’embête. On prend les idées des choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu’on entend fort peu au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout ! Substance, étendue, force, matière et âme. Autant d’abstractions, d’imaginations. Quant à Dieu, impossible de savoir comment il est, si même il est ! Autrefois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. À présent, il diminue. D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilité. — Et la morale, dans tout cela ! — Ah ! tant pis ! — Elle manque de base, effectivement », se dit Pécuchet. Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des prémisses qu’il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un écrasement. Bouvard ne croyait même plus à la matière. La certitude que rien n’existe si déplorable qu’elle soit n’en est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l’avoir. Cette transcendance leur inspira de l’orgueil, et ils auraient voulu l’étaler ; une occasion s’offrit. Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il était question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le conducteur l’avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes et les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance. Girbal et le capitaine restèrent sur la place ; puis arriva le juge de paix, curieux d’avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de velours et pantoufles de basane. Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils seraient plus à leur aise, et, malgré les chalands et le bruit de la sonnette, ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache. — Mon Dieu ! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilà tout ! — On en triomphe par la vertu, répliqua le notaire. — Mais si on n’a pas de vertu ? Et Bouvard nia positivement le libre arbitre. — Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux ! je suis libre, par exemple, de remuer la jambe. — Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer ! Le capitaine chercha une réponse, n’en trouva pas. Mais Girbal décocha ce trait — Un républicain qui parle contre la liberté ! c’est drôle ! — Histoire de rire ! dit Langlois. Bouvard l’interpella — D’où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres ? L’épicier, d’un regard inquiet, parcourut toute sa boutique. — Tiens ! pas si bête ! je la garde pour moi ! — Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment, puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous n’êtes pas libre ! — C’est une chicane, répondit en chœur l’assemblée. Bouvard ne broncha pas, et désignant la balance sur le comptoir — Elle se tiendra inerte, tant qu’un des plateaux sera vide. De même, la volonté ; et l’oscillation de la balance entre deux poids qui semblent égaux figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les motifs, jusqu’au moment où le plus fort l’emporte, le détermine. — Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne l’empêche pas d’être un gaillard joliment vicieux. Pécuchet prit la parole — Les vices sont des propriétés de la nature, comme les inondations, les tempêtes. Le notaire l’arrêta, et se haussant à chaque mot sur la pointe des orteils — Je trouve votre système d’une immoralité complète. Il donne carrière à tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables. — Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans son droit, comme l’honnête homme qui écoute la raison. — Ne défendez pas les monstres ! — Pourquoi monstres ? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l’ordre nous était connu, comme si la nature agissait pour une fin ! — Alors vous contestez la Providence ? — Oui, je la conteste ! — Voyez plutôt l’histoire, s’écria Pécuchet. Rappelez-vous les assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les familles, le chagrin des particuliers. — Et en même temps, ajouta Bouvard, car ils s’excitaient l’un l’autre, cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes des écrevisses. Ah ! si vous entendez par Providence une loi qui règle tout, je veux bien, et encore ! — Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes ! — Qu’est-ce que vous me chantez ! Une science, d’après Condillac, est d’autant meilleure qu’elle n’en a pas besoin ! Ils ne font que résumer des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui, précisément, sont discutables. — Avez-vous comme nous, poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les arcanes de la métaphysique ? — Il est vrai, messieurs, il est vrai ! Et la société se dispersa. Mais Coulon, les tirant à l’écart, leur dit d’un ton paterne qu’il n’était pas dévot, certainement, et même il détestait les jésuites. Cependant il n’allait pas si loin qu’eux ! Oh non ! bien sûr ; et, au coin de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en grommelant — Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu ! Bouvard et Pécuchet proférèrent en d’autres occasions leurs abominables paradoxes. Ils mettaient en doute la probité des hommes, la chasteté des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases. Foureau s’en émut et les menaça de la prison, s’ils continuaient de tels discours. L’évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des thèses immorales, ils devaient être immoraux ; des calomnies furent inventées. Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. En songeant à ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre. Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. Un après-midi, un dialogue s’éleva dans la cour, entre Marcel et un monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires. C’était l’académicien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau entr’ouvert, des portes qu’on fermait. Sa démarche était une tentative de raccommodement, et il s’en alla furieux, chargeant le domestique de dire à ses maîtres qu’il les regardait comme des goujats. Bouvard et Pécuchet ne s’en soucièrent. Le monde diminuait d’importance ; ils l’apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur cerveau sur leurs prunelles. N’est-ce pas, d’ailleurs, une illusion, un mauvais rêve ? Peut-être qu’en somme les prospérités et les malheurs s’équilibrent ! Mais le bien de l’espèce ne console pas l’individu. — Et que m’importent les autres ! disait Pécuchet. Son désespoir affligeait Bouvard. C’était lui qui l’avait poussé jusque-là, et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes. Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un découragement profond. À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, à gémir d’un air lugubre. Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans sa cuisine, où il s’empiffrait solitairement. Au milieu de l’été, ils reçurent un billet de faire part annonçant le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet. — Que Dieu le bénisse ! Et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs ? Où étaient les jours qu’ils entraient dans les fermes, cherchant partout des antiquités ? Rien, maintenant, n’occasionnerait ces heures si douces que remplissaient la distillerie ou la littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose d’irrévocable était venu. Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs, allèrent très loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un pré un ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta, et ils virent sur des cailloux, entre des joncs, la charogne d’un chien. Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait sous des babines bleuâtres des crocs d’ivoire ; à la place du ventre, c’était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter, tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur, odeur féroce et comme dévorante. Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillèrent ses yeux. Pécuchet dit stoïquement — Nous serons un jour comme ça ! L’idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant. Après tout, elle n’existe pas. On s’en va dans la rosée, dans la brise, dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la Nature ce qu’elle vous a prêté et le Néant qui est devant nous n’a rien de plus affreux que le Néant qui se trouve derrière. Ils tâchaient de l’imaginer sous la forme d’une nuit intense, d’un trou sans fond, d’un évanouissement continu ; n’importe quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde et sans espoir. Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or le plus vaste des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une minute. Quand donc arriverait-elle ? — Autant tout de suite en finir. — Comme tu voudras, dit Bouvard. Et ils examinèrent la question du suicide. Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase ? et de commettre une action ne nuisant à personne ? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir ? Ce n’est point une lâcheté, bien qu’on dise, et l’insolence est belle de bafouer, même à son détriment, ce que les hommes estiment le plus. Ils délibérèrent sur le genre de mort. Le poison fait souffrir. Pour s’égorger, il faut trop de courage. Avec l’asphyxie, on se rate souvent. Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique. Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un nœud coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux cordes. Ce moyen fut résolu. Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans l’arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait s’attendrir sur eux-mêmes. Cependant ils ne lâchaient point leur projet, et, à force d’en parler, s’y accoutumèrent. Le soir du 24 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur son gilet de tricot ; et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par économie. Comme ils avaient grand’faim car Marcel, sorti dès l’aube, n’avait pas reparu, Bouvard crut hygiénique de boire un carafon d’eau-de-vie, et Pécuchet de prendre du thé. En soulevant la bouilloire, il répandit de l’eau sur le parquet. — Maladroit ! s’écria Bouvard. Puis, trouvant l’infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux cuillerées de plus. — Ce sera exécrable, dit Pécuchet. — Pas du tout ! Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba ; une des tasses fut brisée, la dernière du beau service en porcelaine. Bouvard pâlit. — Continue ! saccage ! ne te gêne pas ! — Grand malheur, vraiment ! — Oui ! un malheur ! Je la tenais de mon père ! — Naturel, ajouta Pécuchet en ricanant. — Ah ! tu m’insultes ! — Non, mais je te fatigue ! je le vois bien ! avoue-le ! Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi. Ils criaient à la fois tous les deux, l’un irrité par la faim, l’autre par l’alcool. La gorge de Pécuchet n’émettait plus qu’un râle. — C’est infernal, une vie pareille ; j’aime mieux la mort. Adieu ! Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte. Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l’ouvrir, courut derrière lui, arriva dans le grenier. La chandelle était par terre, et Pécuchet debout sur une des chaises, avec le câble dans sa main. L’esprit d’imitation emporta Bouvard — Attends-moi ! Et il montait sur l’autre chaise, quand, s’arrêtant tout à coup — Mais… nous n’avons pas fait notre testament. — Tiens ! c’est juste. Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour respirer. L’air était froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel noir comme de l’encre. La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les brumes de l’horizon. Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol, et, grandissant, se rapprochant, toutes allaient du côté de l’église. Une curiosité les y poussa. C’était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux. Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres, suspendus dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores, et, au bout de la perspective, des deux côtés du tabernacle, des cierges géants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les têtes de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres, on distinguait le prêtre, dans sa chasuble d’or ; à sa voix aiguë répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, représentant le chemin de la croix, décoraient les murs. Au milieu du chœur, devant l’autel, un agneau était couché, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites. La tiède température leur procura un singulier bien-être, et leurs pensées, orageuses tout à l’heure, se faisaient douces, comme des vagues qui s’apaisent. Ils écoutèrent l’Évangile et le Credo, observaient les mouvements du prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles, les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous priaient, absorbés dans la même joie profonde, et voyaient sur la paille d’une étable rayonner comme un soleil le corps de l’Enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et Pécuchet malgré la dureté de son cœur. Il y eut un silence ; tous les dos se courbèrent, et, au tintement d’une clochette, le petit agneau bêla. L’hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors éclata un chant d’allégresse qui conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet, involontairement, s’y mêlèrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme. IX Marcel reparut le lendemain à trois heures, la face verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant l’eau-de-vie, immonde. Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près d’Iqueville, faire le réveillon chez un ami ; et bégayant plus que jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce, comme s’il eût commis un crime. Ses maîtres l’octroyèrent. Un calme singulier les portait à l’indulgence. La neige avait fondu tout à coup, et ils se promenaient dans leur jardin, humant l’air tiède, heureux de vivre. Était-ce le hasard seulement qui les avait détournés de la mort ? Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion ; et, pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils dépendaient, l’idée leur vint de faire des lectures pieuses. L’Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en dessous l’écoutant ; ou bien au bord du lac, parmi les Apôtres qui tirent des filets ; puis sur l’ânesse, dans la clameur des alleluia, la chevelure éventée par les palmes frémissantes ; enfin, au haut de la croix, inclinant sa tête, d’où tombe éternellement une rosée sur le monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c’est la tendresse pour les humbles, la défense des pauvres, l’exaltation des opprimés. Et dans ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal au milieu de tant de préceptes ; pas un dogme, nulle exigence que la pureté du cœur. Quant aux miracles, leur raison n’en fut pas surprise ; dès l’enfance, ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet et le disposa à mieux comprendre l’Imitation. Ici plus de paraboles, de fleurs, d’oiseaux ; mais des plaintes, un resserrement de l’âme sur elle-même. Bouvard s’attrista en feuilletant ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d’un cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît si lamentable qu’il faut, l’oubliant, se retourner vers Dieu ; et les deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin d’être simples, d’aimer quelque chose, de se reposer l’esprit. Ils abordèrent l’Ecclésiaste, Isaïe, Jérémie. Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages. Ils lisaient cela le dimanche, à l’heure des vêpres, pendant que la cloche tintait. Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C’était une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix leur dit, en clignant de l’œil — Parfait ! je vous approuve. Toutes les bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bénit. L’abbé Jeufroy leur fit une visite ; ils la rendirent, on se fréquenta ; et le prêtre ne parlait pas de religion. Ils furent étonnés de cette réserve, si bien que Pécuchet, d’un air indifférent, lui demanda comment s’y prendre pour obtenir la foi. — Pratiquez d’abord. Ils se mirent à pratiquer, l’un avec espoir, l’autre par défi, Bouvard étant convaincu qu’il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il suivit régulièrement tous les offices ; mais, à l’encontre de Pécuchet, ne voulut pas s’astreindre au maigre. Était-ce une mesure d’hygiène ? On sait ce que vaut l’hygiène ! Une affaire de convenances ? À bas les convenances ! Une marque de soumission envers l’Église ? Il s’en fichait également ! bref, déclarait cette règle absurde, pharisaïque, et contraire à l’esprit de l’Évangile. Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine leur servait. Mais Bouvard, cette fois, s’était commandé un beafsteck. Il s’assit, coupa la viande ; et Marcel le regardait scandalisé, tandis que Pécuchet dépiautait gravement sa tranche de morue. Bouvard restait la fourchette d’une main, le couteau de l’autre. Enfin, se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait. — Tu te trouves mal ? — Non ! Mais ! Et il fit un aveu. Par suite de son éducation c’était plus fort que lui, il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la crainte de mourir. Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise. Un soir, il rentra la figure empreinte d’une joie sérieuse, et, lâchant le mot, dit qu’il venait de se confesser. Alors ils discutèrent l’importance de la confession. Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en public la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette enquête sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de moralité. Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices ; les bouffées d’orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail l’exemptait de la paresse ; quant à la gourmandise, personne de plus sobre. Quelquefois des colères l’emportaient. Il se jura de n’en plus avoir. Ensuite, il faudrait acquérir les vertus, premièrement l’humilité ; c’est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne de la moindre récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas que l’on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il était loin encore de ces dispositions. Une autre vertu lui manquait la chasteté. Car, intérieurement, il regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gênait avec son décolletage. Il l’enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques à craindre de porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon. Tant de soins autour de la luxure la développèrent. Le matin principalement il avait à subir de grands combats, comme en eurent saint Paul, saint Benoist et saint Jérôme, dans un âge fort avancé ; de suite, ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour veut des sacrifices, et quel plus pénible que celui de notre corps ! Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas, se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne mettait plus de casquette. Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le mur de la terrasse près de la maison et, sans le vouloir, se trouva plonger dans la chambre de Pécuchet. Son ami, nu jusqu’au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait les épaules doucement ; puis s’animant, retira sa culotte, cingla ses fesses et tomba sur une chaise, hors d’haleine. Bouvard fut troublé comme à la découverte d’un mystère, qu’on ne doit pas surprendre. Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux, moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure ; changements qui étaient dus à l’intervention de Reine, la servante de M. le curé. Mêlant les choses de l’église à celles de sa cuisine, forte comme un valet de charrue et dévouée bien qu’irrespectueuse, elle s’introduisait dans les ménages, donnait des conseils, y devenait maîtresse. Pécuchet se fiait absolument à son expérience. Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à la chinoise, un nez en bec de vautour. C’était M. Gouttman, négociant en articles de piété ; il en déballa quelques-uns, enfermés dans des boîtes, sous le hangar croix, médailles et chapelets de toutes les dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de clinquant, et des sacrés-cœurs en carton bleu, des saint Joseph à barbe rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le prix seul l’arrêtait. Gouttman ne demandait pas d’argent. Il préférait les échanges, et, monté dans le muséum, il offrit, contre des vieux fers et tous les plombs, un stock de ses marchandises. Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l’œil de Pécuchet, les instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre, la hallebarde ; Bouvard, las d’en avoir démontré la manœuvre, l’abandonna. L’estimation totale étant faite, ces messieurs devaient encore cent francs. On s’arrangea, moyennant quatre billets à trois mois d’échéance, et ils s’applaudirent du bon marché. Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum. Il y eut sur la cheminée de Pécuchet un saint Jean-Baptiste en cire ; le long du corridor, les portraits des gloires épiscopales, et, au bas de l’escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en manteau d’azur et couronnée d’étoiles. Marcel nettoyait ces splendeurs, n’imaginant au paradis rien de plus beau. Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait bien dans le vestibule ! Pécuchet s’arrêtait parfois devant l’ancienne fosse aux composts, où l’on reconnaissait la tiare, une sandale, un bout d’oreille ; lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner, car maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège ; il y renonça. Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la fréquentation du curé. Il en avait le sourire, la voix, et, d’un air frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu’aux poignets. Un jour vint où le chant du coq l’importuna, les roses l’écœuraient ; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des regards farouches. Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient donné comme le sentiment d’une jeunesse impérissable. Dieu se manifestait à son cœur par la forme des nids, la clarté des sources, la bienfaisance du soleil, et la dévotion de son ami lui semblait extravagante, fastidieuse. — Pourquoi gémis-tu pendant le repas ? — Nous devons manger en gémissant, répondit Pécuchet, car l’homme, par cette voie, a perdu son innocence, phrase qu’il avait lue dans le Manuel du séminariste, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy, et il buvait de l’eau de la Salette, se livrait, portes closes, à des oraisons jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de Saint-François. Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage à la sainte Vierge. Le choix des localités l’embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de Fourvières, de Chartres, d’Embrun, de Marseille ou d’Auray ? Celle de la Délivrande, plus proche, convenait aussi bien. — Tu m’accompagneras ! — J’aurais l’air d’un cornichon ! dit Bouvard. Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l’être, et céda par complaisance. Les pèlerinages doivent s’accomplir à pied. Mais quarante-trois kilomètres seraient durs ; et les gondoles n’étant pas congruentes à la méditation, ils louèrent un vieux cabriolet, qui, après douze heures de route, les déposa devant l’auberge. Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes supportant deux pots à l’eau dans des petites cuvettes ovales, et l’hôtelier leur apprit que c’était la chambre des capucins » sous la Terreur. On y avait caché la dame de la Délivrande avec tant de précaution que les bons Pères y disaient la messe clandestinement. Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine. Elle a été fondée au commencement du IIe siècle par saint Régnobert, premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui vivait au VIIe, ou par Robert le Magnifique, au milieu du XIe. Les Danois, les Normands et surtout les protestants l’ont incendiée et ravagée à différentes époques. Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton, qui, en frappant du pied, dans un herbage, indiqua l’endroit où elle était, et sur cette place le comte Baudoin érigea un sanctuaire. Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez les Sarrasins, l’invoqua ses fers tombent et il s’échappe. Un avare découvre dans son grenier un troupeau de rats, l’appelle à son secours et les rats s’éloignent. Le contact d’une médaille ayant effleuré son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste de Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui l’avait perdue pour avoir blasphémé ; et, par sa protection, M. et Mme de Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en état de mariage. On cite, parmi ceux qu’elle a guéris d’affections irrémédiables, Mlle de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de Jumillac, née d’Osseville. Des personnages considérables l’ont visitée Louis XI, Louis XIII, deux filles de Gaston d’Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d’Antioche ; Mgr Véroles, vicaire apostolique de la Mantchourie ; et l’archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du prince de Talleyrand. — Elle pourra, dit Pécuchet, te convertir aussi ! Bouvard, déjà couché, eut une sorte de grognement et s’endormit tout à fait. Le lendemain, à six heures, ils entraient dans la chapelle. On en construisait une autre ; des toiles et des planches embarrassaient la nef, et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout l’autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens. La statue miraculeuse, dans une niche à gauche du chœur, est enveloppée d’une robe à paillettes ; le bedeau survint, ayant pour chacun d’eux un cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant la balustrade, demanda trois francs, fit une révérence, et disparut. Ensuite ils regardèrent les ex-voto. Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève de l’École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles militaires, des cœurs d’argent, et, dans l’angle, au niveau du sol, une forêt de béquilles. De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire. Quand il fut resté quelques minutes au bas de l’autel, il monta les trois marches, dit l’Oremus, l’Introït et le Kyrie, que l’enfant de chœur, à genoux, récita tout d’une haleine. Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit d’un marteau cognant des pierres. Pécuchet, incliné sur son prie-Dieu, répondait aux Amen. Pendant l’élévation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une foi constante et indestructible. Bouvard, dans un fauteuil à ses côtés, lui prit son Eucologe et s’arrêta aux litanies de la Vierge. Très pure, très chaste, vénérable, aimable, puissante, clémente, tour d’ivoire, maison d’or, porte du matin. » Ces mots d’adoration, ces hyperboles l’emportèrent vers celle qui est célébrée par tant d’hommages. Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d’église, sur un amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l’Enfant-Dieu à sa poitrine ; mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de la terre ; idéal de la femme transportée dans le ciel ; car, sorti de ses entrailles, l’homme exalte son amour et n’aspire qu’à reposer sur son cœur. La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s’adossent contre le mur du côté de la place. On y voit des images, des bénitiers, des urnes à filets d’or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets d’ivoire ; et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait les yeux, faisait ressortir la brutalité des peintures, la hideur des dessins. Bouvard, qui, chez lui, trouvait ces choses abominables, fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue. Pécuchet, comme souvenir, se contenta d’un rosaire. Les marchands criaient — Allons ! allons ! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame ! Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques désobligeantes s’élevèrent. — Qu’est-ce qu’ils veulent, ces oiseaux-là ? — Ils sont peut-être des Turcs ! — Des protestants plutôt ! Une grande fille tira Pécuchet par la redingote ; un vieux en lunettes lui posa la main sur l’épaule ; tous braillaient à la fois ; puis, quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de sollicitations et d’injures. Bouvard n’y tint plus. — Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu ! La tourbe s’écarta. Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria qu’ils s’en repentiraient. En rentrant à l’auberge, ils trouvèrent, dans le café, Gouttman. Son négoce l’appelait en ces parages, et il causait avec un individu examinant des bordereaux sur la table devant eux. Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le teint rouge et la taille fine malgré ses cheveux blancs, l’air à la fois d’un officier en retraite et d’un vieux cabotin. De temps à autre, il lâchait un juron, puis, sur un mot de Gouttman dit plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier. Bouvard qui l’observait, au bout d’un quart d’heure s’approcha de lui. — Barberou, je crois ? — Bouvard ! s’écria l’homme à la casquette. Et ils s’embrassèrent. Barberou, depuis vingt ans, avait enduré toutes sortes de fortunes. Gérant d’un journal, commis d’assurances, directeur d’un parc aux huîtres. — Je vous conterai cela. Enfin, revenu à son premier métier, il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui faisait le diocèse », lui plaçait des vins chez les ecclésiastiques. — Mais permettez ; dans une minute, je suis à vous ! Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette — Comment, deux mille ? — Sans doute ! — Ah ! elle est forte, celle-là ! — Vous dites ? — Je dis que j’ai vu Hérambert, moi-même, répliqua Barberou furieux. La facture porte quatre mille ; pas de blagues ! Le brocanteur ne perdit point contenance. — Eh bien ; elle vous libère ! après ? Barberou se leva, et, à sa figure blême d’abord, puis violette, Bouvard et Pécuchet croyaient qu’il allait étrangler Gouttman. Il se rassit, croisa les bras. — Vous êtes une rude canaille, convenez-en ! — Pas d’injures, monsieur Barberou, il y a des témoins ; prenez garde ! — Je vous flanquerai un procès ! — Ta ! ta ! ta ! Puis ayant bouclé son portefeuille, Gouttman souleva le bord de son chapeau — À l’avantage ! Et il sortit. Barberou exposa les faits Pour une créance de mille francs doublée par suite de manœuvres usuraires, il avait livré à Gouttman trois mille francs de vins, ce qui payerait sa dette avec mille francs de bénéfices ; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le renverraient, on le poursuivrait ! — Crapule ! brigand ! sale juif ! Et ça dîne dans les presbytères ! D’ailleurs, tout ce qui touche à la calotte… ! Il déblatéra contre les prêtres, et tapait sur la table avec tant de violence que la statuette faillit tomber. — Doucement ! dit Bouvard. — Tiens ! Qu’est-ce que ça ? Et Barberou ayant défait l’enveloppe de la petite Vierge — Un bibelot du pèlerinage ! À vous ? Bouvard, au lieu de répondre, sourit d’une manière ambiguë. — C’est à moi ! dit Pécuchet. — Vous m’affligez, reprit Barberou, mais je vous éduquerai là-dessus, n’ayez pas peur ! Et comme on doit être philosophe, et que la tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner. Tous les trois s’attablèrent. Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt, et leur apporterait un livre farce. L’idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans la voiture pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet ferma les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il penchait vers la religion. M. Marescot s’était présenté la veille pour leur faire une communication importante. Marcel n’en savait pas davantage. Le notaire ne put les recevoir que trois jours après, et de suite exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme. Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et aboutissants, défauts et avantages ; et ce désir était comme un cancer qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chérissait, par-dessus tout, le bien, moins pour la sécurité du capital que pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans l’espoir de celui-là, elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance journalière, de longues économies, et elle attendait, avec impatience, la réponse de Bouvard. Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet, un jour, se trouvât sans fortune ; mais il fallait saisir l’occasion, qui était l’effet du pèlerinage la Providence, pour la seconde fois, se manifestait en leur faveur. Ils offrirent les conditions suivantes La rente, non pas de sept mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dévolue au dernier survivant. Marescot fit valoir que l’un était faible de santé. Le tempérament de l’autre le disposait à l’apoplexie, et Mme Bordin signa le contrat, emportée par la passion. Bouvard en resta mélancolique. Quelqu’un désirait sa mort, et cette réflexion lui inspira des pensées graves, des idées de Dieu et d’éternité. Trois jours après, M. Jeufroy les invita au repas de cérémonie qu’il donnait une fois par an à des collègues. Le dîner commença vers deux heures de l’après-midi, pour finir à onze heures du soir. On y but du poiré, on y débita des calembours. L’abbé Pruneau composa, séance tenante, un acrostiche, M. Bougon fit des tours de carte, et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le lendemain. Le curé vint le voir fréquemment. Il présentait la Religion sous des couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste ? et Bouvard consentit bientôt à s’approcher de la sainte table. Pécuchet, en même temps que lui, participerait au sacrement. Le grand jour arriva. L’église, à cause des premières communions, était pleine de monde. Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu peuple se tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-dessus de la porte. Ce qui allait se passer tout à l’heure était inexplicable, songeait Bouvard, mais la raison ne suffit pas à comprendre certaines choses. De très grands hommes ont admis celle-là. Autant faire comme eux, et, dans une sorte d’engourdissement, il contemplait l’autel, l’encensoir, les flambeaux, la tête un peu vide, car il n’avait rien mangé, et éprouvait une singulière faiblesse. Pécuchet, en méditant la Passion de Jésus-Christ, s’excitait à des élans d’amour. Il aurait voulu lui offrir son âme, celle des autres, et les ravissements, les transports, les illuminations des saints, tous les êtres, l’univers entier. Bien qu’il priât avec ferveur, les différentes parties de la messe lui semblèrent un peu longues. Enfin, les petits garçons s’agenouillèrent sur la première marche de l’autel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient inégalement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les remplacèrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient ; de loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du chœur. Puis ce fut le tour des grandes personnes. La première du côté de l’évangile était Pécuchet, mais trop ému, sans doute, il oscillait la tête de droite et de gauche. Le curé eut peine à lui mettre l’hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les prunelles. Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mâchoires, que sa langue lui pendait sur la lèvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait ; sans savoir pourquoi, il rougit. Après Mme Bordin communièrent ensemble Mlle de Faverges, la comtesse, leur dame de compagnie, et un monsieur que l’on ne connaissait pas à Chavignolles. Les deux derniers furent Placquevent et Petit, l’instituteur, quand, tout à coup, on vit paraître Gorju. Il n’avait plus de barbiche ; et il regagna sa place, les bras en croix sur la poitrine, d’une manière fort édifiante. Le curé harangua les petits garçons. Qu’ils aient soin plus tard de ne point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours leur robe d’innocence. Pécuchet regretta la sienne. Mais on remuait des chaises, les mères avaient hâte d’embrasser leurs enfants. Les paroissiens, à la sortie, échangèrent des félicitations. Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges, en attendant sa voiture, se tourna vers Bouvard et Pécuchet et présenta son futur gendre — M. le baron de Mahurot, ingénieur ! Le comte se plaignait de ne pas les voir. Il serait revenu la semaine prochaine. — Notez-le ! je vous prie. La calèche étant arrivée, les dames du château partirent, et la foule se dispersa. Ils trouvèrent dans leur cour un paquet au milieu de l’herbe. Le facteur, comme la maison était close, l’avait jeté par-dessus le mur. C’était l’ouvrage que Barberou avait promis Examen du Christianisme, par Louis Hervieu, ancien élève de l’École normale. Pécuchet le repoussa. Bouvard ne désirait pas le connaître. On lui avait répété que le sacrement le transformerait durant plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il était toujours le même, et un étonnement douloureux le saisit. Comment ! la chair de Dieu se mêle à notre chair et elle n’y cause rien ! La pensée qui gouverne les mondes n’éclaire pas notre esprit ! Le suprême pouvoir nous abandonne à l’impuissance ! M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le Catéchisme de l’abbé Gaume. Au contraire, la dévotion de Pécuchet s’était développée. Il aurait voulu communier sous les deux espèces, chantait des psaumes en se promenant dans le corridor, arrêtait les Chavignollais pour discuter et les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les épaules et le capitaine l’appela Tartufe. On trouvait maintenant qu’ils allaient trop loin. Une excellente habitude, c’est d’envisager les choses comme autant de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier ; devant un ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux ; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. Pécuchet observa cette méthode. Quand il prenait ses habits, il songeait à l’enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité s’est revêtue, le tic tac de l’horloge lui rappelait les battements de son cœur, une piqûre d’épingle les clous de la croix ; mais il eut beau se tenir à genoux, pendant des heures, et multiplier les jeûnes, et se pressurer l’imagination, le détachement de soi-même ne se faisait pas ; impossible d’atteindre à la contemplation parfaite. Il recourut à des auteurs mystiques sainte Thérèse, Jean de la Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, Mgr Chaillot. Au lieu des sublimités qu’il attendait, il ne rencontra que des platitudes, un style très lâche, de froides images et force comparaisons tirées de la boutique des lapidaires. Il apprit cependant qu’il y a une purgation active et une purgation passive, une vision interne et une vision externe, quatre espèces d’oraisons, neuf excellences dans l’amour, six degrés dans l’humilité, et que la blessure de l’âme ne diffère pas beaucoup du vol spirituel. Des points l’embarrassaient Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l’on doive remercier Dieu pour le bienfait de l’existence ? Quelle mesure garder entre la crainte indispensable au salut, et l’espérance qui ne l’est pas moins ? Où est le signe de la grâce ? etc. Les réponses de M. Jeufroy étaient simples — Ne vous tourmentez pas. À vouloir tout approfondir, on court sur une pente dangereuse. Le Catéchisme de persévérance, par Gaume, avait tellement dégoûté Bouvard qu’il prit le volume de Louis Hervieu. C’était un sommaire de l’exégèse moderne défendu par le gouvernement. Barberou, comme républicain, l’avait acheté. Il éveilla des doutes dans l’esprit de Bouvard, et d’abord sur le péché originel. — Si Dieu a créé l’homme peccable, il ne devait pas le punir, et le mal est antérieur à la chute puisqu’il y avait déjà des volcans, des bêtes féroces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice. — Que voulez-vous ? disait le curé, c’est une de ces vérités dont tout le monde est d’accord, sans qu’on puisse en fournir de preuves ; et nous-mêmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de leurs pères. Ainsi les mœurs et les lois justifient ce décret de la Providence, que l’on retrouve dans la nature. Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l’enfer. — Car tout châtiment doit viser à l’amélioration du coupable, ce qui devient impossible avec une peine éternelle ; et combien l’endurent ! Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolâtres, les hérétiques et les enfants morts sans baptême, ces enfants créés par Dieu, et dans quel but ? pour les punir d’une faute qu’ils n’ont pas commise ! — Telle est l’opinion de saint Augustin, ajouta le curé, et saint Fulgence enveloppe dans la damnation jusqu’aux fœtus. L’Église, il est vrai, n’a rien décidé à cet égard. Une remarque pourtant ce n’est pas Dieu, mais le pécheur qui se damne lui-même, et l’offense étant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit être infinie. Est-ce tout, monsieur ? — Expliquez-moi la Trinité, dit Bouvard. — Avec plaisir. Prenons une comparaison les trois côtés du triangle, ou plutôt notre âme, qui contient être, connaître et vouloir ; ce qu’on appelle faculté chez l’homme, est personne en Dieu. Voilà le mystère. — Mais les trois côtés du triangle ne sont pas chacun le triangle ; ces trois facultés de l’âme ne font pas trois âmes, et vos personnes de la Trinité sont trois Dieux. — Blasphème ! — Alors il n’y a qu’une personne, un Dieu, une substance affectée de trois manières ! — Adorons sans comprendre, dit le curé. — Soit, dit Bouvard. Il avait peur de passer pour un impie, d’être mal vu au château. Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures, en hiver, et la tasse de thé les réchauffait. M. le comte, par ses allures, rappelait le chic de l’ancienne cour » ; la comtesse, placide et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle Yolande, leur fille, était le type de la jeune personne », l’ange des keepsakes, et Mme de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait à Pécuchet, ayant son nez pointu. La première fois qu’ils entrèrent dans le salon elle défendait quelqu’un. — Je vous assure qu’il est changé ! Son cadeau le prouve. Ce quelqu’un était Gorju. Il venait d’offrir aux futurs époux un prie-Dieu gothique. On l’apporta. Les armes des deux maisons s’y étalaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et Mme de Noares lui dit — Vous vous souviendrez de mon protégé ? Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d’une douzaine d’années, et sa sœur, qui en avait peut-être dix. Par les trous de leurs guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. L’un était chaussé de vieilles pantoufles, l’autre n’avait plus qu’un sabot. Leurs fronts disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour d’eux avec des prunelles ardentes comme de jeunes loups effarés. Mme de Noares conta qu’elle les avait rencontrés le matin sur la grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun détail. On leur demanda leur nom. — Victor, Victorine. — Où était leur père ? — En prison. — Et avant, que faisait-il ? — Rien. — Leur pays ? — Saint-Pierre. — Mais quel Saint-Pierre ? Les deux petits, pour toute réponse, disaient, en reniflant — Sais pas, sais pas. Leur mère était morte, et ils mendiaient. Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner ; elle attendrit la comtesse, piqua d’honneur le comte, fut soutenue par Mademoiselle, s’obstina, réussit. La femme du garde-chasse en prendrait soin. On leur trouverait de l’ouvrage plus tard, et, comme ils ne savaient ni lire ni écrire, Mme de Noares leur donnerait elle-même des leçons, afin de les préparer au catéchisme. Quand M. Jeufroy venait au château, on allait quérir les deux mioches ; il les interrogeait, puis faisait une conférence où il mettait de la prétention, à cause de l’auditoire. Une fois qu’il avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en s’en retournant avec lui et Pécuchet, les dénigra fortement. Jacob s’est distingué par des filouteries, David par les meurtres, Salomon par ses débauches. L’abbé lui répondit qu’il fallait voir au delà. Le sacrifice d’Abraham est la figure de la Passion ; Jacob une autre figure du Messie, comme Joseph, comme le serpent d’airain, comme Moïse. — Croyez-vous, dit Bouvard, qu’il ait composé le Pentateuque ? — Oui, sans doute ! — Cependant on y raconte sa mort ; même observation pour Josué, et quant aux Juges, l’auteur nous prévient qu’à l’époque dont il fait l’histoire, Israël n’avait pas encore de rois. L’ouvrage fut donc écrit sous les Rois. Les prophètes aussi m’étonnent. — Il va nier les prophètes, maintenant ! — Pas du tout ! mais leur esprit échauffé percevait Jéhovah sous des formes diverses, celle d’un feu, d’une broussaille, d’un vieillard, d’une colombe, et ils n’étaient pas certains de la révélation puisqu’ils demandent toujours un signe. — Ah ! et vous avez découvert ces belles choses ?… — Dans Spinoza. À ce mot, le curé bondit. — L’avez-vous lu ? — Dieu m’en garde ! — Pourtant, monsieur, la science… — Monsieur, on n’est pas savant si l’on n’est chrétien. La science lui inspirait des sarcasmes — Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre science ? Que savons-nous ? disait-il. Mais il savait que le monde a été créé pour nous ; il savait que les archanges sont au-dessus des anges ; il savait que le corps humain ressuscitera tel qu’il était vers la trentaine. Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par méfiance de Louis Hervieu, écrivit à Varlot, et Pécuchet, mieux informé, demanda à M. Jeufroy des explications sur l’Écriture. Les six jours de la Genèse veulent dire six grandes époques. Le rapt des vases précieux fait par les Juifs aux Égyptiens doit s’entendre des richesses intellectuelles, les arts dont ils avaient dérobé le secret. Isaïe ne se dépouilla pas complètement, nudus, en latin, signifiant nu jusqu’aux hanches ; ainsi Virgile conseille de se mettre nu pour labourer, et cet écrivain n’eût pas donné un précepte contraire à la pudeur ! Ézéchiel dévorant un livre n’a rien d’extraordinaire ; ne dit-on pas dévorer une brochure, un journal ? Mais si l’on voit partout des métaphores, que deviendront les faits ? L’abbé soutenait, cependant, qu’ils étaient réels. Cette manière de les entendre parut déloyale à Pécuchet. Il poussa plus loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la Bible. L’Exode nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices dans le désert, on n’en fit aucun suivant Amos et Jérémie. Les Paralipomènes et le livre d’Esdras ne sont point d’accord sur le dénombrement du peuple. Dans le Deutéronome, Moïse voit le Seigneur face à face ; d’après l’Exode, jamais il ne put le voir. Où est alors l’inspiration ? — Motif de plus pour l’admettre, répliquait en souriant M. Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de connivence, les sincères n’y prennent garde ! Dans l’embarras recourons à l’Église. Elle est toujours infaillible. De qui relève l’infaillibilité ? Les conciles de Bâle et de Constance l’attribuent aux conciles. Mais souvent les conciles diffèrent, témoin ce qui se passa pour Athanase et pour Arius ; ceux de Florence et de Latran, la décernent au pape. Mais Adrien VI déclare que le pape, comme un autre, peut se tromper. Chicanes ! Tout cela ne fait rien à la permanence du dogme. L’ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations le baptême, autrefois, était réservé pour les adultes. L’extrême-onction ne fut un sacrement qu’au IXe siècle ; la présence réelle a été décrétée au VIIIe, le purgatoire reconnu au XVe, l’Immaculée Conception est d’hier. Et Pécuchet en arriva à ne plus savoir que penser de Jésus. Trois évangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraît s’égaler à Dieu ; dans un autre, du même, se reconnaître son inférieur. L’abbé ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le témoignage des Sibylles dont le fond est véritable ». Il retrouvait la vierge dans les Gaules, l’annonce d’un rédempteur en Chine, la Trinité partout, la croix sur le bonnet du grand-lama, en Égypte au poing des dieux ; et, même, il fit voir une gravure, représentant un nilomètre, lequel était un phallus, suivant Pécuchet. M. Jeufroy consultait secrètement son ami Pruneau, qui lui cherchait des preuves dans les auteurs. Une lutte d’érudition s’engagea ; et, fouetté par l’amour-propre, Pécuchet devint transcendant, mythologue. Il comparait la Vierge à Isis, l’eucharistie au homa des Perses, Bacchus à Moïse, l’arche de Noé au vaisseau de Xithuros ; ces ressemblances pour lui démontraient l’identité des religions. Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu’il n’y a qu’un Dieu ; et quand il était à bout d’arguments, l’homme à la soutane s’écriait — C’est un mystère ! Que signifie ce mot ? Défaut de savoir ; très bien. Mais s’il désigne une chose dont le seul énoncé implique contradiction, c’est une sottise ; et Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait dans son jardin, l’attendait au confessionnal, le relançait dans la sacristie. Le prêtre imaginait des ruses pour le fuir. Un jour, qu’il était parti à Sassetot administrer quelqu’un, Pécuchet se porta au-devant de lui sur la route, manière de rendre la conversation inévitable. C’était le soir, vers la fin d’août. Le ciel écarlate se rembrunit, et un gros nuage s’y forma, régulier dans le bas, avec des volutes au sommet. Pécuchet, d’abord, parla de choses indifférentes ; puis, ayant glissé le mot martyr — Combien pensez-vous qu’il y en ait eu ? — Une vingtaine de millions, pour le moins. — Leur nombre n’est pas si grand, dit Origène. — Origène, vous savez, est suspect ! Un large coup de vent passa, inclinant l’herbe des fossés, et les deux rangs d’ormeaux jusqu’au bout de l’horizon. Pécuchet reprit — On classe, dans les martyrs, beaucoup d’évêques gaulois, tués en résistant aux Barbares, ce qui n’est plus la question. — Allez-vous défendre les empereurs ? Suivant Pécuchet, on les avait calomniés. L’histoire de la légion thébaine est une fable. Je conteste également Symphorose et ses sept fils, Félicité et ses sept filles, et les sept vierges d’Ancyre, condamnées au viol, bien que septuagénaires, et les onze mille vierges de sainte Ursule, dont une compagne s’appelait Undecemilla, un nom pris pour un chiffre ; encore plus les dix martyrs d’Alexandrie ! — Cependant !… Cependant, ils se trouvent dans des auteurs dignes de créance. Des gouttes d’eau tombèrent. Le curé déploya son parapluie ; et Pécuchet, quand il fut dessous, osa prétendre que les catholiques avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les protestants et les libres penseurs que tous les Romains autrefois. L’ecclésiastique se récria — Mais on compte dix persécutions depuis Néron jusqu’au César Galba ! — Eh bien ! et les massacres des Albigeois ? et la Saint-Barthélemy ? et la Révocation de l’édit de Nantes ? — Excès déplorables sans doute, mais vous n’allez pas comparer ces gens-là à saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule de missionnaires. — Pardon ! je vous rappellerai Hypathie, Jérôme de Prague, Jean Huss, Bruno, Vanini, Anne Dubourg ! La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu’ils rebondissaient du sol, comme de petites fusées blanches. Pécuchet et M. Jeufroy marchaient avec lenteur serrés l’un contre l’autre, et le curé disait — Après des supplices abominables, on les jetait dans des chaudières ! — L’Inquisition employait de même la torture, et elle vous brûlait très bien. — On exposait les dames illustres dans les lupanars ! — Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent décents ? — Et notez que les chrétiens n’avaient rien fait contre l’État ! — Les Huguenots pas davantage ! Le vent chassait, balayait la pluie dans l’air. Elle claquait sur les feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue, se confondait avec les champs dénudés, la moisson étant finie. Pas un toit. Au loin seulement, la cabane d’un berger. Le maigre paletot de Pécuchet n’avait plus un fil de sec. L’eau coulait le long de son échine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, dans ses yeux, malgré la visière de la casquette Amoros ; le curé, en relevant d’un bras la queue de sa soutane, se découvrait les jambes, et les pointes de son tricorne crachaient l’eau sur ses épaules comme des gargouilles de cathédrale. Il fallut s’arrêter, et tournant le dos à la tempête, ils restèrent face à face, ventre contre ventre, en tenant à quatre mains le parapluie qui oscillait. M. Jeufroy n’avait pas interrompu la défense des catholiques. — Ont-ils crucifié vos protestants, comme le fut saint Siméon, ou fait dévorer un homme par deux tigres, comme il advint à saint Ignace ? — Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes séparées de leurs maris, d’enfants arrachés à leurs mères ! Et les exils des pauvres, à travers la neige, au milieu des précipices ! On les entassait dans les prisons ; à peine morts, on les traînait sur la claie. L’abbé ricana — Vous me permettrez de n’en rien croire ! Et nos martyrs à nous sont moins douteux. Sainte Blandine a été livrée nue dans un filet à une vache furieuse. Sainte Julie périt assommée de coups. Saint Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisé les dents avec un marteau, déchiré les côtes avec des peignes en fer, traversé les mains avec des clous rougis, enlevé la peau du crâne. — Vous exagérez, dit Pécuchet. La mort des martyrs était, dans ce temps-là, une amplification de rhétorique ! — Comment, de la rhétorique ? — Mais oui ! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l’histoire. Les catholiques, en Irlande, éventrèrent des femmes enceintes pour prendre leurs enfants ! — Jamais. — Et les donner aux pourceaux ! — Allons donc ! — En Belgique, ils les enterraient toutes vives ! — Quelle plaisanterie ! — On a leurs noms ! — Et quand même, objecta le prêtre, en secouant de colère son parapluie. On ne peut les appeler des martyrs. Il n’y en a pas en dehors de l’Église. — Un mot. Si la valeur du martyr dépend de la doctrine, comment servirait-il à en démontrer l’excellence ? La pluie se calmait ; jusqu’au village ils ne parlèrent plus. Mais, sur le seuil du presbytère, l’abbé dit — Je vous plains ! véritablement, je vous plains ! Pécuchet conta de suite à Bouvard son altercation. Elle lui avait causé une malveillance antireligieuse, et une heure après, assis devant un feu de broussailles, il lisait le Curé Meslier. Ces négations lourdes le choquèrent ; puis, se reprochant d’avoir méconnu peut-être des héros, il feuilleta, dans la Biographie, l’histoire des martyrs les plus illustres. Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans l’arène ! et si les lions et les jaguars étaient trop doux, du geste et de la voix ils les excitaient à s’avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire debout, le regard au ciel ; sainte Perpétue renoua ses cheveux pour ne point paraître affligée. Pécuchet se mit à réfléchir. La fenêtre était ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d’étoiles brillaient. Il devait se passer dans leur âme des choses dont nous n’avons plus l’idée, une joie, un spasme divin ! Et Pécuchet, à force d’y rêver, dit qu’il comprenait cela, aurait fait comme eux. — Toi ? — Certainement. — Pas de blague ! Crois-tu, oui ou non ? — Je ne sais. Il alluma une chandelle ; puis ses yeux tombant sur le crucifix dans l’alcôve — Combien de misérables ont recouru à celui-là ! Et après un silence — On l’a dénaturé ! c’est la faute de Rome la politique du Vatican ! Mais Bouvard admirait l’Église pour sa magnificence, et aurait souhaité au moyen âge être un cardinal. — J’aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en ! La casquette de Pécuchet posée devant les charbons n’était pas sèche encore. Tout en l’étirant, il sentit quelque chose dans la doublure et une médaille de saint Joseph tomba. Ils furent troublés, le fait leur paraissant inexplicable ! Mme de Noares voulut savoir de Pécuchet s’il n’avait pas éprouvé comme un changement, un bonheur et se trahit par ses questions. Une fois, pendant qu’il jouait au billard, elle lui avait cousu la médaille dans sa casquette. Évidemment, elle l’aimait ; ils auraient pu se marier elle était veuve et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-être eût fait le bonheur de sa vie. Bien qu’il se montrât plus religieux que M. Bouvard, elle l’avait dédié à saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions. Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les indulgences qu’ils procurent, l’effet des reliques, les privilèges des eaux saintes. Sa montre était retenue par une chaînette qui avait touché aux liens de saint Pierre. Parmi ses breloques luisait une perle d’or, à l’imitation de celle qui contient, dans l’église d’Allouagne, une larme de Notre-Seigneur ; un anneau à son petit doigt enfermait des cheveux du curé d’Ars et, comme elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait à une sacristie et à une officine d’apothicaire. Son temps se passait à écrire des lettres, à visiter les pauvres, à dissoudre des concubinages, à répandre des photographies du Sacré-Cœur. Un monsieur devait lui envoyer de la pâte des martyrs », mélange de cire pascale et de poussière humaine prise aux catacombes, et qui s’emploie dans les cas désespérés en mouches ou en pilules. Elle en promit à Pécuchet. Il parut choqué d’un tel matérialisme. Le soir, un valet du château lui apporta une hottée d’opuscules, relatant des paroles pieuses du grand Napoléon, des bons mots du curé dans les auberges, des morts effrayantes advenues à des impies. Mme de Noares savait tout cela par cœur, avec une infinité de miracles. Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les eût faits pour ébahir le monde. Sa grand’mère à elle-même avait serré dans une armoire des pruneaux couverts d’un linge, et quand on ouvrit l’armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la croix. — Expliquez-moi cela. C’était son mot après ses histoires, qu’elle soutenait avec un entêtement de bourrique, bonne femme, d’ailleurs, et d’humeur enjouée. Une fois pourtant elle sortit de son caractère ». Bouvard lui contestait le miracle de Pezilla un compotier où l’on avait caché des hosties pendant la Révolution, se dora de lui-même tout seul. — Peut-être y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de l’humidité ? — Mais non ! je vous répète que non ! La dorure a pour cause le contact de l’Eucharistie. Et elle donna en preuve l’attestation des évêques. — C’est, disent-ils, comme un bouclier, un… un palladium sur le diocèse de Perpignan. Demandez plutôt à M. Jeufroy ! Bouvard n’y tint plus, et ayant repassé son Louis Hervieu, emmena Pécuchet. L’ecclésiastique finissait de dîner. Reine offrit des sièges, et, sur un geste, alla prendre deux petits verres qu’elle emplit de Rosolio. Après quoi, Bouvard exposa ce qui l’amenait. L’abbé ne répondit pas franchement. — Tout est possible à Dieu, et les miracles sont une preuve de la religion. — Cependant il y a des lois. — Cela n’y fait rien. Il les dérange pour instruire, corriger. — Que savez-vous s’il les dérange ? répliqua Bouvard. Tant que la nature suit sa routine, on n’y pense pas ; mais dans un phénomène extraordinaire, nous voyons la main de Dieu. Elle peut y être, dit l’ecclésiastique, et quand un événement se trouve certifié par des témoins ? — Les témoins gobent tout, car il y a de faux miracles ! Le prêtre devint rouge. — Sans doute… quelquefois. — Comment les distinguer des vrais ? Et si les vrais donnés en preuves ont eux-mêmes besoin de preuves, pourquoi en faire ? Reine intervint, et, prêchant comme son maître, dit qu’il fallait obéir. — La vie est un passage, mais la mort est éternelle ! — Bref, ajouta Bouvard en lampant le Rosolio, les miracles d’autrefois ne sont pas mieux démontrés que les miracles d’aujourd’hui ; des raisons analogues défendent ceux des chrétiens et des païens. Le curé jeta sa fourchette sur la table. — Ceux-là étaient faux, encore un coup ! Pas de miracles en dehors de l’Église ! — Tiens ! se dit Pécuchet, même argument que pour les martyrs la doctrine s’appuie sur les faits et les faits sur la doctrine. M. Jeufroy, ayant bu un verre d’eau, reprit — Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze pêcheurs, voilà, il me semble, un beau miracle ! — Pas du tout ! Pécuchet en rendait compte d’une autre manière. — Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité des Indiens, le Logos est à Platon, la Vierge mère à l’Asie. N’importe ! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait que le christianisme pût avoir humainement la moindre raison d’être, bien qu’il en vît chez tous les peuples des prodromes ou des déformations. L’impiété railleuse du XVIIIe siècle, il l’eût tolérée ; mais la critique moderne, avec sa politesse, l’exaspérait. — J’aime mieux l’athée qui blasphème, que le sceptique qui ergote ! Puis il les regarda d’un air de bravade, comme pour les congédier. Pécuchet s’en retourna mélancolique. Il avait espéré l’accord de la foi et de la raison. Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu Pour connaître l’abîme qui les sépare, opposez leurs axiomes La raison vous dit Le tout enferme la partie, et la foi vous répond Par la substantiation, Jésus communiant avec ses apôtres, avait son corps dans sa main, et sa tête dans sa bouche. La raison vous dit On n’est pas responsable du crime des autres, et la foi vous répond Par le péché originel. La raison vous dit Trois c’est trois, et la foi déclare que Trois c’est un. » Ils ne fréquentèrent plus l’abbé. C’était l’époque de la guerre d’Italie. Les honnêtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel. Mme de Noares allait jusqu’à lui souhaiter la mort. Bouvard et Pécuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du salon tournait devant eux et qu’ils se miraient en passant dans les hautes glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les allées, où tranchait, sur la verdure, le gilet rouge d’un domestique, ils éprouvaient un plaisir ; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux paroles qui s’y débitaient. Le comte leur prêta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en développait les principes devant un cercle d’intimes Hurel, le curé, le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait de temps à autre pour vingt-quatre heures au château. — Ce qu’il y a d’abominable, disait le comte, c’est l’esprit de 89 ! D’abord, on conteste Dieu ; ensuite, on discute le gouvernement ; puis arrive la liberté. Liberté d’injures, de révolte, de jouissances, ou plutôt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent proscrire les indépendants, les hérétiques. On criera sans doute à la persécution, comme si les bourreaux persécutaient les criminels. Je me résume Point d’État sans Dieu ! la loi ne pouvant être respectée que si elle vient d’en haut, et, actuellement, il ne s’agit pas des Italiens, mais de savoir qui l’emportera de la révolution ou du pape, de Satan ou de Jésus-Christ. M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le juge de paix en dodelinant la tête. Bouvard et Pécuchet regardaient le plafond ; Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les pauvres, et M. de Mahurot, près de sa fiancée, parcourait les feuilles. Puis il y avait des silences, où chacun semblait plongé dans la recherche d’un problème. Napoléon III n’était plus un sauveur, et même il donnait un exemple déplorable en laissant aux Tuileries les maçons travailler le dimanche. On ne devrait pas permettre », était la phrase ordinaire de M. le comte. Économie sociale, beaux-arts, littérature, histoire, doctrines scientifiques, il décidait de tout, en sa qualité de chrétien et de père de famille ; et plût à Dieu que le gouvernement, à cet égard, eût la même rigueur qu’il déployait dans sa maison ! Le pouvoir seul est juge des dangers de la science ; répandue trop largement elle inspire au peuple des ambitions funestes. Il était plus heureux, ce pauvre peuple, quand les seigneurs et les évêques tempéraient l’absolutisme du roi. Les industriels maintenant l’exploitent. Il va tomber en esclavage. Et tous regrettaient l’ancien régime Hurel par bassesse, Coulon par ignorance, Marescot comme artiste. Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, d’Holbach, etc. ; et Pécuchet s’éloigna d’une religion devenue un moyen de gouvernement. M. de Mahurot avait communié pour séduire mieux ces dames », et s’il pratiquait, c’était à cause des domestiques. Mathématicien et dilettante, jouant des valses sur le piano et admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon goût. Ce qu’on rapporte des abus féodaux, de l’inquisition ou des jésuites, préjugés ; et il vantait le progrès, bien qu’il méprisât tout ce qui n’était pas gentilhomme ou sorti de l’École polytechnique ! M. Jeufroy, de même, leur déplaisait. Il croyait aux sortilèges, faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les idiomes sont dérivés de l’hébreu ; sa rhétorique manquait d’imprévu ; invariablement, c’était le cerf aux abois, le miel et l’absinthe, l’or et le plomb, des parfums, des urnes, et l’âme chrétienne comparée au soldat qui doit dire en face du péché Tu ne passes pas ! » Pour éviter ses conférences, ils arrivaient au château le plus tard possible. Un jour, pourtant, ils l’y trouvèrent. Depuis une heure, il attendait ses deux élèves. Tout à coup, Mme de Noares entra. — La petite a disparu. J’amène Victor. Ah ! le malheureux ! Elle avait saisi dans sa poche un dé d’argent perdu depuis trois jours, puis suffoquée par les sanglots — Ce n’est pas tout ! ce n’est pas tout ! Pendant que je le grondais, il m’a montré son derrière ! Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit — Du reste, c’est de ma faute ; pardonnez-moi ! Elle leur avait caché que les deux orphelins étaient les enfants de Touache, maintenant au bagne. Que faire ? Si le comte les renvoyait, ils étaient perdus, et son acte de charité passerait pour un caprice. M. Jeufroy ne fut pas surpris. L’homme étant corrompu naturellement, on doit le châtier pour l’améliorer. Bouvard protesta. La douceur valait mieux. Mais le comte, encore une fois, s’étendit sur le bras de fer indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-là étaient pleins de vices la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol, après tout, on l’excuserait ; l’insolence, jamais, l’éducation devant être l’école du respect. Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne fessée immédiatement. M. de Mahurot, qui avait à lui dire quelque chose, se chargea de la commission. Il prit un fusil dans l’antichambre et appela Victor, resté au milieu de la cour, la tête basse — Suis-moi ! dit le baron. Comme la route pour aller chez le garde détournait peu de Chavignolles, M. Jeufroy, Bouvard et Pécuchet l’accompagnèrent. À cent pas du château, il les pria de ne plus parler tant qu’il longerait le bois. Le terrain dévalait jusqu’au bord de la rivière, où se dressaient de grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d’or sous le soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient d’ombre. Un air vif soufflait. Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon. Un coup de feu partit, un deuxième, un autre, et les lapins sautaient, déboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait, trempé de sueur. — Tu arranges bien tes nippes ! dit le baron. Sa blouse, en loques, avait du sang. La vue du sang répugnait à Bouvard. Il n’admettait pas qu’on en pût verser. M. Jeufroy reprit — Les circonstances quelquefois l’exigent. Si ce n’est pas le coupable qui donne le sien, il faut celui d’un autre, vérité que nous enseigne la Rédemption. Suivant Bouvard, elle n’avait guère servi, presque tous les hommes étant damnés, malgré le sacrifice de Notre-Seigneur. — Mais quotidiennement il le renouvelle dans l’Eucharistie. — Et le miracle, dit Pécuchet, se fait avec des mots, quelle que soit l’indignité du prêtre. — Là est le mystère, monsieur. Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tâchait même d’y toucher. — À bas les pattes ! Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois. L’ecclésiastique avait Pécuchet d’un côté, Bouvard de l’autre, et il lui dit — Attention, vous savez Debetur pueris. Bouvard l’assura qu’il s’humiliait devant le Créateur, mais était indigné qu’on en fît un homme. On redoute sa vengeance, on travaille pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un œil, une politique, une habitation. Notre Père, qui êtes aux cieux, qu’est-ce que cela veut dire ? Et Pécuchet ajouta — Le monde s’est élargi, la Terre n’en fait plus le centre. Elle roule dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dépassent en grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idéal plus sublime. Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose d’enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant et qui regardent d’en haut les tortures des damnés. Quand on songe que le christianisme a pour base une pomme ! Le curé se fâcha. — Niez la révélation, ce sera plus simple. — Comment voulez-vous que Dieu ait parlé ? dit Bouvard. — Prouvez qu’il n’a pas parlé ! disait Jeufroy. — Encore une fois, qui vous l’affirme ? — L’Église ! — Beau témoignage ! Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant — Écoutez donc le curé, il en sait plus que vous ! Bouvard et Pécuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin, puis à la Croix-Verte — Bien le bonsoir ! — Serviteur ! dit le baron. Tout cela serait conté à M. de Faverges, et peut-être qu’une rupture s’ensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient méprisés par ces nobles. On ne les invitait jamais à dîner, et ils étaient las de Mme de Noares, avec ses continuelles remontrances. Ils ne pouvaient cependant garder le De Maistre, et, une quinzaine après, ils retournèrent au château, croyant n’être pas reçus. Ils le furent. Toute la famille se trouvait dans le boudoir, Hurel y compris, et par extraordinaire, Foureau. La correction n’avait point corrigé Victor. Il refusait d’apprendre son catéchisme, et Victorine proférait des mots sales. Bref, le garçon irait aux Jeunes Détenus, la petite fille dans un couvent. Foureau s’était chargé des démarches, et il s’en allait quand la comtesse le rappela. On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui aurait lieu à la mairie bien avant de se faire à l’église, afin de montrer que l’on honnissait le mariage civil. Foureau tâcha de le défendre. Le comte et Hurel l’attaquèrent. Qu’était une fonction municipale près d’un sacerdoce ! et le baron ne se fût pas cru marié s’il l’eût été seulement devant une écharpe tricolore. — Bravo ! dit M. Jeufroy, qui entrait. Le mariage étant établi par Jésus… Pécuchet l’arrêta — Dans quel évangile ! Aux temps apostoliques on le considérait si peu, que Tertullien le compare à l’adultère. — Ah ! par exemple ! — Mais oui ! et ce n’est pas un sacrement ! Il faut au sacrement un signe. Montrez-moi le signe dans le mariage ! Le curé eut beau répondre qu’il figurait l’alliance de Dieu avec l’Église. — Vous ne comprenez plus le christianisme ! et la loi… — Elle en garde l’empreinte, dit M. de Faverges ; sans lui, elle autoriserait la polygamie ! Une voix répliqua — Où serait le mal ? C’était Bouvard, à demi caché par un rideau. — On peut avoir plusieurs épouses, comme les patriarches, les mormons, les musulmans et néanmoins être honnête homme ! — Jamais ! s’écria le prêtre, l’honnêteté consiste à rendre ce qui est dû. Nous devons hommage à Dieu. Or qui n’est pas chrétien n’est pas honnête ! — Autant que d’autres, dit Bouvard. Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte à la religion, l’exalta. Elle avait affranchi les esclaves. Bouvard fit des citations prouvant le contraire. — Saint Paul leur recommande d’obéir aux maîtres comme à Jésus. Saint Ambroise nomme la servitude un don de Dieu. — Le Lévitique, l’Exode et les conciles l’ont sanctionnée. Bossuet la classe parmi le droit des gens. Et Mgr Bouvier l’approuve. Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait développé la civilisation. — Et la paresse, en faisant de la pauvreté une vertu. — Cependant, monsieur, la morale de l’Évangile ? — Eh ! eh ! pas si morale ! Les ouvriers de la dernière heure sont autant payés que ceux de la première. On donne à celui qui possède, et on retire à celui qui n’a pas. Quant au précepte de recevoir des soufflets sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les lâches et les coquins. Le scandale redoubla, quand Pécuchet eut déclaré qu’il aimait autant le Bouddhisme. Le prêtre éclata de rire — Ah ! ah ! ah ! le Bouddhisme ! Mme de Noares leva les bras — Le Bouddhisme ! — Comment…, le Bouddhisme ! répétait le comte. — Le connaissez-vous ? dit Pécuchet à M. Jeufroy, qui s’embrouilla. — Eh bien, sachez-le ! mieux que le christianisme, et avant lui, il a reconnu le néant des choses terrestres. Ses pratiques sont austères, ses fidèles plus nombreux que tous les chrétiens, et pour l’incarnation, Vischnou n’en a pas une, mais neuf ! Ainsi, jugez ! — Des mensonges de voyageurs, dit Mme de Noares. — Soutenus par les francs-maçons, ajouta le curé. Et tous parlant à la fois — Allez donc, continuez ! — Fort joli ! — Moi, je le trouve drôle ! — Pas possible ! Si bien que Pécuchet, exaspéré, déclara qu’il se ferait bouddhiste ! — Vous insultez des chrétiennes ! dit le baron. Mme de Noares s’affaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande se taisaient. Le comte roulait des yeux. Hurel attendait des ordres. L’abbé, pour se contenir, lisait son bréviaire. Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considérant les deux bonshommes — Avant de blâmer l’Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il est certaines réparations… — Des réparations ? — Des taches ? — Assez, messieurs ! vous devez me comprendre ! Puis s’adressant à Foureau — Sorel est prévenu ! Allez-y ! Et Bouvard et Pécuchet se retirèrent sans saluer. Au bout de l’avenue, ils exhalèrent, tous les trois, leur ressentiment — On me traite en domestique, grommelait Foureau. Et les autres l’approuvant, malgré le souvenir des hémorroïdes, il avait pour eux comme de la sympathie. Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L’homme qui les commandait se rapprocha, c’était Gorju. On se mit à causer. Il surveillait le cailloutage de la route, votée en 1848, et devait cette place à M. de Mahurot, l’ingénieur. — Celui qui doit épouser Mlle de Faverges ! Vous sortez de là-bas, sans doute ? — Pour la dernière fois ! dit brutalement Pécuchet. Gorju prit un air naïf. — Une brouille ? Tiens ! tiens ! Et s’ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tourné les talons, ils auraient compris qu’il en flairait la cause. Un peu plus loin, ils s’arrêtèrent devant un enclos de treillage, qui contenait des loges à chien, et une maisonnette en tuiles rouges. Victorine était sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du garde parut. Sachant pourquoi le maire venait, elle héla Victor. Tout d’avance était prêt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que fermaient des épingles. — Bon voyage, leur dit-elle, trop heureuse de n’avoir plus cette vermine ! Était-ce leur faute, s’ils étaient nés d’un père forçat ? Au contraire, ils semblaient très doux, ne s’inquiétaient même pas de l’endroit où on les menait. Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher devant eux. Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras, comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois, et Pécuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure, regrettait de n’avoir pas une enfant pareille. Élevée en d’autres conditions, elle serait charmante plus tard Quel bonheur que de la voir grandir, d’entendre tous les jours son ramage d’oiseau, quand il le voudrait de l’embrasser ; et un attendrissement, lui montant du cœur aux lèvres, humecta ses paupières, l’oppressait un peu. Victor, comme un soldat, s’était mis son bagage sur le dos. Il sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela ; et Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne ces doigts d’enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne demandait qu’à se développer librement, comme une fleur en plein air ! et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un tas de bêtises ! Bouvard fut saisi par une révolte de la pitié, une indignation contre le sort, une de ces rages où l’on veut détruire le gouvernement. — Galope ! dit-il, amuse-toi ! jouis de ton reste ! Le gamin s’échappa. Sa sœur et lui coucheraient à l’auberge, et, dès l’aube, le messager de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pénitencier de Beaubourg ; une religieuse de l’orphelinat de Grand-Camp emmènerait Victorine. Foureau, ayant donné ces détails, se replongea dans ses pensées. Mais Bouvard voulut savoir combien pouvait coûter l’entretien des deux mioches. — Bah… L’affaire, peut-être, de trois cents francs ! Le comte m’en a remis vingt-cinq pour les premiers débours ! Quel pingre ! Et gardant sur le cœur le mépris de son écharpe, Foureau hâtait le pas silencieusement. Bouvard murmura — Ils me font de la peine. Je m’en chargerais bien ! — Moi aussi, dit Pécuchet, la même idée leur étant venue. Il existait sans doute des empêchements ? — Aucun ! répliqua Foureau. D’ailleurs il avait le droit, comme maire, de confier à qui bon lui semblait, les enfants abandonnés. Et après une longue hésitation — Eh bien, oui ! prenez-les ! ça le fera bisquer. Bouvard et Pécuchet les emmenèrent. En rentrant chez eux, ils trouvèrent au bas de l’escalier, sous la madone, Marcel à genoux, et qui priait avec ferveur. La tête renversée, les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-lièvre, il avait l’air d’un fakir en extase. — Quelle brute ! dit Bouvard. — Pourquoi ? il assiste peut-être à des choses que tu lui jalouserais, si tu pouvais les voir. N’y a-t-il pas deux mondes tout à fait distincts ? L’objet d’un raisonnement a moins de valeur que la manière de raisonner. Qu’importe la croyance ! Le principal est de croire. Telles furent, à la remarque de Bouvard, les objections de Pécuchet. X Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l’éducation, et leur système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique, et, d’après la méthode expérimentale, suivre le développement de la nature. Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu’ils avaient appris. Bien qu’ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux intempéries, et même qu’ils portassent des chaussures trouées afin de prévenir les rhumes. Bouvard s’y opposa. Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher. Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc ; l’œil-de-bœuf s’ouvrait au-dessus de leur tête, et des araignées couraient le long du plâtre. Souvent, ils se rappelaient l’intérieur d’une cabane où l’on se disputait. Leur père était rentré une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps après, les gendarmes étaient venus. Ensuite ils avaient logé dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mère. Elle était morte, une charrette les avait emmenés. On les battait beaucoup, ils s’étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre, Mme de Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi, cette autre maison, ils s’y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible, quand, au bout de huit mois, les leçons recommencèrent. Bouvard se chargea de la petite, Pécuchet du gamin. Victor distinguait ses lettres, mais n’arrivait pas à former les syllabes. Il en bredouillait, s’arrêtait tout à coup et avait l’air idiot. Victorine posait des questions. D’où vient que ch dans orchestre a le son d’un q et celui d’un k dans archéologique ? On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les détacher. Tout cela n’est pas juste. Elle s’indignait. Les maîtres professaient à la même heure, dans leurs chambres respectives, et, la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée, une profonde et deux aiguës, composaient un charivari abominable. Pour en finir et stimuler les mioches par l’émulation, ils eurent l’idée de les faire travailler ensemble dans le muséum, et on aborda l’écriture. Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple ; mais la position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages tombaient, leurs plumes se fendaient, l’encre se renversait. Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes, puis traçait des griffonnages et, prise de découragement, restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s’endormir, vautré au milieu du bureau. Peut-être souffraient-ils ? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles. — Arrêtons-nous, dit Bouvard. Rien n’est stupide comme de faire apprendre par cœur ; cependant si on n’exerce pas la mémoire, elle s’atrophiera et ils leur serinèrent les premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui thésaurise, le loup qui mange l’agneau, le lion qui prend toutes les parts. Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement leur donner ? Jean-Jacques, dans Émile, conseille au gouverneur de faire faire à l’élève ses jouets lui-même en l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute. Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une balle. Ils passèrent aux jeux instructifs, tels que des découpures ; Pécuchet leur montra son microscope. La chandelle étant allumée, Bouvard dessinait, avec l’ombre de ses doigts sur la muraille, le profil d’un lièvre ou d’un cochon. Le public s’en fatigua. Des auteurs exaltent, comme plaisir, un déjeuner champêtre, une partie de bateau ; était-ce praticable, franchement ? Et Fénelon recommande de temps à autre une conversation innocente ». Impossible d’en imaginer une seule ! Ils revinrent aux leçons et les boules à facettes, les rayures, le bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un stratagème. Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom d’un plat ; bientôt il lut couramment dans le Cuisinier français. Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si, pour l’avoir, elle écrivait à la couturière. En moins de trois semaines elle accomplit ce prodige. C’était courtiser leurs défauts, moyen pernicieux, mais qui avait réussi. Maintenant qu’ils savaient écrire et lire, que leur apprendre ? Autre embarras. Les filles n’ont pas besoin d’être savantes comme les garçons. N’importe, on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur bagage intellectuel se bornant à des sottises mystiques. Convient-il de leur enseigner les langues ? L’espagnol et l’italien, prétend le Cygne de Cambray, ne servent guère qu’à lire des ouvrages dangereux. » Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n’aurait que faire de ces idiomes, tandis que l’anglais est d’un usage plus commun. Pécuchet en étudia les règles ; il démontrait, avec sérieux, la façon d’émettre le th. — Tiens, comme cela, the, the, the ? Mais avant d’instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes. On les devine par la phrénologie. Ils s’y plongèrent ; puis voulurent en vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la bosse de la bienveillance, de l’imagination, de la vénération et celle de l’énergie amoureuse vulgo érotisme. On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et l’enthousiasme joints à l’esprit de ruse. Effectivement, tels étaient leurs caractères. Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaître chez l’un comme l’autre le penchant à l’amitié, et, charmés de la découverte, ils s’embrassèrent avec attendrissement. Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand défaut, et qu’ils n’ignoraient pas, était un extrême appétit. Néanmoins Bouvard et Pécuchet furent effrayés en constatant au-dessus du pavillon de l’oreille, à la hauteur de l’œil, l’organe de l’alimentivité. Avec l’âge leur domestique deviendrait peut-être comme cette femme de la Salpêtrière qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit une fois quatorze potages et une autre soixante bols de café. Ils ne pourraient y suffire. Les têtes de leurs élèves n’avaient rien de curieux ; ils s’y prenaient mal sans doute. Un moyen très simple développa leur expérience. Les jours de marché, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la place entre les sacs d’avoine, les paniers de fromages, les veaux, les chevaux, insensibles aux bousculades ; et quand ils trouvaient un jeune garçon avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but scientifique. Le plus grand nombre ne répondait même pas ; d’autres, croyant qu’il s’agissait d’une pommade pour la teigne, refusaient, vexés ; quelques-uns, par indifférence, se laissaient emmener sous le porche de l’église, où l’on serait tranquille. Un matin que Bouvard et Pécuchet commençaient leur manœuvre, le curé tout à coup parut et, voyant ce qu’ils faisaient, accusa la phrénologie de pousser au matérialisme et au fatalisme. Le voleur, l’assassin, l’adultère, n’ont plus qu’à rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses. Bouvard objecta que l’organe prédispose à l’action sans pourtant y contraindre. De ce qu’un homme a le germe d’un vice, rien ne prouve qu’il sera vicieux. — Du reste, j’admire les orthodoxes ; ils soutiennent les idées innées et repoussent les penchants. Quelle contradiction ! Mais la phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l’omnipotence divine, et il était malséant de la pratiquer à l’ombre du saint-lieu, en face même de l’autel. — Retirez-vous, non ! retirez-vous ! Ils s’établirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation, Bouvard et Pécuchet allaient jusqu’à régaler les parents d’une barbe ou d’une frisure. Le docteur, un après-midi, vint s’y faire couper les cheveux. En s’asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflétés par la glace, les deux phrénologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches d’enfant. — Vous en êtes à ces bêtises-là ? dit-il. — Pourquoi, bêtise ? Vaucorbeil eut un sourire méprisant ; puis affirma qu’il n’y avait point dans le cerveau plusieurs organes. Ainsi, tel homme digère un aliment que ne digère pas tel autre ! Faut-il supposer dans l’estomac autant d’estomacs qu’il s’y trouve de goûts ? Cependant un travail délasse d’un autre, un effort intellectuel ne tend pas à la fois toutes les facultés, chacune a donc un siège distinct. — Les anatomistes ne l’ont pas rencontré, dit Vaucorbeil. — C’est qu’ils ont mal disséqué, reprit Pécuchet. — Comment ? — Eh, oui. Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des parties, phrase d’un livre qu’il se rappelait. — Voilà une balourdise, s’écria le médecin. Le crâne ne se moule pas sur le cerveau, l’extérieur sur l’intérieur. Gall se trompe, et je vous défie de légitimer sa doctrine en prenant, au hasard, trois personnes dans la boutique. La première était une paysanne avec de gros yeux bleus. Pécuchet dit, en l’observant — Elle a beaucoup de mémoire. Son mari attesta le fait et s’offrit lui-même à l’exploration. — Oh ! vous, mon brave, on vous conduit difficilement. D’après les autres, il n’y avait point dans le monde un pareil têtu. La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand’mère. Pécuchet déclara qu’il devait chérir la musique. — Je crois bien, dit la bonne femme, montre à ces messieurs pour voir. Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit à souffler dedans. Un fracas s’éleva, c’était la porte, claquée violemment par le docteur, qui s’en allait. Ils ne doutèrent plus d’eux-mêmes, et, appelant les deux élèves, recommencèrent l’analyse de leur boîte osseuse. Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération ; mais son frère avait un crâne déplorable une éminence très forte dans l’angle mastoïdien des pariétaux indiquait l’organe de la destruction, du meurtre, et plus bas un renflement était le signe de la convoitise, du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours. Mais il faudrait comprendre le sens des mots ; ce qu’on appelle la combativité implique le dédain de la mort. S’il fait des homicides, il peut de même produire des sauvetages. L’acquisivité englobe le tact des filous et l’ardeur des commerçants. L’irrévérence est parallèle à l’esprit de critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct se dédouble en deux parties une mauvaise, une bonne. On détruira la seconde en cultivant la première, et par cette méthode, un enfant audacieux, loin d’être un bandit, deviendra un général. Le lâche n’aura seulement que de la prudence, l’avare de l’économie, le prodigue de la générosité. Un rêve magnifique les occupa s’ils menaient à bien l’éducation de leurs élèves, ils fonderaient plus tard un établissement ayant pour but de redresser l’intelligence, dompter les caractères, ennoblir le cœur. Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse. Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres, et des gens les venaient consulter, afin qu’on leur dise leurs chances de fortune. Il en défila de toutes les espèces crânes en boule, en poire, en pains de sucre, des carrés, d’élevés, de resserrés, d’aplatis, avec des mâchoires de bœuf, des figures d’oiseau, des yeux de cochon ; mais tant de monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes frôlaient l’armoire à vitres contenant la parfumerie ; on dérangeait les peignes, le lavabo fut brisé, et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant Bouvard et Pécuchet de les suivre, ultimatum qu’ils acceptèrent sans murmurer, étant un peu fatigués de la cranioscopie. Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils aperçurent causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champêtre et son fils cadet, Zéphyrin, habillé en enfant de chœur. Sa robe était toute neuve ; il se promenait dessous avant de la remettre à la sacristie, et on le complimentait. Curieux de savoir ce qu’ils en pensaient, Placquevent pria ces messieurs de palper son jeune homme. La peau du front avait l’air comme tendue ; un nez mince, très cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées ; le menton était pointu, le regard fuyant, l’épaule droite trop haute. — Retire ta calotte, lui dit son père. Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille, puis ce fut le tour de Pécuchet, et ils se communiquaient à voix basse leurs observations — Biophilie manifeste. Ah ! ah ! l’approbativité ! conscienciosité absente ! amativité nulle ! — Eh bien ? dit le garde champêtre. Pécuchet ouvrit sa tabatière et huma une prise. — Ma foi, répliqua Bouvard, ce n’est guère fameux. Placquevent rougit d’humiliation — Il fera tout de même ma volonté. — Oh ! oh ! — Mais je suis son père, nom de Dieu ! et j’ai bien le droit… — Dans une certaine mesure, reprit Pécuchet. Girbal s’en mêla — L’autorité paternelle est incontestable. — Mais si le père est un idiot ? — N’importe, dit le capitaine, son pouvoir n’en est pas moins absolu. — Dans l’intérêt des enfants, ajouta Coulon. D’après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, l’instruction, des prévenances, enfin tout. Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent en était blessé comme d’une injure. — Avec cela, ils sont jolis ceux que vous ramassez sur les grandes routes ; ils iront loin ! Prenez garde ! — Garde à quoi ! dit aigrement Pécuchet. — Oh ! je n’ai pas peur de vous ! — Ni moi non plus ! Coulon intervint, modéra le garde champêtre et le fit s’éloigner. Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question des dahlias du capitaine, qui ne lâcha point son monde sans les avoir exhibés l’un après l’autre. Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand, à cent pas devant eux, ils distinguèrent Placquevent ; et Zéphyrin, près de lui, levait le coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles. Ce qu’ils venaient d’entendre exprimait, sous d’autres formes, les idées de M. le comte ; mais l’exemple de leurs élèves témoignerait combien la liberté l’emporte sur la contrainte. Un peu de discipline était cependant nécessaire. Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations ; on tiendrait un journal où les actions de l’enfant, notées le soir, seraient relues le lendemain. Tout s’accomplirait au son de la cloche. Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l’injonction paternelle d’abord, puis de l’injonction militaire, et le tutoiement fut interdit. Bouvard tâcha d’apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois, il se trompait ; ils en riaient l’un et l’autre, puis, le baisant sur le cou, à la place qui n’a pas de barbe, elle demandait à s’en aller ; il la laissait partir. Pécuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer la cloche et crier par la fenêtre l’injonction militaire, le gamin n’arrivait pas. Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles ; à table même, il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. Broussais, là-dessus, défend les réprimandes, car il faut obéir aux sollicitations d’un instinct conservateur ». Victorine et lui employaient un affreux langage, disant mé itou pour moi aussi », bère pour boire », al pour elle » un deventiau, de l’iau ; mais comme la grammaire ne peut être comprise des enfants, et qu’ils la sauront s’ils entendent parler correctement, les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu’à en être incommodés. Ils différaient d’opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu’il est plus logique de débuter par la commune. Pécuchet, par l’ensemble du monde. Avec un arrosoir et du sable, il voulut démontrer ce qu’était un fleuve, une île, un golfe, et même sacrifia trois plates-bandes pour les trois continents ; mais les points cardinaux n’entraient pas dans la tête de Victor. Par une nuit de janvier, Pécuchet l’emmena en rase campagne. Tout en marchant, il préconisait l’astronomie les marins l’utilisent dans leurs voyages ; Christophe Colomb, sans elle, n’eût pas fait sa découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, à Galilée et à Newton. Il gelait très fort, et sur le bleu noir du ciel, une infinité de lumières scintillaient. Pécuchet leva les yeux. — Comment, pas de Grande Ourse ! La dernière fois qu’il l’avait vue, elle était tournée d’un autre côté ; enfin, il la reconnut, puis montra l’étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on s’oriente. Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser autour. — Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre ; elle se meut ainsi. Victor le considérait plein d’étonnement. Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles, puis l’encercla d’un trait au charbon pour marquer l’équateur. Après quoi, il promena l’orange à l’entour d’une bougie, en faisant observer que tous les points de la surface n’étaient pas éclairés simultanément, ce qui produit la différence des climats ; et pour celle des saisons, il pencha l’orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amène les équinoxes et les solstices. Victor n’y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur une longue aiguille et que l’équateur est un anneau, étreignant sa circonférence. Au moyen d’un atlas, Pécuchet lui exposa l’Europe ; mais, ébloui par tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s’accordaient pas avec les royaumes, l’ordre politique embrouillait l’ordre physique. Tout cela, peut-être, s’éclaircirait en étudiant l’histoire. Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite l’arrondissement, le département, la province ; mais Chavignolles n’ayant point d’annales, il fallait bien s’en tenir à l’histoire universelle. Tant de matières l’embarrassent qu’on doit seulement en prendre les beautés. Il y a pour la grecque Nous combattrons à l’ombre » ; l’envieux qui bannit Aristide, et la confiance d’Alexandre en son médecin. Pour la romaine les oies du Capitole, le trépied de Scévola, le tonneau de Régulus. Le lit de roses de Guatimozin est considérable pour l’Amérique. Quant à la France, elle comporte le vase de Soissons, le chêne de saint Louis, la mort de Jeanne d’Arc, la poule au pot du Béarnais on n’a que l’embarras du choix, sans compter À moi d’Auvergne ! et le naufrage du Vengeur. Victor confondait les hommes, les siècles et les pays. Cependant, Pécuchet n’allait pas le jeter dans des considérations subtiles, et la masse des faits est un vrai labyrinthe. Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie de Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui ! Conclusion l’histoire ne peut s’apprendre que par beaucoup de lectures. Il les ferait. Le dessin est utile dans une foule de circonstances ; or Pécuchet eut l’audace de l’enseigner lui-même, d’après nature, en abordant tout de suite le paysage. Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux cartons, des crayons et du fixatif pour leurs œuvres qui, sous verre et dans des cadres, orneraient le muséum. Levés dès l’aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain dans la poche ; et beaucoup de temps était perdu à chercher un site. Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses pieds, l’extrême horizon et les nuages, mais les lointains dominaient toujours les premiers plans ; la rivière dégringolait du ciel, le berger marchait sur le troupeau, un chien endormi avait l’air de courir. Pour sa part il y renonça, se rappelant avoir lu cette définition Le dessin se compose de trois choses la ligne, le grain, le grainé fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que le maître seul qui le donne. » Il rectifiait la ligne, collaborait au grain, surveillait le grainé fin, et attendait l’occasion de donner le trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l’élève était incompréhensible. Sa sœur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de Pythagore. Mlle Reine lui montrait à coudre, et quand elle marquait du linge, elle levait les doigts si gentiment, que Bouvard, ensuite, n’avait pas le cœur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s’y remettraient. Sans doute, l’arithmétique et la couture sont nécessaires dans le ménage, mais il est cruel, objecta Pécuchet, d’élever des filles en vue seulement du mari qu’elles auront. Toutes ne sont pas destinées à l’hymen ; et si on veut que plus tard elles se passent des hommes, il faut leur apprendre bien des choses. On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus vulgaires dire, par exemple, en quoi consiste le vin ; et l’explication fournie, Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des épices, des meubles, de l’éclairage ; mais la lumière c’était pour eux la lampe, et elle n’avait rien de commun avec l’étincelle d’un caillou, la flamme d’une bougie, la clarté de la lune. Un jour Victorine demanda — D’où vient que le bois brûle ? Ses maîtres se regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant. Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu’au fromage, parla des éléments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la caséine, la graisse et le gluten. Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circulation. Le dilemme n’est point commode ; si l’on part des faits, le plus simple exige des raisons trop compliquées, et en posant d’abord les principes, on commence par l’absolu, la foi. Que résoudre ? Combiner les deux enseignements, le rationnel et l’empirique ; mais un double moyen vers un seul but est l’inverse de la méthode. Ah ! tant pis. Pour les initier à l’histoire naturelle, ils tentèrent quelques promenades scientifiques. — Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un bœuf, les bêtes à quatre pieds, on les nomme des quadrupèdes. Généralement, les oiseaux présentent des plumes, les reptiles des écailles et les papillons appartiennent à la classe des insectes. Ils avaient un filet pour en prendre, et Pécuchet, tenant la bestiole avec délicatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs. Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms, et quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige. D’ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique. Il écrivit cet axiome sur le tableau Toute plante a des feuilles, un calice et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la graine. Puis il ordonna à ses élèves d’herboriser dans la campagne et de cueillir les premières venues. Victor lui apporta des boutons d’or. Victorine une touffe de fraisiers ; il y chercha vainement un péricarpe. Bouvard qui se méfiait de son savoir, fouilla toute la bibliothèque, et découvrit, dans le Redouté des Dames, le dessin d’un iris où les ovaires n’étaient pas situés dans la corolle, mais au-dessous des pétales, dans la tige. Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs, ces rubiacées étaient sans calice ; ainsi le principe posé sur le tableau se trouvait faux. — C’est une exception, dit Pécuchet. Mais un hasard fit qu’ils aperçurent dans l’herbe une shérarde et elle avait un calice. — Allons bon ! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui se fier ? Un jour, dans une de ces promenades, ils entendirent crier des paons, jetèrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d’ardoises, les barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy parut — Pas possible ! est-ce vous ? Que d’histoires depuis trois ans, la mort de sa femme entre autres. Quant à lui, il se portait toujours comme un chêne. — Entrez donc une minute. On était au commencement d’avril, et les pommiers en fleurs alignaient dans les trois masures leurs touffes blanches et roses ; le ciel, couleur de satin bleu, n’avait pas un nuage, des nappes, des draps et des serviettes pendaient, verticalement attachés par des fiches de bois à des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer, quand tout à coup ils rencontrèrent Mme Bordin, nu-tête, en camisole, et Marianne lui offrait à pleins bras des paquets de linge. — Votre servante, messieurs ! Faites comme chez vous ! moi je vais m’asseoir, je suis rompue. Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson. — Pas maintenant, dit-elle, j’ai trop chaud. Pécuchet accepta et disparut vers le cellier avec le père Gouy, Marianne et Victor. Bouvard s’assit par terre, à côté de Mme Bordin. Il recevait ponctuellement sa rente, n’avait pas à s’en plaindre, ne lui en voulait plus. La grande lumière éclairait son profil ; un de ses bandeaux noirs descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient à sa peau ambrée, moite de sueur. Chaque fois qu’elle respirait, ses deux seins montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempérament qui le combla de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriété. Elle en fut ravie et parla de ses projets. Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord. Victorine, en ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d’un vieux cheval qui broutait l’herbe au pied. — N’est-ce pas qu’elle est gentille ? dit Bouvard. — Oui ! c’est gentil, une petite fille ! Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de toute une vie. — Vous auriez pu en avoir. Elle baissa la tête. — Il n’a tenu qu’à vous. — Comment ? Il eut un tel regard qu’elle s’empourpra, comme à la sensation d’une caresse brutale ; mais de suite, en s’éventant avec son mouchoir — Vous avez manqué le coche, mon cher. — Je ne comprends pas. Et, sans se lever, il se rapprochait. Elle le considéra de haut en bas longtemps ; puis souriant, et les prunelles humides — C’est de votre faute. Les draps, autour d’eux, les enfermaient comme les rideaux d’un lit. Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure. — Pourquoi ? hein ? pourquoi ? Et comme elle se taisait et qu’il était dans un état où les serments ne coûtent rien, il tâcha de se justifier, s’accusa de folie, d’orgueil — Pardon ! ce sera comme autrefois ! voulez-vous ? Et il avait pris sa main, qu’elle laissait dans la sienne. Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les jarrets pliés, la croupe en l’air. Le mâle se promenant autour d’elle, arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un berceau, et les deux grands oiseaux tremblèrent d’un seul frémissement. Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dégagea bien vite. Il y avait devant eux, béant et comme pétrifié, le jeune Victor qui regardait ; un peu plus loin, Victorine, étalée sur le dos en plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu’elle s’était cueillies. Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des cordes, s’y empêtra les jambes, et galopant dans les trois cours, traînait la lessive après lui. Aux cris furieux de Mme Bordin, Marianne accourut. Le père Gouy injuriait son cheval Bougre de rosse ! carcan ! voleur » lui donnait des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le manche d’un fouet. Bouvard fut indigné de voir battre un animal. Le paysan répondit — J’en ai le droit il m’appartient ! Ce n’était pas une raison. Et Pécuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs droits, car ils ont une âme, comme nous, si toutefois la nôtre existe ! — Vous êtes un impie ! s’écria Mme Bordin. Trois choses l’exaspéraient la lessive à recommencer, ses croyances qu’on outrageait et la crainte d’avoir été entrevue tout à l’heure dans une pose suspecte. — Je vous croyais plus forte, dit Bouvard. Elle répliqua magistralement — Je n’aime pas les polissons ! Et Gouy s’en prit à eux d’avoir abîmé son cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout bas — Sacrés gens de malheur ! j’allais l’entiérer quand ils sont venus. Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules. Victor leur demanda pourquoi ils s’étaient fâchés contre Gouy. — Il abuse de sa force, ce qui est mal. — Pourquoi est-ce mal ? Les enfants n’auraient-ils aucune notion du juste ? Peut-être ? Et le soir même, Pécuchet, ayant Bouvard à sa droite, sous la main quelques notes et en face de lui les deux élèves, commença un cours de morale. Cette science nous apprend à diriger nos actions. Elles ont deux motifs, le plaisir, l’intérêt ; et un troisième plus impérieux le devoir. Les devoirs se divisent en deux classes 1° Devoirs envers nous-mêmes, lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de toute injure. Ils entendaient cela parfaitement ; 2° Devoirs envers les autres, c’est-à-dire être toujours loyal, débonnaire et même fraternel, le genre humain n’étant qu’une seule famille. Souvent une chose nous agrée qui nuit à nos semblables ; l’intérêt diffère du bien, car le bien est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit à la fois prochaine la sanction des devoirs. Dans tout cela, suivant Bouvard, il n’avait pas défini le bien. — Comment veux-tu le définir ? On le sent. Alors les leçons de morale ne conviendraient qu’aux gens moraux, et le cours de Pécuchet n’alla pas plus loin. Ils firent lire à leurs élèves des historiettes tendant à inspirer l’amour de la vertu. Elles assommèrent Victor. Pour frapper son imagination, Pécuchet suspendit aux murs de sa chambre des images exposant la vie du bon sujet et du mauvais sujet. Le premier, Adolphe, embrassait sa mère, étudiait l’allemand, secourait un aveugle et était reçu à l’École polytechnique. Le mauvais, Eugène, commençait par désobéir à son père, avait une querelle dans un café, battait son épouse, tombait ivre-mort, fracturait une armoire, et un dernier tableau le représentait au bagne, où un monsieur accompagné d’un jeune garçon, disait, en le montrant Tu vois, mon fils, les dangers de l’inconduite. » Mais pour les enfants l’avenir n’existe pas. On avait beau les saturer de cette maxime Que le travail est honorable et que les riches parfois sont malheureux », ils avaient connu des travailleurs nullement honorés et se rappelaient le château où la vie semblait bonne. Les supplices du remords leur étaient dépeints avec tant d’exagération qu’ils flairaient la blague et se méfiaient du reste. On essaya de les conduire par le point d’honneur, l’idée de l’opinion publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin, Jacquard ! Victor ne témoignait aucune envie de leur ressembler. Un jour qu’il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit à sa veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous ; mais ayant oublié la mort de Henri IV, Pécuchet le coiffa d’un bonnet d’âne. Victor se mit à braire avec tant de violence et pendant si longtemps qu’il fallut enlever ses oreilles de carton. Sa sœur comme lui, se montrait fière des éloges et indifférente aux blâmes. Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu’ils devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu’ils fissent l’aumône. Ils trouvèrent la prétention injuste, cet argent leur appartenait. Se conformant à un désir des pédagogues, ils appelaient Bouvard mon oncle » et Pécuchet bon ami » ; mais ils les tutoyaient, et la moitié des leçons ordinairement se passait en disputes. Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les cheveux ; pour se moquer de son bec-de-lièvre, parlait du nez comme lui ; et le pauvre homme n’osait se plaindre, tant il aimait la petite fille. Un soir, sa voix rauque s’éleva extraordinairement. Bouvard et Pécuchet descendirent dans la cuisine. Les deux élèves observaient la cheminée, et Marcel, joignant les mains, s’écriait — Retirez-le ! c’est trop ! c’est trop ! Le couvercle de la marmite sauta comme un obus éclate. Une masse grisâtre bondit jusqu’au plafond, puis tourna sur elle-même frénétiquement en poussant d’abominables cris. On reconnut le chat, tout efflanqué, sans poil, la queue pareille à un cordon ; des yeux énormes lui sortaient de la tête ; ils étaient couleur de lait, comme vidés, et pourtant regardaient. La bête hideuse hurlait toujours, se jeta dans l’âtre, disparut, puis retomba au milieu des cendres, inerte. C’était Victor qui avait commis cette atrocité, et les deux bonshommes se reculèrent, pâles de stupéfaction et d’horreur. Aux reproches qu’on lui adressa, il répondit comme le garde champêtre pour son fils et comme le fermier pour son cheval — Eh bien ! puisqu’il est à moi ; sans gêne, naïvement, dans la placidité d’un instinct assouvi. L’eau bouillante de la marmite était répandue par terre ; des casseroles, les pincettes, et des flambeaux jonchaient les dalles. Marcel fut quelque temps à nettoyer la cuisine, et ses maîtres et lui enterrèrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode. Ensuite Bouvard et Pécuchet causèrent longuement de Victor. Le sang paternel se manifestait. Que faire ? Le rendre à M. de Faverges ou le confier à d’autres serait un aveu d’impuissance. Il s’amenderait peut-être. N’importe ! l’espoir était douteux, la tendresse n’existait plus. Quel plaisir que d’avoir près de soi un adolescent curieux de vos idées, dont on observe les progrès, qui plus tard devient un frère ; mais Victor manquait d’esprit, de cœur encore plus ! et Pécuchet soupira, le genou plié dans ses mains jointes. — La sœur ne vaut pas mieux, dit Bouvard. Il imaginait une fille de quinze ans à peu près, l’âme délicate, l’humeur enjouée, ornant la maison des élégances de sa jeunesse ; et comme s’il eût été son père et qu’elle vînt de mourir, le bonhomme en pleura. Puis, cherchant à excuser Victor, il allégua l’opinion de Rousseau L’enfant n’a pas de responsabilité, ne peut être moral ou immoral. » Ceux-là, suivant Pécuchet, avaient l’âge du discernement, et ils étudièrent les moyens de les corriger. Pour qu’une punition soit bonne, dit Bentham, elle doit être proportionnée à la faute, sa conséquence naturelle. L’enfant a brisé un carreau, on n’en remettra pas qu’il souffre du froid ; si, n’ayant plus faim, il demande d’un plat, cédez-lui ; une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu’il reste sans travail l’ennui de soi-même l’y ramènera. Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempérament pouvait endurer les excès et la fainéantise lui conviendrait. Ils adoptèrent le système inverse, la punition médicinale, des pensums lui furent donnés, il devint plus paresseux ; on le privait de confitures, sa gourmandise en redoubla. L’ironie aurait peut-être du succès ? Une fois, étant venu déjeuner les mains sales, Bouvard le railla, l’appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor écoutait le front bas, blêmit tout à coup, et jeta son assiette à la tête de Bouvard ; puis, furieux de l’avoir manqué, se précipita sur lui. Ce n’était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait par terre, tâchant de mordre. Pécuchet l’arrosa de loin avec une carafe d’eau ; de suite, il fut calmé, mais enroué pendant deux jours. Le moyen n’était pas bon. Ils en prirent un autre au moindre symptôme de colère, le traitant comme un malade, ils le couchaient dans un lit ; Victor s’y trouvait bien, et chantait. Un jour, il dénicha dans la bibliothèque une vieille noix de coco et commençait à la fendre, quand Pécuchet survint — Mon coco ! C’était un souvenir de Dumouchel ! Il l’avait apporté de Paris à Chavignolles, en leva les bras d’indignation. Victor se mit à rire. Bon ami » n’y tint plus, et d’une large calotte l’envoya bouler au fond de l’appartement, puis tremblant d’émotion, alla se plaindre à Bouvard. Bouvard lui fit des reproches. — Es-tu bête avec ton coco ! Les coups abrutissent, la terreur énerve. Tu te dégrades toi-même ! Pécuchet objecta que les châtiments corporels sont quelquefois indispensables. Pestalozzi les employait, et le célèbre Mélanchton avoue que, sans eux, il n’eût rien appris. Mais des punitions cruelles ont poussé des enfants au suicide, on en relate des exemples. Victor s’était barricadé dans sa chambre. Bouvard parlementa derrière la porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes. Dès lors il empira. Restait un moyen préconisé par Mgr Dupanloup le regard sévère ». Ils tâchaient d’imprimer à leurs visages un aspect effrayant, et ne produisaient aucun effet. — Nous n’avons plus qu’à essayer de la religion, dit Bouvard. Pécuchet se récria. Ils l’avaient bannie de leur programme. Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cœur et l’imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des âmes est indispensable, et ils résolurent d’envoyer les enfants au catéchisme. Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait se faire aimer par des manières caressantes. Victorine changea tout à coup, fut réservée, mielleuse, s’agenouillait devant la Madone, admirait le sacrifice d’Abraham, ricanait avec dédain au nom de protestant. Elle déclara qu’on lui avait prescrit le jeûne ; ils s’en informèrent, ce n’était pas vrai. Le jour de la Fête-Dieu, des juliennes disparurent d’une plate-bande pour décorer le reposoir ; elle nia effrontément les avoir coupées. Une autre fois, elle prit à Bouvard vingt sols qu’elle mit, aux vêpres, dans le plat du sacristain. Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion ; quand elle n’a point d’autre base, son importance est secondaire. Un soir, pendant qu’ils dînaient M. Marescot entra, Victor s’enfuit immédiatement. Le notaire, ayant refusé de s’asseoir, conta ce qui l’amenait le jeune Touache avait battu, presque tué son fils. Comme on savait les origines de Victor, et qu’il était désagréable, les autres gamins l’appelaient forçat, et tout à l’heure, il avait flanqué à M. Arnold Marescot une violente raclée. Le cher Arnold en portait des traces sur le corps — Sa mère est au désespoir, son costume en lambeaux, sa santé compromise ! Où allons-nous ? Le notaire exigeait un châtiment rigoureux, et que Victor, entre autres, ne fréquentât plus le catéchisme, afin de prévenir des collisions nouvelles. Bouvard et Pécuchet, bien que blessés par son ton rogue, promirent tout ce qu’il voulut, calèrent. Victor avait-il obéi au sentiment de l’honneur ou de la vengeance ? En tout cas, ce n’était point un lâche. Mais sa brutalité les effrayait ; la musique adoucissait les mœurs, Pécuchet imagina de lui apprendre le solfège. Victor eut beaucoup de peine à lire couramment les notes et à ne pas confondre les termes adagio, presto et sforzando. Son maître s’évertua à lui expliquer la gamme, l’accord parfait, la diatonique, la chromatique, et les deux espèces d’intervalles, appelés majeur et mineur. Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les épaules bien effacées, la bouche grande ouverte, et, pour l’instruire par l’exemple, poussa des intonations d’une voix fausse ; celle de Victor lui sortait péniblement du larynx, tant il le contractait ; quand un soupir commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard. Pécuchet néanmoins aborda le chant en partie double. Il prit une baguette pour tenir lieu d’archet, et faisait aller son bras magistralement, comme s’il avait eu un orchestre derrière lui ; mais occupé par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en amenait d’autres chez l’élève, et, fronçant les sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu’au bas de la page. Enfin Pécuchet dit à Victor — Tu n’es pas près de briller aux orphéons. Et il abandonna l’enseignement de la musique. Locke, d’ailleurs, a peut-être raison Elle engage dans des compagnies tellement dissolues qu’il vaut mieux s’occuper à autre chose. » Sans vouloir en faire un écrivain, il serait commode pour Victor de savoir trousser une lettre. Une réflexion les arrêta le style épistolaire ne peut s’apprendre, car il appartient exclusivement aux femmes. Ils songèrent ensuite à fourrer dans sa mémoire quelques morceaux de littérature, et embarrassés du choix, consultèrent l’ouvrage de Mme Campan. Elle recommande la scène d’Éliacin, les chœurs d’Esther, Jean-Baptiste Rousseau tout entier. C’est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant le monde sous des couleurs trop favorables. Cependant elle permet Clarisse Harlowe et le Père de famille par miss Opy. Qui est-ce miss Opy ? Ils ne découvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud. Restait les contes de fées. — Ils vont espérer des palais de diamants, dit Pécuchet. La littérature développe l’esprit, mais exalte les passions. Victorine fut renvoyée du catéchisme à cause des siennes. On l’avait surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas sa figure était sérieuse sous son bonnet à gros tuyaux. Après un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue ? Bouvard et Pécuchet qualifièrent le curé de vieille bête. Sa bonne le défendit en grommelant — On vous connaît ! on vous connaît ! Ils ripostèrent, et elle s’en alla en roulant des yeux terribles. Victorine effectivement s’était prise de tendresse pour Arnold, tant elle le trouvait joli avec son col brodé, sa veste de velours, ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets jusqu’au moment où elle fut dénoncée par Zéphyrin. Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants étaient d’une innocence parfaite ! Fallait-il leur apprendre le mystère de la génération ? — Je n’y verrais pas de mal, dit Bouvard. Le philosophe Basedow l’exposait à ses élèves, ne détaillant toutefois que la grossesse et la naissance. Pécuchet pensa différemment. Victor commençait à l’inquiéter. Il le soupçonnait d’avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas ? des hommes graves la conservent toute leur vie, et on prétend que le duc d’Angoulême s’y livrait. Il interrogea son disciple d’une telle façon qu’il lui ouvrit les idées, et peu de temps après n’eut aucun doute. Alors, il l’appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire lire Tissot. Ce chef-d’œuvre, selon Bouvard, était plus pernicieux qu’utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poétique ; Aimé Martin rapporte qu’une mère, en pareil cas, prêta La Nouvelle Héloïse à son fils, et, pour se rendre digne de l’amour, le jeune homme se précipita dans le chemin de la vertu. Mais Victor n’était pas capable de rêver une Sophie. — Si plutôt nous le menions chez les dames ? Pécuchet exprima son horreur des filles publiques. Bouvard la jugeait idiote et même parla de faire exprès un voyage au Havre. — Y penses-tu ? on nous verrait entrer ! — Eh bien ! achète-lui un appareil ! — Mais un bandagiste croirait peut-être que c’est pour moi, dit Pécuchet. Il lui aurait fallu un plaisir émouvant comme la chasse, elle amènerait la dépense d’un fusil, d’un chien ; ils préférèrent le fatiguer, et entreprirent des courses dans la campagne. Le gamin leur échappait, bien qu’ils se relayassent ils n’en pouvaient plus, et, le soir, n’avaient pas la force de tenir le journal. Pendant qu’ils attendaient Victor ils causaient avec les passants, et, par besoin de pédagogie, tâchaient de leur apprendre l’hygiène, déploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient contre les superstitions, le squelette d’un merle dans une grange, le buis bénit au fond de l’étable, un sac de vers sur les orteils des fiévreux. Ils en vinrent à inspecter les nourrices et s’indignaient contre le régime de leurs poupons ; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les fait périr de faiblesse ; d’autres les bourrent de viande avant six mois et ils crèvent d’indigestion ; plusieurs les nettoient avec leur propre salive, toutes les manient brutalement. Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifié, ils entraient dans la ferme et disaient — Vous avez tort, ces animaux vivent de rats, de campagnols ; on a trouvé dans l’estomac d’une chouette une quantité de larves de chenilles. Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premièrement comme médecins, puis en quête de vieux meubles, puis à la recherche des cailloux, et ils répondaient — Allez donc, farceurs ! n’essayez pas de nous en remontrer. Leur conviction s’ébranla ; car les moineaux purgent les potagers, mais gobent les cerises. Les hiboux dévorent les insectes, et en même temps les chauves-souris qui sont utiles, et si les taupes mangent les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils étaient certains, c’est qu’il faut détruire tout le gibier funeste à l’agriculture. Un soir qu’ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivèrent devant la maison où Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois individus. Le premier était un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et la figure sournoise. Le second, le père Aubain, commissionnaire dans les villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de coutil bleu. Le troisième, Eugène, domestique chez M. Marescot, se distinguait par sa barbe, taillée comme celle des magistrats. Sorel leur montrait un nœud coulant, en fil de cuivre, qui s’attachait à un fil de soie retenu par une brique, ce qu’on nomme un collet, et il avait découvert le savetier en train de l’établir. — Vous êtes témoins, n’est-ce pas ? Eugène baissa le menton d’une manière approbative, et le père Aubain répliqua — Du moment que vous le dites. Ce qui enrageait Sorel, c’était le toupet d’avoir dressé un piège aux abords de son logement, le gredin se figurant qu’on n’aurait pas l’idée d’en soupçonner dans cet endroit. Dauphin prit le genre pleurard — Je marchais dessus, je tâchais même de le casser. On l’accusait toujours, on lui en voulait, il était bien malheureux ! Sorel, sans lui répondre, avait tiré de sa poche un calepin, une plume et de l’encre pour écrire un procès-verbal. — Oh ! non ! dit Pécuchet. Bouvard ajouta — Relâchez-le, c’est un brave homme ! — Lui, un braconnier ! — Eh bien, quand cela serait ? Et ils se mirent à défendre le braconnage on sait d’abord que les lapins rongent les jeunes pousses, les lièvres abîment les céréales, sauf la bécasse peut-être… — Laissez-moi donc tranquille. Et le garde écrivait, les dents serrées. — Quel entêtement ! murmura Bouvard. — Un mot de plus et je fais venir les gendarmes ! — Vous êtes un grossier personnage ! dit Pécuchet. — Vous des pas grand’chose, reprit Sorel. Bouvard s’oubliant, le traita de butor, d’estafier ! et Eugène répétait — La paix ! la paix ! respectons la loi, tandis que le père Aubain gémissait, à trois pas d’eux, sur un mètre de cailloux. Troublés par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs cabanes, on voyait à travers le grillage leurs prunelles ardentes, leurs mufles noirs et courant çà et là, ils aboyaient effroyablement. — Ne m’embêtez plus, s’écria leur maître, ou bien je les lance sur vos culottes ! Les deux amis s’éloignèrent, contents néanmoins, d’avoir soutenu le progrès, la civilisation. Dès le lendemain, on leur envoya une citation à comparaître devant le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s’y entendre condamner à 100 francs de dommages et intérêts sauf le recours du ministère public, vu les contraventions par eux commises coût 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier. » Pourquoi un ministère public ? La tête leur en tourna, puis se calmant, ils préparèrent leur défense. Le jour désigné, Bouvard et Pécuchet se rendirent à la mairie une heure trop tôt. Personne ; des chaises et trois fauteuils entouraient une table ovale couverte d’un tapis, une niche était creusée dans le mur pour recevoir un poêle, et le buste de l’empereur occupant un piédouche, dominait l’ensemble. Il flânèrent jusqu’au grenier, où il y avait une pompe à incendie, plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d’autres bustes en plâtre le grand Napoléon sans diadème, Louis XVIII avec des épaulettes sur un frac, Charles X, reconnaissable à sa lèvre tombante, Louis-Philippe, les sourcils arqués et la chevelure en pyramide ; l’inclinaison du toit frôlait sa nuque et tous étaient salis par les mouches et la poussière. Ce spectacle démoralisa Bouvard et Pécuchet. Les gouvernements leur faisaient pitié quand ils revinrent dans la grande salle. Ils y trouvèrent Sorel et le garde champêtre, l’un ayant sa plaque au bras, et l’autre un képi. Une douzaine de personnes causaient, incriminées pour défaut de balayage, chiens errants, manque de lanternes à des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret ouvert. Enfin Coulon se présenta affublé d’une robe en serge noire et d’une toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit à sa gauche, le maire en écharpe à droite, et on appela peu de temps après l’affaire Sorel contre Bouvard et Pécuchet. Louis-Martial-Eugène Lenepveur, valet de chambre à Chavignolles Calvados, profita de sa position de témoin pour épandre tout ce qu’il savait sur une foule de choses étrangères au débat. Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de déplaire à Sorel et de nuire à ces messieurs ; il avait entendu de gros mots, en doutait cependant ; allégua sa surdité. Le juge de paix le fit se rasseoir, puis s’adressant au garde — Persistez-vous dans vos déclarations ? — Certainement. Coulon ensuite demanda aux deux prévenus ce qu’ils avaient à dire. Bouvard soutenait n’avoir pas injurié Sorel ; mais en prenant le parti du braconnier, avoir défendu l’intérêt de nos campagnes ; il rappela les abus féodaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs. — N’importe ! la contravention… — Je vous arrête ! s’écria Pécuchet. Les mots contravention, crime et délit ne valent rien. Vouloir ainsi classer les faits punissables, c’est prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens Ne vous inquiétez pas de la valeur de vos actions, elle n’est déterminée que par le châtiment du pouvoir » ; le Code pénal, du reste, me paraît une œuvre absurde, sans principes. — Cela se peut ! répondit Coulon. Et il allait prononcer son jugement ; mais Foureau, qui était ministère public, se leva. On avait outragé le garde dans l’exercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas les propriétés, tout est perdu. — Bref, plaise à M. le juge de paix d’appliquer le maximum de la peine. Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intérêts envers Sorel. — Bravo ! s’écria Bouvard. Coulon n’avait pas fini — Les condamne, en outre, à cinq francs d’amende comme coupables de la contravention relevée par le ministère public. Pécuchet se tourna vers l’auditoire — L’amende est une bagatelle pour le riche, mais un désastre pour le pauvre. Moi, ça ne me fait rien ! Et il avait l’air de narguer le tribunal. — Vraiment, dit Coulon, je m’étonne que des gens d’esprit… — La loi vous dispense d’en avoir ! répliqua Pécuchet. Le juge de paix siège indéfiniment, tandis que le juge de la cour suprême est réputé capable jusqu’à soixante-quinze ans, et celui de première instance ne l’est plus à soixante-dix. Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s’avança. Ils protestèrent. — Ah ! si vous étiez nommés au concours ! — Ou par le conseil général. — Ou un comité de prud’hommes, d’après une liste sérieuse ! Placquevent les poussait ; et ils sortirent, hués des autres prévenus, croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse. Pour épancher leur indignation, ils allèrent le soir chez Beljambe ; son café était vide, les notables ayant coutume d’en partir vers dix heures. On avait baissé le quinquet, les murs et le comptoir apparaissaient dans un brouillard ; une femme survint. C’était Mélie. Elle ne parut pas troublée, et, en souriant, leur versa deux bocks. Pécuchet, mal à son aise, quitta vite l’établissement. Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes contre le maire, et dès lors fréquenta l’estaminet. Dauphin, six semaines après, fut acquitté faute de preuves. Quelle honte ! On suspectait ces mêmes témoins, que l’on avait crus déposant contre eux. Et leur colère n’eut plus de bornes quand l’enregistrement les avertit d’avoir à payer l’amende. Bouvard attaqua l’enregistrement comme nuisible à la propriété. — Vous vous trompez ! dit le percepteur. — Allons donc ! elle endure le tiers de la charge publique ! Je voudrais des procédés d’impôts moins vexatoires, un cadastre meilleur, des changements au régime hypothécaire et qu’on supprimât la Banque de France, qui a le privilège de l’usure. Girbal n’était pas de force, dégringola dans l’opinion et ne reparut plus. Cependant Bouvard plaisait à l’aubergiste ; il attirait du monde, et en attendant les habitués, causait familièrement avec la bonne. Il émit des idées drôles sur l’instruction primaire. On devrait, en sortant de l’école, pouvoir soigner les malades, comprendre les découvertes scientifiques, s’intéresser aux arts. Les exigences de son programme le fâchèrent avec Petit ; et il blessa le capitaine en prétendant que les soldats, au lieu de perdre leur temps à la manœuvre, feraient mieux de cultiver des légumes. Quand vint la question du libre échange, il emmena Pécuchet ; et pendant tout l’hiver, il y eut dans le café des regards furieux, des attitudes méprisantes, des injures et des vociférations avec des coups de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes. Langlois et les autres marchands défendaient le commerce national ; Oudot, filateur, et Mathieu, orfèvre, l’industrie nationale ; les propriétaires et les fermiers, l’agriculture nationale ; chacun réclamant pour soi des privilèges au détriment du plus grand nombre. Les discours de Bouvard et de Pécuchet alarmaient. Comme on les accusait de méconnaître la pratique, de tendre au nivellement et à l’immoralité, ils développèrent ces trois conceptions remplacer le nom de famille par un numéro matricule ; hiérarchiser les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps à autre, subir un examen ; plus de châtiments, plus de récompenses, mais, dans tous les villages, une chronique individuelle qui passerait à la postérité. On dédaigna leur système. Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, rédigèrent une note au préfet, une pétition aux Chambres, un mémoire à l’empereur. Le journal n’inséra pas leur article. Le préfet ne daigna répondre. Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des Tuileries. De quoi s’occupait l’empereur, de femmes sans doute ? Foureau, de la part du sous-préfet, leur conseilla plus de réserve. Ils se moquaient du sous-préfet, du préfet, des conseillers de préfecture, voire du Conseil d’État. La justice administrative était une monstruosité, car l’administration, par des faveurs et des menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient incommodes, et les notables enjoignirent à Beljambe de ne plus recevoir ces deux particuliers. Alors Bouvard et Pécuchet brûlèrent de se signaler par une œuvre qui éblouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvèrent pas autre chose que des projets d’embellissement pour Chavignolles. Les trois quarts des maisons seraient démolies, on ferait au milieu du bourg une place monumentale, un hospice du côté de Falaise, des abattoirs sur la route de Caen et au pas de la Vaque » une église romane et polychrome. Pécuchet composa un lavis à l’encre de Chine, n’oubliant pas de teinter les bois en jaune, les bâtiments en rouge, et les prés en vert, car les tableaux d’un Chavignolles idéal le poursuivaient dans ses rêves ; il se retournait sur son matelas. Bouvard, une nuit, en fut réveillé. — Souffres-tu ? Pécuchet balbutia — Haussmann m’empêche de dormir. Vers cette époque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le prix des bains de mer de la côte normande. — Qu’il aille se promener avec ses bains ! Est-ce que nous avons le temps d’écrire ? Et quand ils se furent procuré une chaîne d’arpenteur, un graphomètre, un niveau d’eau et une boussole, d’autres études commencèrent. Ils envahissaient les propriétés ; souvent les bourgeois étaient surpris de voir ces deux hommes plantant des jalons. Bouvard et Pécuchet annonçaient d’un air tranquille leurs projets et ce qui en adviendrait. Les habitants s’inquiétèrent, car enfin l’autorité se rangerait peut-être à leur avis ? Quelquefois on les renvoyait brutalement. Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y appendre un signal, témoignait de la bonne volonté et même une certaine ardeur. Ils étaient aussi plus contents de Victorine. Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en chantonnant d’une voix douce, s’intéressait au ménage, fit une calotte pour Bouvard, et ses points de piqué lui valurent les compliments de Romiche. C’était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les habits. On l’eut quinze jours à la maison. Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses défauts corporels par une humeur bouffonne. Pendant que les maîtres étaient dehors, il amusait Marcel et Victorine en leur contant des farces, tirait sa langue jusqu’au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le soir, s’épargnant les frais d’auberge, allait coucher dans le fournil. Or, un matin, de très bonne heure, Bouvard ayant froid, vint y prendre des copeaux pour allumer son feu. Un spectacle le pétrifia. Derrière les débris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine dormaient ensemble. Il lui avait passé le bras autour de la taille, et son autre main, longue comme celle d’un singe, la tenait par un genou, les paupières entre-closes, le visage encore convulsé dans un spasme de plaisir. Elle souriait, étendue sur le dos. Le bâillement de sa camisole laissait à découvert sa gorge enfantine, marbrée de plaques rouges par les caresses du bossu ; ses cheveux blonds traînaient, et la clarté de l’aube jetait sur tous les deux une lumière blafarde. Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine poitrine. Puis une pudeur l’empêcha de faire un seul geste ; des réflexions douloureuses l’assaillaient. — Si jeune ! perdue ! perdue ! Ensuite il alla réveiller Pécuchet, et, d’un mot lui apprit tout. — Ah ! le misérable ! — Nous n’y pouvons rien ! Calme-toi. Et ils furent longtemps à soupirer l’un devant l’autre Bouvard, sans redingote les bras croisés ; Pécuchet, au bord de sa couche, pieds nus et en bonnet de coton. Romiche devait partir ce jour-là, ayant terminé son ouvrage. Ils le payèrent d’une façon hautaine, silencieusement. Mais la Providence leur en voulait. Marcel les conduisit peu de temps après dans la chambre de Victor et leur montra au fond de sa commode une pièce de vingt francs. Le gamin l’avait chargé de lui en fournir la monnaie. D’où provenait-elle ? D’un vol, bien sûr ! et commis durant leurs tournées d’ingénieurs. Mais, pour la rendre, il eût fallu connaître la personne, et si on la réclamait, ils auraient l’air complices. Enfin, ayant appelé Victor, ils lui commandèrent d’ouvrir son tiroir ; le napoléon n’y était plus. Il feignit de ne pas comprendre. Tantôt, pourtant, ils l’avaient vue, cette pièce, et Marcel était incapable de mentir. Cette histoire le révolutionnait tellement que, depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard. Monsieur, Craignant que M. Pécuchet ne soit malade, j’ai recours à votre obligeance… » — De qui donc la signature ? Olympe DUMOUCHEL, née CHARPEAU. » Elle et son époux demandaient dans quelle localité balnéaire, Courseulles, Langrune ou Lucques, se trouvait la meilleure compagnie, la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du blanchissage, etc., etc. Cette importunité les mit en colère contre Dumouchel ; puis la fatigue les plongea dans un découragement plus lourd. Ils récapitulèrent tout le mal qu’ils s’étaient donné ; tant de leçons, de précautions, de tourments ! — Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d’elle une sous-maîtresse ! et de lui, dernièrement, un piqueur de travaux ! — Ah ! quelle déception ! — Si elle est vicieuse, ce n’est pas la faute de ses lectures. — Moi, pour le rendre honnête, je lui avais appris la biographie de Cartouche. — Peut-être ont-ils manqué d’une famille, des soins d’une mère. — J’en étais une ! objecta Bouvard. — Hélas ! reprit Pécuchet. Mais il y a des natures dénuées de sens moral, et l’éducation n’y peut rien. — Ah ! oui, c’est beau, l’éducation ! Comme les orphelins ne savaient aucun métier, on leur chercherait deux places de domestiques ; et puis, à la grâce de Dieu ! ils ne s’en mêleraient plus. Et désormais Mon oncle et Bon ami » les firent manger à la cuisine. Mais bientôt ils s’ennuyèrent, leur esprit ayant besoin d’un travail, leur existence d’un but. D’ailleurs que prouve un insuccès ? Ce qui avait échoué sur des enfants pouvait être moins difficile avec des hommes. Et ils imaginèrent d’établir un cours d’adultes. Il aurait fallu une conférence pour exposer leurs idées. La grande salle de l’auberge conviendrait à cela, parfaitement. Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d’abord, puis songeant qu’il pouvait y gagner, changea d’opinion et le fit dire par la servante. Bouvard, dans l’excès de sa joie, la baisa sur les deux joues. Le maire était absent ; l’autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier par son étude, s’occuperait peu de la conférence ; ainsi elle aurait lieu, et le tambour l’annonça pour le dimanche suivant, à trois heures. La veille, seulement, ils pensèrent à leur costume. Pécuchet, grâce au ciel, avait conservé un vieil habit de cérémonie à collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor ; et ils étaient fort émus quand ils traversèrent le village et arrivèrent à l’Hôtel de la Croix d’or.................................................. Ici s’arrête le manuscrit de Gustave Flaubert. Nous publions un extrait du plan, trouvé dans ses papiers, et qui indique la conclusion de l’ouvrage. Conférence. L’auberge de la Croix d’or, — deux galeries de bois latérales au premier avec balcon saillant, — corps de logis au fond, — café au rez-de-chaussée, salle à manger, billard, les portes et les fenêtres sont ouvertes. Foule notables, gens du peuple. Bouvard Il s’agit d’abord de démontrer l’utilité de notre projet, nos études nous donnent le droit de parler. » Discours de Pécuchet, pédantesque. Sottises du gouvernement et de l’administration, — trop d’impôts, deux économies à faire suppression du budget des cultes et de celui de l’armée. On l’accuse d’impiété. Au contraire ; mais il faut une rénovation religieuse. » Foureau survient et veut dissoudre l’assemblée. Bouvard fait rire aux dépens du maire en rappelant ses primes imbéciles pour les hiboux. — Objection. S’il faut détruire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait aussi détruire le bétail, qui mange de l’herbe. » Foureau se retire. Discours de Bouvard, familier. Préjugés célibat des prêtres, futilité de l’adultère, — émancipation de la femme Ses boucles d’oreille sont le signe de son ancienne servitude. » Haras d’hommes. On reproche à Bouvard et à Pécuchet l’inconduite de leurs élèves. — Aussi pourquoi avoir adopté les enfants d’un forçat ? Théorie de la réhabilitation. Ils dîneraient avec Touache. Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pétition de lui au conseil municipal, où il demande l’établissement d’un bordel à Chavignolles. — Raisons de Robin. La séance est levée dans le plus grand tumulte. En s’en retournant chez eux, Bouvard et Pécuchet aperçoivent le domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise à franc étrier. Ils se couchent très fatigués, sans se douter de toutes les trames qui fermentent contre eux, — expliquer les motifs qu’ont de leur en vouloir le curé, le médecin, le maire, Marescot, le peuple, tout le monde. Le lendemain, au déjeuner, ils reparlent de la conférence. Pécuchet voit l’avenir de l’Humanité en noir L’homme moderne est amoindri et devenu une machine. Anarchie finale du genre humain Buchner, Impossibilité de la Paix id.. Barbarie par l’excès de l’individualisme et le délire de la science. Trois hypothèses 1o le radicalisme panthéiste rompra tout lien avec le passé, et un despotisme inhumain s’ensuivra ; 2o si l’absolutisme théiste triomphe, le libéralisme dont l’humanité s’est pénétrée depuis la Réforme succombe, tout est renversé ; 3o si les convulsions qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n’y aura plus d’idéal, de religion, de moralité. L’Amérique aura conquis la terre. Avenir de la littérature. Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote d’ouvriers. Fin du monde par la cessation du calorique. Bouvard voit l’avenir de l’Humanité en beau. L’Homme moderne est en progrès. L’Europe sera régénérée par l’Asie. La loi historique étant que la civilisation aille d’Orient en Occident, — rôle de la Chine, — les deux humanités enfin seront fondues. Inventions futures manières de voyager. Ballon. — Bateaux sous-marins avec vitres, par un calme constant, l’agitation de la mer n’étant qu’à la surface. — On verra passer les poissons et les paysages au fond de l’Océan. — Animaux domptés. — Toutes les cultures. Avenir de la littérature contre-partie de littérature industrielle. Sciences futures. — Régler la force magnétique. Paris deviendra un jardin d’hiver ; — espaliers à fruits sur le boulevard. La Seine filtrée et chaude, — abondance de pierres précieuses factices, — prodigalité de la dorure, — éclairage des maisons — on emmaganisera la lumière, car il y a des corps qui ont cette propriété, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation éclairera les rues. Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion. Communion de tous les peuples. Fêtes publiques. On ira dans les astres, — et quand la terre sera usée, l’Humanité déménagera vers les étoiles. À peine a-t-il fini que les gendarmes apparaissent. — Entrée des gendarmes. À leur vue, effroi des enfants, par l’effet de leurs vagues souvenirs. Désolation de Marcel. Émoi de Bouvard et Pécuchet. — Veut-on arrêter Victor ? Les gendarmes exhibent un mandat d’amener. C’est la conférence qui est en cause. On les accuse d’avoir attenté à la religion, à l’ordre, excité à la révolte, etc. Arrivée soudaine de M. et Mme Dumouchel, avec leurs bagages ; ils viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n’est pas changé, Madame porte des lunettes et compose des fables. — Leur ahurissement. Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et Pécuchet, arrive, encouragé par leur présence. Gorju, voyant que l’autorité et l’opinion publique sont contre eux, a voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche des deux, il l’accuse d’avoir autrefois débauché Mélie. Moi, jamais ! » Et Pécuchet tremble. Et même de lui avoir donné du mal. » Bouvard se récrie. Au moins qu’il lui fasse une pension pour l’enfant qui va naître, car elle est enceinte. » Cette seconde accusation est basée sur la privauté de Bouvard au café. Le public envahit peu à peu la maison. Barberou, appelé dans le pays par une affaire de son commerce, tout à l’heure a appris à l’auberge ce qui se passe et survient. Il croit Bouvard coupable, le prend à l’écart, et l’engage à céder, à faire une pension. Arrivent le médecin, le comte, Reine, Mme Bordin, Mme Marescot sous son ombrelle, et d’autres notables. Les gamins du village, en dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. Il est maintenant bien tenu et la population en est jalouse. Foureau veut traîner Bouvard et Pécuchet en prison. Barberou s’interpose, et, comme lui, s’interposent Marescot, le médecin et le comte avec une piété insultante. Expliquer le mandat d’amener. Le sous-préfet, au reçu de la lettre de Foureau, leur a expédié un mandat d’amener pour leur faire peur, avec une lettre à Marescot et à Faverges, disant de les laisser tranquilles s’ils témoignaient du repentir. Vaucorbeil cherche également à les défendre. C’est plutôt dans une maison de fous qu’il faudrait les mener ; ce sont des maniaques. — J’en écrirai au préfet. » Tout s’apaise. Bouvard fera une pension à Mélie. On ne peut leur laisser la direction des enfants. — Ils se rebiffent ; mais comme ils n’ont pas adopté légalement les orphelins, le maire les reprend. Ils montrent une insensibilité révoltante. — Bouvard et Pécuchet en pleurent. M. et Mme Dumouchel s’en vont. Ainsi tout leur a craqué dans la main. Ils n’ont plus aucun intérêt dans la vie. Bonne idée nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. — De temps à autre, ils sourient quand elle leur vient, — puis, enfin, se la communiquent simultanément Copier comme autrefois. Confection du bureau à double pupitre. — Ils s’adressent pour cela à un menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose de le faire. — Rappeler le bahut. Achat de livres et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc. Ils s’y mettent. FIN. NOTES ORIGINEDEBOUVARD ET PÉCUCHET. T’aperçois-tu que je deviens moraliste ? est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement à la haute comédie, j’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains, et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman à cadre large ; en attendant, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues sais-tu ce que c’est ? ; la préface surtout m’excite fort, et de la manière dont je la conçois ce serait tout un livre, aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve j’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort ; j’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi, pour la littérature, j’établirais, ce qui serait facile, à savoir que le médiocre étant à la portée de tous est le seul légitime, et qu’il faut donc honnir toute espèce d’originalité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves qui prouveraient le contraire et de textes effrayants ce serait facile, est dans le but d’en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu’elles soient. Je rentrerais, par là, dans l’idée démocratique moderne d’égalité, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles, et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable et aimable. Ainsi on trouverait Artiste. Sont tous désintéressés. Langouste. Femelle du homard. France. Veut un bras de fer pour être régie. Érection. Ne se dit qu’en parlant des monuments, etc. Voir Dictionnaire des idées reçues, page 420. Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eût pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osât plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve. Quelques articles, du reste, pourraient prêter à des développements splendides, comme ceux de homme, femme, ami, politique, mœurs, magistrat ; on pourrait, d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître. » Lettre à Louise Colet, décembre 1852, voir Correspondance, II, p. 185. Le long roman à cadre large, c’est Bouvard et Pécuchet ; l’idée en apparaît ici pour la première fois, voisinant avec le projet du Dictionnaire des idées reçues, qui, lui, est antérieur à 1850. Ces deux œuvres, dans la pensée primitive de Flaubert, devaient faire l’objet de deux publications distinctes ; mais elles ont quelque chose de commun l’esprit satirique, et peu à peu, pensant à l’un en préparant ses documents pour l’autre, l’auteur en vit l’esprit d’unité et, dans le plan du second volume, réunit le Dictionnaire des idées reçues à Bouvard. Il y est logiquement incorporé et fait d’ailleurs partie du dossier formidable de la bêtise humaine dont nous publions plus loin la nomenclature. Bouvard et Pécuchet, découragés par leurs déboires scientifiques, renoncent à toute action personnelle, copient scrupuleusement toutes les âneries qui, à leurs yeux, tiennent lieu de préceptes philosophiques. Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation. » Guy de Maupassant, Bouvard et Pécuchet, Quantin, éditeur. Malheureusement ce second volume ne fut pas développé, la mort surprit Flaubert à sa table de travail, penché sur ses documents. C’est de 1872 à 1874, après avoir achevé la Tentation de saint Antoine, au milieu des chagrins et des soucis de la vie, après l’échec du Candidat et tout en s’occupant de faire jouer le Sexe faible, que Flaubert rassembla les premiers éléments de la documentation de Bouvard et Pécuchet. Je vais commencer un livre qui va m’occuper pendant plusieurs années. Quand il sera fini, si les temps sont plus prospères, je le ferai paraître en même temps que Saint Antoine. C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espèce d’encyclopédie critique en farce. Vous devez en avoir une idée ! Pour cela il va me falloir étudier beaucoup de choses que j’ignore la chimie, la médecine, l’agriculture. Je suis maintenant dans la médecine, mais il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin. » Lettre à Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 121. Aimant, depuis l’enfance, à flétrir l’esprit bourgeois, à critiquer chez ses contemporains les idées sans art, les pensées stupides et niaises, Flaubert avait trouvé, dans Bouvard et Pécuchet, le sujet convenant le mieux à sa nature. Aveuglé par un désir inaltérable de raillerie, poussé par la haine de la bêtise humaine, le plan de son roman s’élargit démesurément, et c’est par morceaux que nous trouvons feuillets, journaux, notes, prospectus, circulaires, formules administratives, annonces commerciales, enseignes, phrases informes, notes sur la chimie, la médecine, le jardinage, fragments de discours politiques, bourrés de lieux communs, de termes impropres, formant la prodigieuse documentation de Bouvard et Pécuchet. L’idée du livre est connue des amis qui lui restent encore MM. Laporte, Baudry, Guy de Maupassant et l’éditeur Charpentier ; chacun lui envoie des trouvailles de niaiseries ou des renseignements demandés sur la chimie, la botanique et l’agriculture, etc. M. Laporte en particulier fut non seulement l’ami le plus fidèle de ses dernières années, mais le collaborateur assidu de l’œuvre en préparation ; c’est lui qui réunit en grande partie la documentation de Bouvard et Pécuchet. L’ÉCRITUREDEBOUVARD ET PÉCUCHET. Je lis maintenant des livres d’hygiène. Oh ! que c’est comique ! Quel aplomb que celui des médecins ! quel toupet ! quels ânes, pour la plupart ! Je viens de finir la Gaule poétique du sieur Marchangy. Ce bouquin m’a donné des accès de rire. » Lettre à George Sand, Correspondance, IV, p. 195. Dans une quinzaine, je m’en retourne vers ma cabane, où je vais me mettre à écrire mes deux copistes. La semaine prochaine, j’irai à Clamart ouvrir des cadavres. Oui ! Madame, voilà jusqu’où m’entraîne l’amour de la littérature. » Lettre à Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 206. Dans le courant de l’été 1874, Flaubert écrit à George Sand qu’au cours d’un petit voyage en basse Normandie, il a découvert sur un plateau stupide » un endroit propice à loger ses deux bonshommes, entre la vallée de l’Orne et la vallée d’Auge. J’aurai besoin d’y retourner plusieurs fois. Dès le mois de septembre, je vais donc commencer cette rude besogne. Elle me fait peur, et j’en suis d’avance écrasé ». Au mois de juillet, Flaubert, pris de syncopes d’étouffements, est envoyé au Righi, où il ne reste que trois semaines, et dès sa rentrée il écrit à Edmond de Goncourt À mon retour ici, j’ai enfin commencé mon roman, lequel va me demander trois ou quatre ans. J’ai cru d’abord que je ne pouvais plus écrire une ligne. Le début a été dur. Mais enfin, j’y suis, ça marche, ou du moins ça va mieux. » Le 2 décembre, il écrit à George Sand Dans un mois j’espère en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre. » Mais ici commence pour Flaubert, en raison de son caractère loyal et orgueilleux, les angoisses morales les plus pénibles qui précipiteront sa fin. Pour sauver son neveu de la ruine, il lui a prêté sa fortune, et le labeur écrasant de Bouvard, mêlé aux inquiétudes financières, semble avoir raison du bon géant. Il se passe dans mon individu des choses anormales. Mon affaissement psychique doit tenir à quelque chose de caché. Je me sens vieux, usé, écœuré de tout ; » écrit-il, en mai 1875, à George Sand. L’écriture de Bouvard avance péniblement. Je veux avancer dans ma besogne, laquelle me pèse comme un poids de 500 kilogrammes. » Lettre à George Sand. Le premier chapitre n’est pas achevé, et pourtant l’écriture de Bouvard et Pécuchet sera interrompue les soucis financiers se précisent, et la fortune de Flaubert est engloutie dans la liquidation de son neveu. Mon existence est maintenant bouleversée ; j’aurai toujours de quoi vivre, mais dans d’autres conditions. Quant à la littérature, je suis incapable d’aucun travail. Depuis bientôt quatre mois que nous sommes dans des angoisses infernales, j’ai écrit en tout quatorze pages, et mauvaises ! Ma pauvre cervelle ne résistera pas à un pareil coup. Voilà ce qui me paraît le plus clair. Comme j’ai besoin de sortir du milieu où j’agonise, dès le commencement de septembre, je m’en irai à Concarneau, près de Georges Pouchet, qui travaille là-bas les poissons. J’y resterai le plus longtemps possible… La vie n’est pas drôle, et je commence une lugubre vieillesse. » Lettre à Émile Zola, 13 août 1875, Correspondance, IV, p. 239. En effet, vers le 18 septembre 1875, Flaubert partit pour Concarneau. Un repos de quinze jours sur les rivages bretons sembla lui suffire ; là-bas il reprit la plume, non pour continuer Bouvard, mais pour écrire les Trois Contes. Voir Trois Contes, notes, p. 217. C’est au mois de mai 1877, seulement, que Flaubert reprit, plein de courage, contact avec Bouvard et Pécuchet, et, à cette époque seulement, qu’il en acheva le premier chapitre. Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je suis devenu eux ! Leur bêtise est mienne et j’en rêve… J’ai enfin terminé le premier chapitre et préparé le second, qui comprendra la chimie, la médecine et la géologie, tout cela devant tenir en 30 pages, » écrit-il à Mme Roger des Genettes, en mai 1877 ; puis il envoie à Maupassant ce simple mot Jeune lubrique, voulez-vous, afin d’entendre le premier chapitre de Bouvard et Pécuchet, venir dîner vendredi à 6 h. 1/2 chez votre G. F. ? » Inédit. Au mois de septembre, Flaubert entreprend une série d’excursions, dont deux en compagnie de M. Laporte, au pays de ses deux bonshommes. Ah ! mon pauvre vieux, quel plaisir je me promets de ce petit voyage ! Je vous préviens que je le ferai durer le plus longtemps possible. Rien ne presse d’ailleurs… Avez-vous fini le travail des notes sur l’agriculture et la médecine ? Dans ce cas-là, apportez les paperasses. » Lettre inédite de Flaubert à Laporte, le 12 septembre 1877. Rentré à Croiset, dispos, il compte avoir terminé le chapitre de l’archéologie et de l’histoire avant la fin de l’année, mais l’effet de son livre le préoccupe. J’ai peur que ce soit embêtant à crever. Il me faut une rude patience, je vous en réponds, car je ne peux en être quitte avant trois ans, » écrit-il à Zola, le 5 octobre. Voir Correspondance, IV, p. 309. Cette préoccupation devient grandissante, il en fait part plusieurs fois à Guy de Maupassant Bonhomme, qu’en penses-tu ? » et le 10 juillet 1878, il l’exprime, sous le coup d’une fatigue cérébrale, encore plus clairement à Mme Roger des Genettes voir Correspondance, IV, p. 331 En de certains jours, je me sens broyé par la pesanteur de cette masse, et je continue cependant, une fatigue chassant l’autre. C’est de la conception même du livre que je doute. Il n’est plus temps d’y réfléchir, tant pis ! N’importe ! je me demande souvent pourquoi passer tant d’années là-dessus, et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose ? Mais je me réponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Enfin, au milieu de toutes ces crises, le livre peu à peu s’achemine ; c’est encore à M. Laporte qu’en janvier 1879 il demande un document relatif au spiritisme Pensant que vous serez à la bibliothèque, trouvez-moi dans l’Illustration, 1853, une image représentant l’Europe s’occupant à faire tourner les tables. Comme on ne vous laissera pas emporter ce volume, vous me ferez la description dudit dessin. » Inédit. Les deux bonshommes se lancent maintenant dans les théories philosophiques et religieuses Me voilà à la partie la plus rude ! et qui peut être la plus haute de mon infernal bouquin, c’est-à-dire la métaphysique ! Faire rire avec la théorie des idées innées ! Enfin, j’espère au commencement de septembre 1879 n’avoir plus que deux chapitres. Mais je suis encore loin de la terminaison totale. » Lettre à Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 374. Et comme poursuivi par un pressentiment, le 25 octobre 1879, il écrit à Maupassant Ma religion m’exténue !… J’ai peur d’être terminé moi-même avant la terminaison de mon roman. » Au mois de février suivant il adresse à l’éditeur Charpentier cette dernière requête … Si vous pouviez me découvrir quelque part et n’importe à quel prix De l’Éducation, par Spurzheim, vous seriez un vrai sauveur. Sans compter sa collaboration avec Gall dans le grand ouvrage intitulé De l’anatomie du cerveau, Spurzheim a fait un livre spécial intitulé De l’Éducation. C’est ça qu’il me faudrait. Que ne me faudrait-il pas ? J’attends même un couple de paons pour étudier le coït de ces beaux volatiles. » Inédit. Au mois de mars il commence le dernier chapitre du premier volume ; il mourut, sans l’avoir achevé, le 8 mai 1880. Le second volume devait comprendre le dossier de la bêtise humaine dont fait partie le Dictionnaire des idées reçues que nous publions plus loin ; aussi Flaubert comptait l’établir en six mois, n’ayant probablement que des commentaires à ajouter … J’irai à Paris pour le second volume, qui ne me demandera pas plus de six mois ; il est fait aux trois quarts et ne sera presque composé que de citations. Après quoi, je reposerai ma pauvre cervelle qui n’en peut plus… » DOCUMENTATION. Savez-vous à combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? à plus de 1, 500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur, et tout cela ou rien c’est la même chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’être pas pédant ; de cela, j’en suis sûr. » Lettre à Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 410. De ces volumes Flaubert a plus ou moins extrait des notes ; son ami Laporte, travaillant pour lui dans les bibliothèques, lui en a beaucoup recueilli. Il m’est venu à l’esprit des travaux pour vous, puisque vous m’en demandez. Mais les livres vous manqueraient. Il vous faudrait pour moi toute une bibliothèque imbécille sic. Le carton des curiosités se classe-t-il, et les Idées reçues ? Quid ? » Nous avons feuilleté, dans l’ordre où il nous a été remis, cet amoncellement de documents. En voici la nomenclature abrégée. Dans une enveloppe portant l’inscription Documents, sont renfermés Une lettre de Taine, lui conseillant le Dictionnaire politique de Maurice Block Impossible de trouver un plus beau charivari d’abstractions et de grands mots… Mais un danger, c’est le trop ; vous aurez l’air de faire une encyclopédie de toutes les sottises possibles… Au contraire, les sottises politiques et littéraires peuvent être senties par tout le monde » ; Une lettre sur le fouriérisme ; Des coupures de faits divers de journaux ; Une lettre de Jules Troubat le renseignant sur Mme Cottin ; Une lettre le renvoyant à Condorcet Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ; Un extrait de médecine pratique ; Plusieurs lettres de Maupassant, lui donnant la situation géographique d’Étretat et de la falaise de Bénouville, en vue d’une excursion où Bouvard rencontrerait Pécuchet ; Une lettre de Raoul Duval ; Des lettres adressées à Flaubert, par diverses personnes, le renseignant sur le jargon, le droit en justice de paix, l’enregistrement, etc. Une autre enveloppe, avec le mot Recherches, contient des fiches sur l’éducation. Une autre enveloppe, avec le mot Littérature, contient des fiches avec des extraits de Dumas père, Soulié, et des coupures de journaux sur des faits politiques de faible importance. Un dossier, avec mention Curiosités politiques, contenant des coupures de journaux, des articles de Proudhon, Eugène Sue, opinions de Carnot sur la République, la profession de foi de Victor Hugo en 1848, le discours que Ledru-Rollin prononça sur l’arbre de la liberté au Champ de Mars, en mars 1848, etc. Un dossier, avec mention Poésies et chansons ; elles sont de l’époque et d’un ton badin. Un dossier composé de coupures de journaux, d’extraits de gazettes de tribunaux, où l’on ne trouve que des sujets curieux de mœurs bizarres. Un dossier contenant des extraits de journaux, sujets injures, amour, palinodies. Un dossier sur les événements dus à l’influence de l’esprit catholique. Un dossier formé de coupures de journaux contenant des exemples de charabia officiel. Quelques feuillets de pensées philosophiques. Une liasse de petites fiches 300 au moins, représentant la première copie du Dictionnaires des idées reçues. Nous citons quelques-unes de ces fiches, car elles ne sont pas toutes répétées dans le manuscrit qui comprend 40 feuillets, et les définitions offrent des variantes Chateaubriand. Connu surtout par le beefsteack qui porte son nom. Document. Les documents sont toujours de la plus haute importance. Étalon. Toujours vigoureux. — Une femme doit ignorer la différence qu’il y a entre un étalon et un cheval. Conciliation. La prêcher toujours, même quand les contraires sont absolus. Colère. Fouette le sang ; hygiénique de s’y mettre de temps en temps. Conjuré. Les conjurés ont toujours la manie de s’inscrire sur une liste. Art. Ça mène à l’hôpital. À quoi ça sert, puisqu’on le remplace par la mécanique qui fait mieux et plus vite » ? Chirurgien. Les chirurgiens ont le cœur dur. Les appeler boucher. Richard Wagner. Ricaner quand on entend son nom et faire des plaisanteries sur la musique de l’avenir. Fusillade. Seule manière de faire taire les Parisiens. Adolescent. Ne jamais commencer un discours de distribution de prix autrement que par Jeunes adolescents », ce qui est un pléonasme. Etc. Un dossier porte, de la main de Flaubert, l’inscription Sciences — Médecine — Hygiène. Il comprend 130 feuillets, écrits au recto et au verso. Ce sont des notes sur fièvre typhoïde causes, symptômes — cours de pathologie interne — méningite — paralysie — anémie — hémorragie — traité de médecine pratique — traité de l’altération du sang — manuel d’hygiène. Le dossier s’ouvre par une liste des auteurs consultés Trousseau, Jaccoud, Daremberg, Rédard, Raspail, Lucas, etc. Un dossier Arts 41 feuillets, contient des notes sur le fouriérisme — L’esthétique anglaise — Traité des arts céramiques — Traité sur l’art chez les Romains — Extrait des petits mystères de l’Hôtel des ventes, d’après Rochefort. Un dossier Religion 80 feuillets. Auteurs consultés Pascal, abbé Gaume, Fénelon, Lasserre, Voltaire, Renan, etc. Deux dossiers Socialisme 104 feuillets. Auteurs consultés Proudhon, Vaïsse, Bastiat, Black, Saint-Simon, Lammennais, Fourier, Louis Blanc, Bayle, etc. Un dossier Agriculture, Jardinage, Économie domestique 68 feuillets. Auteurs consultés Duplan, Appert, Chevallier, Gressent, Gasparin, Casanova, Laudrin, Désormeaux, etc. Puis quelques lettres renseignant sur la taille des arbres, l’arboriculture forestière, l’agriculture, le potager moderne, la façon de tailler, de greffer ; la pousse, les époques, etc. Un dossier, portant la mention Bibliographie 71 feuillets, comprend des notes diverses sur la religion, les arts, la littérature. Un dossier Éducation, Morale 41 feuillets contient Essai sur l’éducation des femmes, essai sur l’éducation des enfants, traité de pédagogie, etc. Un dossier Religion 44 feuillets, puis, dedans, un résumé de notes sur la religion 11 feuillets. Un dossier Philosophie 77 feuillets. Auteurs consultés Spinoza, Renouvier, Kant, Cousin, Auguste Comte, Taine, Schopenhauer, etc. Un dossier Mysticisme, Magnétisme 46 feuillets. Auteurs consultés Figuier, Bertrand, Matter, Tissandier, Gougenot des Mousseaux, Mermillod, etc. Un dossier Politique 48 feuillets. Auteurs consultés Bossuet, Locke, Stuart Mill, Dupont White, Staël, Passy, Biencourt, Matter, Henri Martin, etc. Un dossier Peinture 22 feuillets contient des biographies de peintres de toutes les écoles. Un dossier Œuvres posthumes de Dr Charles Lefèvre, publiées par Lefèvre-Daumier 18 feuillets. Un dossier, portant l’inscription Matériaux 139 feuillets contient des citations de nos grands auteurs, des poésies, des scènes, etc. Dans un carton spécial, une série de dossiers contenant les curiosités et qui dans leur ensemble forment un véritable dossier de la bêtise humaine[1] ; 1o Dictionnaire des idées reçues 40 feuillets ; 2o Un album 24 feuillets contenant des citations d’auteurs connus ; 3o Un dossier Beautés 53 feuillets. — Beautés des gens de lettres, beautés de la religion, beautés du peuple, haine des romans, beautés des souverains, bizarreries, nomenclatures 19 feuillets, République de 1848 56 feuillets ; 4o Un dossier Histoires et idées scientifiques 52 feuillets Beautés du parti de l’ordre, Bévues historiques et géographiques, Histoire, Idées scientifiques ; 5o Un dossier Grands hommes 30 feuillets ; 6o Un dossier Esthétique et critique, Style 33 feuillets. — Esthétique, Critique, Grands écrivains, Ecclésiastiques, Révolutionnaires, Romantiques, Littérature officielle, Souverains ; 7o Un dossier Morale, Socialisme et politique ; 8o Un dossier Journaux ; 9o Un dossier Rococo ; 10o Un dossier Amour, Philosophie, Exaltation des bas imbéciles, Esprit des journaux. — Journalistes, Religions, Mysticisme, Prophéties, Amour, Philosophie, Imbécilles sic, Esprit des journaux ; 11o Cinq dossiers portant les inscriptions suivantes Morale — Périphrases — Classiques corrigés — Résumé et sommaire — Annexe du plan. Ces deux derniers dossiers contiennent les éléments de l’ensemble de l’œuvre. Puis une enveloppe porte, de la main de Mme Caroline Franklin-Grout, cette inscription touchante papiers trouvés çà et là sur la table de travail ». Voici le contenu placé dans cette enveloppe au moment de la mort de Flaubert Notes diverses Massillon, Petit Carême, Sermons du lundi. — Bossuet, Histoire universelle, 1re partie. — De Potter, Histoire du christianisme. — Boulanger, Antiquité dévoilée ; Note Il s’agit de désavouer l’enfant prodigue. » ; Des coupures de journaux, deux articles sur Madame Bovary ; Des notes diverses sur la beauté, le mariage ; Puis une lettre, du 8 janvier 1879, de Jumièges et alentours service des épidémies », adressée au Préfet. C’est le Rapport d’un médecin sur la situation hygiénique des villages qu’il visite habituellement Fièvre typhoïde. — Son habitation, bien orientée, est dans de bonnes conditions hygiéniques, et son moral excellent. » Flaubert a souligné cette phrase C’est le soleil pour l’oiseau en cage et 98 chances de gain sur 100 pour un malade, au tirage de la loterie médico-nationale de la guérison. Notre presqu’île compte malheureusement d’autres tanières, où la propreté n’a pas d’autel que les palais des renards, peu scrupuleux à ce sujet. Que ne peut-on changer toutes nos habitations en maisons d’école ! » Puis, dans une liasse, nous avons trouvé de nombreuses ébauches illisibles de scénarios. En tête d’un feuillet moins raturé que les autres nous lisons l’inscription MÉTHODE. — PLAN GÉNÉRAL. Rattacher, au personnage secondaire de chaque chapitre, des personnages tertiaires. I. Agriculture le fermier. II. Sciences le médecin. III. Archéologie le notaire. IV. Littérature le gentilhomme. V. Politique le maire. VI. Sentiment, amour Mélie, Mme Bordin. VII. Mysticisme, philosophie. VIII. Le curé. IX. Socialisme tous les personnages reviennent. Montrer comment et pourquoi chacun des personnages secondaires — la Science, le Vrai, le Beau, le Juste 1o par instinct, 2o par intérêt. — Plusieurs fois, il faut que le lecteur voie qu’ils vont changer d’existence et de milieu. — Au milieu de la médecine, ils se dégoûtent de la campagne, la géologie, leurs courses, les y rattachent — quand ils sont dans la période artistique, ils rêvent un voyage en Italie, en Suisse — 1848 les retient — après le désespoir de ferme, ils pensent encore à quitter le pays, mais ne trouvent pas à vendre leur propriété. PLAN. SCÈNE FINALE. Descente des gendarmes — émeute populaire. B. et P. ont oublié d’adopter légalement les deux petits malheureux. Ils ne veulent pas les rendre. Ils sont prévenus 1o De captation de mineurs ; 2o d’excitation à la haine de citoyens entre eux ; 3o attaque contre l’ordre ; 4o contre la propriété, contre la Religion. Ils ont, malgré le sous-préfet, tenu une conférence socialiste. Le maire, par rancune, a provoqué des mesures judiciaires contre eux. Ils ont planté des jalons dans les propriétés pour leurs études d’embellissement. — Haussmann. Les réclamations des propriétaires sont soutenues par le notaire. Le curé les a dénoncés comme subversifs. Le maire, le notaire et le curé renforcent les gendarmes. LES ÉBAUCHES. Le procédé de travail de Flaubert est connu. Comme pour ses précédents ouvrages, il établit le plan de ses chapitres, puis il procède par ébauches, qu’il surcharge et qu’il rature à les rendre illisibles ; il recommence souvent quatre ou cinq fois l’ébauche d’une même période ou d’un même chapitre, puis il transcrit au net. Nous donnons en fac-similé le plan du chapitre II, puis l’ébauche de deux pages du roman. Les ébauches du chapitre I forment 49 feuillets écrits au recto et au verso ; celles du chapitre II, 66 ; du chapitre IV, 32. L’ensemble des ébauches du manuscrit forme feuillets, témoignant d’un immense et persévérant labeur. Plan du chapitre II de Bouvard et Pécuchet. Page d’ébauche page 1 de Bouvard et Pécuchet. Page d’ébauche de Bouvard et Pécuchet. LE MANUSCRIT. Le manuscrit de Bouvard et Pécuchet est une mise au net de la main de Flaubert. Il comprend 215 feuillets, écrits d’un seul côté, paginés 1 à 215 jusqu’à la fin du chapitre IX. La partie écrite du chapitre X n’a pas été mise au net. Nous trouvons à la fin du manuscrit le plan du chapitre X, il se compose de 4 feuillets ; puis la dernière ébauche inachevée de ce chapitre, qui comprend 35 feuillets, dont quelques-uns écrits au recto et au verso. La partie du chapitre X publiée n’a donc pas reçu sa forme définitive, car, habituellement, de la dernière ébauche à la mise au net, Flaubert modifie encore sensiblement, sans compter que ses manuscrits définitifs comportent encore des corrections. Page 1 du manuscrit de Bouvard et Pécuchet. LEDICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES. Vox populi, vox Dei. Sagesse des nations. Il y a à parier que toute idée publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand Maximes. LE CATALOGUE DES OPINIONS CHIC. A Académie française. La dénigrer, mais tâcher d’en faire partie si on peut. Agriculture. Manque de bras. Affaires Les. Passent avant tout. — Une femme doit éviter de parler des siennes. — Sont dans la vie ce qu’il y a de plus important. — Tout est là. Airain. Métal de l’antiquité. Albâtre. Sert à décrire les plus belles parties du corps de la femme. Allemands. Peuple de rêveurs vieux. Ange. Fait bien en amour et en littérature. Argent. Cause de tout le mal. — Dire Auri sacra fames. Architectes. Tous imbéciles. — Oublient toujours l’escalier des maisons. Architecture. Il n’y a que quatre ordres d’architecture. — Bien entendu qu’on ne compte pas l’égyptien, le cyclopéen, l’assyrien, l’indien, le chinois, gothique, roman, etc. Aspic. Animal connu par le panier de figues de Cléopâtre. Astronomie. Belle science. — Très utile pour n’est utile que pour la marine. — Et, à ce propos, rire de l’astrologie. Athée. Un peuple d’athées ne saurait subsister. Auteur. On doit connaître des auteurs » ; inutile de savoir leur nom. Autruche. Digère les pierres. Avocats. Trop d’avocats à la Chambre. — Ont le jugement faussé. — Dire d’un avocat qui parle mal oui, mais il est fort en droit. Abricots. Nous n’en aurons pas encore cette année. Alcoolisme. Cause de toutes les maladies modernes. Archimède. Dire à son nom Eurèka ». — Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde. » — Il y a encore la vis d’Archimède ; mais on n’est pas tenu de savoir en quoi elle consiste. Abélard. Inutile d’avoir la moindre idée de sa philosophie, ni même de connaître le titre de ses ouvrages. — Faire une allusion discrète à la mutilation opérée sur lui par Fulbert. — Tombeau d’Héloïse et d’Abélard ; si l’on vous prouve qu’il est faux, s’écrier Vous m’ôtez mes illusions. » Absinthe. Poison extra-violent. — A tué plus de soldats que les Bédouins. Actrices. La perte des fils de famille. — Sont d’une lubricité effrayante, se livrent à des orgies, avalent des millions finissent à l’hôpital. — Pardon ! il y en a qui sont bonnes mères de famille ! Air. Toujours se méfier des courants d’air. — Invariablement le fond de l’air est en contradiction avec la température si elle est chaude, il est froid, et l’inverse. Antiquité. Et tout ce qui se sic rapporte, poncif, embêtant. Antiquités Les. Sont toujours de fabrication moderne. Amérique. Bel exemple d’injustice c’est Colomb qui la découvrit et elle tient son nom d’Améric Vespucci. — Faire une tirade sur le self-government. Appartement de garçon. Toujours en désordre. — Avec des colifichets de femme traînant çà et là. — Odeur de cigarette. — On doit y trouver des choses extraordinaires. Anglais. Tous riches. Anglaises. S’étonner de ce qu’elles ont de jolis enfants. Artistes. Tous farceurs. — Vanter leur désintéressement vieux. — S’étonner de ce qu’ils sont habillés comme tout le monde vieux. — Gagnent des sommes folles, mais les jettent par les fenêtres. — Souvent invités à dîner en ville. — Femme artiste ne peut être qu’une catin. Arsenic. Se trouve partout. Rappeler Mme Lafarge ?. — Cependant, il y a des peuples qui en mangent.. Arts. Sont bien inutiles, puisqu’on les remplace par des machines qui fabriquent même plus promptement.. B Baccalauréat. Tonner contre. Bâillement. Il faut dire Excusez-moi, ça ne vient pas d’ennui, mais de l’estomac. Barbe. Signe de force. — Trop de barbe fait tomber les cheveux. — Utile pour protéger les cravates. Basques. Le peuple qui court le mieux. Basilique. Synonyme pompeux d’église ; est toujours imposante. Bâton. Plus redoutable que l’épée. Baudruche. Ne sert pas qu’à faire des ballons. Bayadères. Toutes les femmes de l’Orient sont des bayadères. — Ce mot entraîne l’imagination fort loin. Billard. Noble jeu. — Indispensable à la campagne. Bibliothèque. Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on habite la campagne. Boudin. Signe de gaieté dans les maisons. — Indispensable la nuit de Noël. Bourse La. Thermomètre de l’opinion publique. Boursiers. Tous voleurs. Bouddhisme. Fausse religion de l’Inde » définition du dictionnaire Bouillet, ire édition. Bretelles. … Budget. Jamais en équilibre. Bureau. … Bois. Les bois font rêver. — Sont propres à composer des vers. — À l’automne, quand on se promène, on doit dire De la dépouille de nos bois, etc. Bonnet grec. Indispensable à l’homme de cabinet. — Donne de la majesté au visage. Bouchers. Sont terribles en temps de révolution. Blondes. Plus chaudes que les brunes voy. Brunes. Banquet. La plus franche cordialité ne cesse d’y régner. — On en emporte le meilleur souvenir, et on ne se sépare jamais sans s’être donné rendez-vous à l’année prochaine. — Un farceur doit dire Au banquet de la vie, infortuné convive. Ballons. Avec les ballons, on finira par aller dans la lune. — On n’est pas près de les diriger. Bagnolet. Pays célèbre par ses aveugles. Bible. Le plus ancien livre du monde. Braconniers. Tous forçats libérés. — Auteurs de tous les crimes commis dans les campagnes. — Doivent exciter une colère frénétique Pas de pitié, monsieur, pas de pitié ! Boulet. Le vent des boulets rend aveugle asphyxie. Boutons. Au visage ou ailleurs, signe de santé et de force du sang. — Ne point les faire passer. Bouilli Le. C’est sain. — Inséparable du mot soupe la soupe et le bouilli. Bossus. Ont beaucoup d’esprit. — Sont très recherchés des femmes lascives. Bas-bleu. Terme de mépris pour désigner toute femme qui s’intéresse aux choses intellectuelles. — Citer Molière à l’appui Quand la capacité de son esprit se hausse, » etc. Bases. De la société, sont id est la propriété, la famille, la religion, le respect des autorités. — En parler avec colère si on les attaque. Bras. Pour gouverner la France, il faut un bras de fer. Buffon. Mettait des manchettes pour écrire. Banquiers. Tous riches, Arabes, loups-cerviers. Badigeon. Dans les églises. Tonner contre. Cette colère artistique est extrêmement bien portée. Baragouin. Manière de parler aux sic étrangers. — Toujours rire de l’étranger qui parle mal français. Bretons. Tous braves gens, mais entêtés. Brunes. Sont plus chaudes que les blondes voy. Blondes. C Café. Donne de l’esprit. — N’est bon qu’en venant du Havre. — Dans un grand dîner, doit se prendre debout. — L’avaler sans sucre, très chic, donne l’air d’avoir vécu en Orient. Calvitie. Toujours précoce, et causée par des excès de jeunesse, ou la conception de grandes pensées. Château fort. A toujours subi un siège, sous Philippe Auguste. Chambre à coucher. Dans un vieux château Henri IV y a toujours passé une nuit. Carême. Au fond n’est qu’une mesure hygiénique. Cauchemar. Vient de l’estomac. Cavalerie. Plus noble que l’infanterie. Censure. Utile ! on a beau dire. Cidre. Gâte les dents. Chapeau. Protester contre la forme des. Cocu. Toute femme doit faire son mari cocu. Cheminée. Fume toujours. — Sujet de discussion à propos du chauffage. Christianisme. A affranchi les esclaves. Choléra. Le melon donne le choléra. — On s’en guérit en prenant beaucoup de thé avec du rhum. Cirage. N’est bon que si on le fait soi-même. Classiques Les. On est censé les connaître. Clair-obscur. On ne sait pas ce que c’est. Coffres-forts. Leurs complications sont très faciles à déjouer. Commerce. Discuter pour savoir lequel est le plus noble, du commerce ou de l’industrie. Canards. Viennent tous de Rouen. Campagne. Les gens de la campagne meilleurs que ceux des villes ; envier leur sort. — À la campagne tout est permis habits bas, farces, etc. Canonnade. Change le temps. Chien. Spécialement créé pour sauver la vie à son maître. — Le chien est l’idéal de L’ami de l’homme, parce qu’il est son esclave dévoué. Charcutier sic. Anecdote des pâtés faits avec de la chair humaine. — Toutes les charcutières sont jolies. Chartreux. Passent leur temps à faire de la chartreuse, à creuser leur tombe et à dire Frère il faut mourir. Chat. Les chats sont traîtres. — Les appeler tigres de salon sic. — Leur couper la queue pour empêcher le vertigo. Chasse. Excellent exercice que l’on doit feindre d’adorer. — Fait partie de la pompe des souverains. — Sujet de délire pour la magistrature. Catholicisme. A eu une influence très favorable sur les arts. Cavernes. Habitation ordinaire des voleurs. — Sont toujours remplies de serpents. Cèdre. Celui du Jardin des plantes a été rapporté dans un chapeau. Célébrité. Les célébrités s’inquiéter du moindre détail de leur vie privée, afin de pouvoir les dénigrer. Champignons. Ne doivent être achetés qu’au marché ne manger que ceux qui viennent du marché. Chaleur. Toujours insupportable. — Ne pas boire quand il fait chaud. Champagne. Caractérise le dîner de cérémonie. — Faire semblant de le détester, en disant que ce n’est pas un vin ». — Provoque l’enthousiasme chez les petites gens. — La Russie en consomme plus que la France. — C’est par lui que les idées françaises se sont répandues en Europe. — Sous la Régence, on ne faisait pas autre chose que d’en boire. — Mais on ne le boit pas, on le sable ». Chameau. À deux bosses et le dromadaire une seule. — Ou bien le chameau a une bosse et le dromadaire une seule on ne sait pas au juste ; on s’y embrouille. Certificat. Garantie pour les familles et pour les parents. — Est toujours favorable. Célibataires. Tous égoïstes et débauchés. — On devrait les imposer. — Se préparent une triste vieillesse. Chemins de fer. Si Napoléon les avait eus à sa disposition, il aurait été invincible. — S’extasier sur leur invention et dire Moi, monsieur, qui vous parle, j’étais ce matin à X ; je suis parti par le train de X ; là-bas, j’ai fait mes affaires, etc., et à X heures, j’étais revenu ! » Carabins. Dorment près des cadavres. — Il y a sic qui en mangent. Crapaud. Mâle de la grenouille. — Possède un venin fort dangereux. — Habite l’intérieur des pierres. Crocodile. Imite le cri des enfants pour attirer l’homme. Créole. Vit dans un hamac. Croisades. Ont été bienfaisantes utiles seulement pour le commerce de Venise. Critique. Toujours éminent. — Est censé tout connaître, tout savoir, avoir tout lu, tout vu. — Quand il vous déplaît, l’appeler un Aristarque ou eunuque. Cygne. Chante avant de mourir. — Avec son aile, peut casser la cuisse d’un homme. — Le cygne de Cambrai n’était pas un oiseau, mais un homme évêque nommé Fénelon. — Le cygne de Mantoue, c’est Virgile. — Le cygne de Pesaro, c’est Rossini. Comédie. En vers, ne convient plus à notre époque. — On doit cependant respecter la haute comédie. Cognac. Très funeste. — Excellent dans plusieurs maladies. — Un bon verre de cognac ne fait jamais de mal. — Pris à jeun, tue le ver de l’estomac. Copahu. Feindre d’en ignorer l’usage. Constipation. Tous les gens de lettres sont constipés. — Influe sur les convictions politiques. Cosaques. Mangent de la chandelle. Cor aux pieds. Indique le changement de temps mieux qu’un baromètre. — Très dangereux quand il est mal coupé ; citer des exemples d’accidents terribles. Cor de chasse. Dans les bois, fait bon effet et le soir sur l’eau. Corset. Empêche d’avoir des enfants. Confiseurs. Tous les Rouennais sont confiseurs. Corps. Si nous savions comment notre corps est fait, nous n’oserions pas faire un mouvement. Corde. On ne connaît pas la force d’une corde. — Est plus solide que le fer. Cujas. Inséparable de Bartholde ; on ne sait pas ce qu’ils ont écrit, n’importe. — Dire à tout homme étudiant le droit Vous êtes enfermé dans Cujas et Bartholde. Cuisine. De restaurant toujours échauffante. — Bourgeoise toujours saine. — Du Midi trop épicée ou toute à l’huile. Crucifix. Fait bien dans une alcôve et à la guillotine. Cyprès. Ne pousse que dans les cimetières. Châtaigne. Femelle du marron. Cheval. S’il connaissait sa force, ne se laisserait pas conduire. — Viande de cheval. — Beau sujet de brochure pour un homme qui désire se poser en personnage sérieux. — De course le mépriser. À quoi sert-il ? Cochon. L’intérieur de son corps étant tout pareil à celui d’un homme », on devrait s’en servir dans les hôpitaux pour apprendre l’anatomie. Clown. A été disloqué dès l’enfance. Cigares. Ceux de la Régie, tous infects ! ». — Les seuls bons viennent par contrebande. Chirurgiens. Ont le cœur dur les appeler bouchers. Cataplasme. Doit toujours être mis en attendant l’arrivée du médecin. Clocher. De village fait battre le cœur. Club. Sujet d’exaspération pour les conservateurs. — Embarras et discussion sur la prononciation de ce mot. Cercle. On doit toujours faire partie d’un. Collège. Lycée. — Plus noble qu’une pension. Colonies Nos. S’attrister quand on en parle. Conversation. La politique et la religion doivent en être exclues. Conservatoire. Il est indispensable d’être abonné au Conservatoire. Comètes. Rire des gens qui en avaient peur. Communion. La première communion le plus beau jour de la vie. Coton. Est surtout utile pour les oreilles. — Une des bases de la société dans la Seine Inférieure. Confortable. Précieuse découverte moderne. Courtisanne sic. Est un mal nécessaire. — Sauvegarde de nos filles et de nos sœurs tant qu’il y aura des célibataires. — Ou bien devraient être chassées impitoyablement. — On ne peut plus sortir avec sa femme, à cause de leur présence sur le boulevard. — Sont toujours des filles du peuple débauchées par des bourgeois riches. D Daguerréotype. Remplacera la peinture. Damas. Seul endroit où l’on sache faire les sabres. — Toute bonne lame est de Damas. Dauphin. Porte les enfants sur son dos. Débauche. Cause de toutes les maladies des célibataires. Décoration. De la Légion d’honneur. — La blaguer, mais la convoiter. — Quand on l’obtient, toujours dire qu’on ne l’a pas demandée. Décor de théâtre. N’est pas de la peinture il suffit de jeter à vrac sur la toile un seau de couleurs ; puis on l’étend avec un balai ; et l’éloignement avec la lumière font l’illusion. Dent. Sont gâtées par le cidre, le tabac, les dragées, la glace, dormir la bouche ouverte et boire de suite après le potage. Dent œillère. Dangereux de l’arracher parce qu’elle correspond à l’œil. L’arrachement d’une dent ne fait pas jouir ». Descartes. Cogito, ergo sum. » Décorum. Donne du prestige. — Frappe l’imagination des masses. — Il en faut ! Il en faut ! » Déicide. S’indigner contre, bien que le crime ne soit pas fréquent. Déjeuner de garçons. Exige des huîtres, du vin blanc et des gaudrioles. Démêloir. Fait tomber les cheveux. Dépuratif. Se prend en cachette. Député. L’être, comble de la gloire. — Tonner contre la Chambre des députés. — Trop de bavards à la Chambre. — Ne font rien. Désert. Produit des dattes. Dessert. Regretter qu’on n’y chante plus. — Les gens vertueux le méprisent. Non ! non ! pas de pâtisseries ! Jamais de dessert ! » Dessin L’art du. Se compose de trois choses la ligne, le grain, et le grainé fin ; de plus, le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que le maître seul qui le donne Christophe. Dévouement. Se plaindre de ce que les autres en manquent. — Nous sommes bien inférieurs au chien, sous ce rapport ! » Diamant. On finira par en faire ! — Et dire que ce n’est que du charbon ! — Si nous en trouvions un dans son état naturel, nous ne le ramasserions pas ! Dictionnaire. En dire N’est fait que pour les ignorants. Dictionnaire de rimes. S’en servir ? honteux ! Dieu. Voltaire lui-même l’a dit Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Dilettante. Homme riche, abonné à l’Opéra. Diligences. Regretter le temps des diligences. Diplôme. Signe de science. — Ne prouve rien. Directoire Le. Les hontes du. — Dans ce temps-là, l’honneur s’était réfugié aux armées. » — Les femmes, à Paris, se promenaient toutes nues. Dîner. Autrefois on dînait à midi, maintenant on dîne à des heures impossibles. — Le dîner de nos pères était notre déjeuner, et notre déjeuner était leur dîner. — Dîner si tard que ça ne s’appelle pas dîner, mais souper. Démosthènes. Ne prononçait pas de discours sans avoir un galet dans la bouche. Défaite. S’essuie, et elle est tellement complète qu’il n’en reste personne pour en porter la nouvelle. Diderot. Toujours suivi de d’Alembert. Diogène. Je cherche un homme. » — Retire-toi de mon soleil. » Divorce. Si Napoléon n’avait pas divorcé, il serait encore sur le trône. Djin. Nom d’une danse orientale. Diplomatie. Belle carrière mais hérissée de difficultés, pleine de mystères. — Ne convient qu’aux gens nobles. — Métier d’une vague signification, mais au-dessus du commun. — Un diplomate est toujours fin et pénétrant. Dissection. Outrage à la majesté de la mort. Dix Le Conseil des. C’était formidable ! — Délibérait masqué. — En trembler encore. Doctrinaires. Les mépriser. Pourquoi ? On n’en sait rien. Docteur. Toujours précéder de bon », et, entre hommes, dans la conversation familière, de foutre » Ah ! foutre, docteur ! — Tous matérialistes. Doge. Épousait la mer. — On n’en connaît qu’un Marino Faliero. Dolmen. A rapport aux anciens Français. — Pierre qui servait au sacrifice des druides. — On n’en sait pas davantage. — Il n’y en a qu’en Bretagne. Dôme. Tour de forme architecturale. — Comment se tient-il ? S’étonner de ce que cela puisse tenir seul. — En citer deux celui des Invalides et celui de Saint-Pierre de Rome. Dominos. On y joue d’autant mieux qu’on est gris. Dompteurs de bêtes féroces. Emploient des pratiques obscènes. Donjon. Éveille des idées lugubres. Douane. On doit se révolter contre, et la frauder. Douleur. À toujours un résultat favorable. — La véritable est toujours contenue. Doute. Pire que la négation. Drapeau national. Sa vue fait battre le cœur. Droit Le. On ne sait pas ce que c’est. Dupe. Mieux vaut être fripon que dupe. Duel. Tonner contre. — N’est pas une preuve de courage. — Prestige de l’homme qui a eu un duel. Dortoirs. Toujours spacieux et bien aérés. — Préférables aux chambres pour la moralité des élèves. Dos. Une tape dans le dos peut rendre poitrinaire. Devoirs. Les exiger de la part des autres, s’en affranchir. — Les autres en ont envers nous, mais on n’en a pas envers eux. Dormir Trop. Épaissit le sang. E Économie. Toujours précédé de Ordre », mène à la fortune. — Citer l’anecdote de Laffitte ramassant une épingle dans la cour du banquier Perregaux. Économie politique. Science sans entrailles. Échafaud. S’arranger quand on y monte pour prononcer quelques mots éloquents avant de mourir. Écharpe. Poétique. Écho. Citer ceux du Panthéon et du pont de Neuilly. Eau. L’eau de Paris donne des coliques. — L’eau de mer soutient pour nager. — L’eau de Cologne sent bon. Éclectisme. Tonner contre comme étant une philosophie immorale. Échecs Jeu des. Image de la tactique militaire. — Tous les grands capitaines y étaient forts. — Trop sérieux pour un jeu, trop futile pour une science. Écoles. Polytechnique, rêve de toutes les mères vieux. — Terreur du bourgeois dans les émeutes quand il apprend que l’École Polytechnique sympathise avec les ouvriers vieux. — Dire simplement l’École » fait accroire qu’on y a été. — À Saint-Cyr jeunes gens nobles. — À l’École de Médecine tous exaltés. À l’École de Droit jeunes gens de bonne famille. Écrit, bien écrit. Mots de portiers, pour désigner les romans-feuilletons qui les amusent. Écriture. Une belle écriture mène à tout. — Indéchiffrable signe de science ; exemple les ordonnances des médecins. Éléphants. Se distinguent par leur mémoire, et adorent le soleil. Élections. … Émail. Le secret en est perdu. Embonpoint. Signe de richesse et de fainéantise. Émigrés. Gagnaient leur vie à donner des leçons de guitare et à faire la salade. Émir. Ne se dit qu’en parlant d’Abd-el-Kader. Encrier. Se donne en cadeau à un médecin. Encyclopédie. En rire de pitié comme étant un ouvrage rococo et même tonner contre… Engelure. Signe de santé ; vient de s’être chauffé quand on avait froid. Énigme. … Enfants. Affecter pour eux une tendresse lyrique quand il y a du monde. Enthousiasme. Ne peut être provoqué que par le retour des cendres de l’Empereur. Entr’acte. Toujours trop long. Envergure. Se disputer sur la prononciation du mot. Épacte, nombre d’or, lettre dominicale. Sur les calendriers on ne sait pas ce que c’est. Épargne Caisse d’. Occasion de vol pour les domestiques. Épée. Regretter le temps où on en portait. Éperons. Font bien à une paire de bottes. Épiciers. … Épicure. Le mépriser. Épuisement. Toujours prématuré. Époque la nôtre. Tonner contre elle. — Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. — L’appeler époque de transition, de décadence. Équitation. Bon exercice pour faire maigrir. Exemple tous les soldats de cavalerie sont maigres. — Pour engraisser. Exemple tous les officiers de cavalerie ont un gros ventre. Érection. Ne se dit qu’en parlant des monuments. Escrime. Les maîtres d’escrime savent des bottes secrètes. Escroc. Est toujours du grand monde. Esplanade. Ne se voit qu’aux Invalides. Estomac. Toutes les maladies viennent de l’estomac. Étagère. Indispensable chez une jolie femme. Éternuement. Après qu’on a dit Dieu vous bénisse, engager une discussion sur l’origine de cet usage. Étoile. Chacun a la sienne. Étrennes. S’indigner contre. Étalon. Pour les petites filles, cheval plus gros qu’un autre. Étymologie. Rien de plus facile à trouver avec le latin et un peu de réflexion. Enterrement. … Enceinte. Le faire entrer dans un discours officiel Messieurs, dans cette enceinte… — Fait bien dans un discours. Eunuque. Fulminer contre les castrats de la chapelle Sixtine. Été. Toujours exceptionnel. Étranger. Engouement pour tout ce qui vient de l’étranger, preuve de l’esprit libéral. — Dénigrement de tout ce qui n’est pas français, preuve de patriotisme. Étrusque. Tous les vases anciens sont étrusques. Exposition. Sujet de délire du XIXe siècle. Extirper. Ce verbe ne s’emploie que pour les hérésies et les cors aux pieds. Exécutions capitales. Se plaindre des femmes qui vont les voir. Enterrement. À propos du défunt Et dire que je dînais avec lui il y a huit jours ! Égoïsme. Se plaindre de celui des autres et ne pas s’apercevoir du sien. Exercice. Préserve de toutes les maladies toujours conseiller d’en faire. Érudition. La mépriser comme étant la marque d’un esprit étroit. F Foulard. Il est comme il faut » de se moucher dedans dans un foulard. Foule. À toujours de bons instincts. Fourrure. Signe de richesse. Français. Le premier peuple de l’Univers. Fresque. On n’en fait plus. Fromage. Citer l’aphorisme de Brillat-Savarin un dîner sans fromage est une belle à qui il manque un œil. » Franc-Maçonnerie. Encore une des causes de la Révolution ! — Les épreuves d’initiation sont terribles quelques-uns en sont morts ! — Cause de dispute dans les ménages. — Mal vue des ecclésiastiques. — Quel peut bien être son secret ? Frontispice. Les grands hommes font bien dessus. Fornarina. C’était une belle femme ; inutile d’en savoir plus long. Fortune. Quand on vous parle d’une grande fortune, ne pas manquer de dire. Oui, mais est-elle bien sûre ? » Fœtus. Toute pièce anatomique conservée dans l’esprit-de-vin. Fonds secrets. Sommes incalculables avec lesquelles les ministres achètent les consciences. — S’indigner contre. Fonctionnaire. Inspire le respect, quelque sic soit la fonction qu’il remplisse. Forçats. Ont toujours une figure patibulaire. — Tous très adroits de leurs mains. — Au bagne, il y a des hommes de génie. Fossiles. Preuve du déluge. — Plaisanterie de bon goût, en parlant d’un académicien. Fourmis. Bel exemple à citer devant un dissipateur. — Ont donné l’idée des caisses d’épargne. Fugue. On ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que c’est difficile et très ennuyeux. Fabrique. Voisinage dangereux. Facture. Toujours trop élevé. Faisceaux. À former, est le comble de la difficulté dans garde nationale. Fard. Abîme la peau. Faisan. Très chic dans un dîner. Faux râteliers. Troisième dentition. — Prendre garde de l’avaler en dormant. Faux monnayeurs. Travaillent toujours dans les souterrains. Faute. C’est pire qu’un crime, c’est une faute. » Talleyrand. Il ne vous reste plus de faute à commettre » Thiers. — Ces deux phrases doivent être articulées avec profondeur. Femme. … Féodalité. N’en avoir aucune idée précise, mais tonner contre. Feuilletons. Cause de démoralisation. — Se disputer sur le dénouement probable. — Écrire à l’auteur pour lui donner fournir des idées. Flamant. Oiseau ainsi nommé parce qu’il vient des Flandres. Feu. Purifie tout. — Quand on entend crier au feu ! » on doit commencer par perdre la tête. Fièvre. Preuve de la force du sang. — Est causée par les prunes. Figaro Le mariage de. Encore une des causes de la Révolution ! Filles. Les jeunes filles Éviter pour elles tout espèce de livres. — Articuler ce mot timidement. Femmes de chambre. Plus jolies que leurs maîtresses. — Connaissent tous leurs secrets et les trahissent. — Toujours déshonorées par le fils de la maison. Fermier. Tous à leur aise. Fondement. Toutes les nouvelles en manquent. Front. Large et chauve, signe de génie. Fricassée. Ne se fait bien qu’à la campagne. Fruste. Tout ce qui antique est fruste, et tout ce qui est fruste est antique. — À bien se rappeler quand on achète des curiosités. Friser, frisure. Ne convient pas à un homme. Fulminer. Joli verbe. Foudres du Vatican. En rire. Fusil. Toujours en avoir un à la campagne. Fusiller. Plus noble que guillotiner. — Joie de l’individu à qui on accorde cette faveur. Fusion des branches royales. L’espérer toujours ! Francs-tireurs. Plus terribles que l’ennemi. Froid. Plus sain que la chaleur. G Gagne-petit. Belle enseigne pour une boutique, comme inspirant la confiance. Galets. Il [faut] en rapporter de la mer. Galbe. Dire devant toute statue qu’on examine Ça ne manque pas de galbe. » Gamin. Toujours suivi de Paris ». — A invariablement beaucoup d’esprit. Gares de chemin de fer. S’extasier devant elles et les donner comme modèles d’architecture. Garnison de jeune homme. Id est culex pubensis. Gauchers. Terribles à l’escrime. — Plus adroits que ceux qui se servent de la main droite. Gendarmes. Rempart de la société. Génération spontanée. Idée de socialiste. Genovéfain. On ne sait pas ce que c’est. Gentilhomme. Il n’y [en] a plus. Génie Le. Inutile de l’admirer, c’est une névrose. Genre épistolaire. Genre de style exclusivement réservé aux femmes. Giaour. Expression farouche, d’une signification inconnue, mais on sait que ça a rapport à l’Orient. Giberne. Étui pour bâton de maréchal de France. Gibelotte. Toujours faite avec du chat. Gibier. N’est bon que faisandé. Girondins. Plus à plaindre qu’à blâmer. Glaces. Il est dangereux d’en prendre. Glèbe La. S’apitoyer sur la… Gloire. N’est qu’un peu de fumée. Gobelins Tapisseries des. Est une œuvre inouïe et qui demande cinquante ans à finir. — S’écrier devant c’est plus beau que la peinture ! — L’ouvrier ne sait pas ce qu’il fait. Gomme élastique. Est faite avec le scrotum de cheval. Gothique. Style d’architecture portant plus à la religion que les autres. Gras. Les personnes grasses n’ont pas besoin d’apprendre à nager. — Font le désespoir des bourreaux parce qu’elles offrent des difficultés d’exécution. Exemple la Dubarry. Grammaire. L’apprendre aux enfants dès le plus bas âge, comme étant une chose claire et facile. Grêlé. Les femmes grêlées sont toutes lascives. Grenier. On y est bien à vingt ans. Grog. Pas comme il faut. Guérilla. Fait plus de mal à l’ennemi que l’armée régulière. Grenouille. La femelle du crapaud. Grottes à stalactites. Il y a eu dedans une fête célèbre, bal ou souper, donné par un grand personnage. — On y voit comme des tuyaux d’orgue ». — On y a dit la messe pendant la Révolution. Gulf-Stream. Ville célèbre de Norvège, nouvellement découverte. Gymnastique. On ne saurait trop en faire. — Exténue les enfants. Gymnase Le. Succursale de la Comédie-Française. God Save the King. Chez Béranger se prononce God savé te King, et rime avec Sauvé Préservé. Groupe. Convient sur une cheminée et en politique. H Habit noir. En province, est le dernier terme de la cérémonie et du dérangement. Haleine. L’avoir forte » donne l’air distingué ». Hamac. Propre aux créoles. — Indispensable dans un jardin. — Se persuader qu’on y est mieux que dans un lit. Hameau. Substantif attendrissant. — Fait bien en poésie. Hannetons. Beau sujet d’opuscule. Leur destruction radicale est le rêve de tout préfet. Haquenée. Animal blanc du Moyen Âge dont la race est disparue. Haras La question des. Beau sujet de discussion parlementaire. Harengs. Fortune de la Hollande. Harpe. Produit des harmonies célestes. — Ne se joue, en gravure, que sur des ruines ou au bord d’un torrent. — Fait valoir le bras et la main. Heiduque. Le confondre avec Eunuque. Hélice. Avenir de la mécanique. Hébreu. Est hébreu tout ce qu’on ne comprend pas. Hémorroïdes. Vient de s’asseoir sur les poêles et sur les bancs de pierre. Henri III et Henri IV. À propos de ces rois, ne pas manquer de dire Tous les Henri ont été malheureux. » Hippocrate. On doit toujours le citer en latin, parce qu’il écrivait en grec. Hémicycle. Ne connaître que celui des Beaux-Arts. Hermaphrodite. Excite la curiosité malsaine. — Chercher à en voir. Hiatus. Ne pas le tolérer. Hiéroglyphes. Ancienne langue des Égyptiens, inventée par les prêtres pour cacher leurs secrets criminels. — Et dire qu’il y a des gens qui les comprennent ! — Après tout, c’est peut-être une blague ? Hiver. Toujours exceptionnel voy. Été. — Est plus sain que les autres saisons. Hobereaux de campagne. Avoir pour eux le plus souverain mépris. Horizons. Trouver beaux ceux de la nature, et sombres ceux de la politique. Hôtels. Ne sont bons qu’en Suisse. Huile d’olive. N’est jamais bonne. — Il faut avoir un ami de Marseille qui vous en fait venir un petit tonneau. Hydre de l’anarchie. Tâcher de la vaincre. Hydrothérapie. Enlève toutes les maladies et les procure. Hypothèque. Demander la réforme du régime hypothécaire », très chic. Hystérie. La confondre avec la nymphomanie. Hugo Victor. A eu bien tort vraiment de s’occuper de politique. Humeur. Se réjouir quand elle sort, et s’étonner que le corps humain puisse en contenir de si grandes quantités. Humidité. Cause de toute les maladies. Huîtres. On n’en mange plus ! elles sont trop chères ! Hernie. Tout le monde en a sans le savoir. Hospodar. Fait bien dans une phrase, à propos de la question d’Orient ». Homère. N’a jamais existé. — Célèbre par sa façon de rire un rire homérique. I Idéologue. Tous les journalistes le sont. Idéal. Tout à fait inutile. Idolâtres. Sont cannibales. Illusions. Affecter d’en avoir beaucoup, se plaindre de ce qu’on les a perdues. Immoralité. Ce mot bien prononcé rehausse celui qui l’emploie. Ilotes. Exemple à donner à son fils, mais on ne sait où les trouver. Images. Il y en a toujours trop dans la poésie. Imbécilles sic. Ceux qui ne pensent pas comme vous. Imbroglio. Le fond de toutes les pièces de théâtre. Impératrices. Toutes belles. Imperméable Un. Très avantageux comme vêtement. — Meurtrier dangereux nuisible, à cause de la transpiration empêchée. Impérialistes. Tous gens honnêtes, paisibles, polis, distingués. Impie. Tonner contre. Importation. Ver rongeur du commerce. Imprimerie. Découverte merveilleuse. — A fait plus de mal que de bien. Inauguration. Sujet de joie. Imagination. Toujours vive. — S’en défier. — Et la dénigrer chez les autres. Incendie. Un spectacle à voir. Incognito. Costumes des princes en voyage. Indolence. Résultat des pays chauds. Industrie. Voy. Commerce. Infanticide. Ne se commet que dans le peuple. Infinitésimal. On ne sait pas ce que c’est, mais a rapport à l’homéopathie. Ingénieur. La première carrière pour un jeune homme. — Connaît toutes les sciences. Innées idées. Les blaguer. Innocence. L’impossibilité la prouve. Innovation. Toujours dangereuse. Inscription. Toujours cunéiforme. Inquisition. On a bien exagéré ses crimes. Institut L’. Les membres de l’Institut sont tous des vieillards, et portent des abat-jour en taffetas vert. Institutrices. Sont toujours d’une excellente famille qui a éprouvé des malheurs. — Dangereuses dans les maisons corrompent le mari. Inhumation. Trop souvent précipitée raconter des histoires de cadavres qui s’étaient dévoré le bras pour apaiser leur faim. Intégrité. Appartient surtout à la magistrature. Intrigue. Mène à tout. Introduction. Mot obscène. Italie. Doit se voir immédiatement après le mariage. — Donne bien des déceptions, n’est pas si belle qu’on dit. Inspiration poétique. Choses qui la provoquent la vue de la mer, l’amour, la femme, etc. Illisible. Une ordonnance de médecin doit l’être ; toute signature, id. Instruction. Laisser croire qu’on en a reçu beaucoup. — Le peuple n’en a pas besoin pour gagner sa vie. Inventeurs. Meurent tous à l’hôpital. — Un autre profite de leur découverte, ce n’est pas juste. Ivoire. Ne s’emploie qu’en parlant des dents. Italiens. Tous musiciens, traîtres. Inondés. Toujours de la Loire. J Jalousie. Passion terrible. Jambahe Droit de. Ne pas y croire. Jansénisme. On ne sait pas ce que c’est, mais il est très chic d’en parler. Jardin anglais. Plus naturels que les jardins à la française. Javelot. Vaut bien un fusil, quand on sait s’en servir. Jockey. Déplorer la race des. Jouets. Devraient toujours être scientifiques. Jouissance. Mot obscène. Journaux. Ne pouvoir s’en passer. — Mais tonner contre. Jambon. Toujours de Mayence. — S’en méfier, à cause des trichines. Jeune homme. Toujours farceur. — Il doit l’être. — S’étonner quand il ne l’est pas. Jésuites. Ont la main dans toutes les révolutions. — On ne se doute pas du nombre qu’il y en a. — Ne point parler de la bataille des Jésuites ». Jeu. S’indigner contre cette fatale passion. Jarnac Coup de. S’indigner contre ce coup, qui, du reste, était fort loyal. Jujube. On ne sait pas avec quoi c’est fait. Justice. Ne jamais s’en inquiéter. Jockey-Club. Ses membres sont tous des jeunes gens farceurs et très riches. Dire simplement le Jockey », très chic, donne à croire qu’on en fait partie. K Keepsake. Doit se trouver sur la table d’un salon. Kiosque. Lieu de délices dans un jardin. Knout. Mot qui vexe les Russes. Koran. Livre de Mahomet, où il n’est question que de femmes. L Laboratoire. On doit en avoir un à la campagne. Laboureurs. Que serions-nous sans eux ? Lac. Avoir une femme près de soi, quand on se promène dessus. Laconisme. Langue qu’on ne parle plus. Lacustre Les villes. Nier leur existence, parce qu’on ne peut pas vivre sous l’eau. Lagune. Ville de l’Adriatique. Lancelle. En avoir toujours une dans sa poche, mais craindre de s’en servir. Lait. Dissout les huîtres. — Attire les serpents. — Blanchit la peau ; des femmes, à Paris, prennent un bain de lait tous les matins. Langouste. Femelle du homard. Langues vivantes. Les malheurs de la France viennent de ce qu’on n’en sait pas assez. Latin. Langue naturelle à l’homme. — Gâte l’écriture. — Est seulement utile pour lire les inscriptions des fontaines publiques. — Se méfier des citations en latin elles cachent toujours quelque chose de leste. Lion. Est généreux. — Joue toujours avec une boule. Léthargies. On en a vu qui duraient des années. Libelle. On n’en fait plus. Liberté. Ô liberté ! que de crimes on commet en ton nom ! — Nous avons toutes celles qui sont nécessaires. Libertinage. Ne se voit que dans les grandes villes. Libre échange. Cause des tous les maux, des souffrances du commerce. Lièvre. Dort les yeux ouverts. Littré. Ricaner quand on entend son nom Ce monsieur qui dit que nous descendons des singes ! ». Ligueurs. Précurseurs du libéralisme en France. Lilas. Fait plaisir parce qu’il annonce l’été. Littérature. Occupation des oisifs. Linge. On n’en montre jamais trop assez. Lord. Anglais riche. Lorgnon. Insolent et distingué. Lune. Inspire la mélancolie. — Est peut-être habitée ? Luxe. Perd les États. Lynx. Animal célèbre par son œil. Livre. Quel qu’il soit, toujours trop long. M Macadam. A supprimé les révolutions plus moyen de faire des barricades. — Est néanmoins bien incommode. Machiavélisme. Mot qu’on ne doit prononcer qu’en frémissant. Machiavel. Ne pas l’avoir lu, mais le regarder comme un scélérat. Malthus. L’infâme Malthus ». Magie. S’en moquer. Maire de village. Toujours ridicule. Magnétisme. Joli sujet de conversation, et qui sert à faire des femmes ». Magistrature. Belle carrière pour un jeune homme voy. Ingénieur. Major. Ne se trouve plus que dans les tables d’hôte. Malade. Pour remonter le moral d’un malade, rire de son affection et nier ses souffrances. Mal de mer. Pour ne pas l’éprouver, il suffit de penser à autre chose. Maladie de nerfs. Toujours des grimaces. Malédiction. Toujours donné par un père. Mamelucks. Ancien peuple de l’Orient Égypte. Mandoline. Indispensable pour séduire les Espagnoles. Martyrs. Tous les premiers chrétiens l’ont été. Masque. Donne de l’esprit. Matelas. Plus il est dur, plus il est hygiénique. Matinal. L’être, preuve de moralité. — Si l’on se couche à 4 heures du matin et qu’on se lève à 8, on est paresseux, mais si l’on se met au lit à 9 heures du soir, pour en sortit le lendemain à 5, on est actif. Mazarinades. Les mépriser. Inutile d’en connaître une seule. Mécanique. Partie inférieure des mathématiques. Médaille. On n’en faisait que dans l’antiquité. Médecine. S’en moquer quand on se porte bien. Mélancolie. Signe de distinction du cœur et d’élévation de l’esprit. Mélodrames. Moins immoraux que les drames. Mémoire. Se plaindre de la science, et même se vanter de n’en pas avoir. — Mais rugir si on vous dit que vous n’avez pas de jugement. Ménage. En parler toujours avec respect. Mendicité. Devrait être interdite et ne l’est jamais. Melon. Joli sujet de conversation à table. Est-ce un légume ? est-ce un fruit ? — Les Anglais les mangent au dessert, ce qui étonne. Mer. N’a pas de fond. — Image de l’infini. — Donne de grandes pensées. Message. Plus noble que lettre. Métamorphose. Rire du temps où on y croyait. — Ovide en est l’inventeur. Métallurgie. Très chic. Métaphores. Il y en a toujours trop dans le style. Métaphysique. En rire donne l’air c’est une preuve d’esprit supérieur. Méthode. Ne sert à rien. Mercure. Tue la maladie et le malade. Ministre. Dernier terme de la gloire humaine. Missionnaires. Sont tous mangés ou crucifiés. Mobilier. Tout craindre pour son —. Mosaïques. Le secret en est perdu. Monstres. On n’en voit plus. Mouchards. Tous de la police. Moutarde. Ruine l’estomac. Moulin. Fait bien dans un paysage. Montre. N’est bonne que si elle vient de Genève. — Dans les féeries, quand un personnage tire la sienne, ce doit être un oignon cette plaisanterie est infaillible. Moustique. Plus dangereux que n’importe quelle bête féroce. Mythe. … Musique. Fait penser à un tas de choses. — Adoucit les mœurs. Ex. la Marseillaise. Musicien. Le propre du véritable musicien, c’est de ne composer aucune musique, de ne jouer d’aucun instrument, et de mépriser les virtuoses. Musée. De Versailles retrace les hauts faits de la gloire nationale. — Belle idée du roi Louis-Philippe. — Du Louvre à éviter pour les jeunes filles. — Dupuytren très utile à montrer aux jeunes gens. Minuit. Limite du bonheur et des plaisirs honnêtes ; tout ce qu’on fait au-delà est immoral. Marseillais. Tous gens d’esprit. Mathématiques. Dessèchent le cœur. Méridionaux Les. Tous poètes. Midi Cuisine du. Toujours à l’ail. Tonner contre. N Navire. On ne les construit bien qu’à Bayonne. Nectar. Le confondre avec l’ambroisie. Nègres. S’étonner que leur salive soit blanche, et de ce qu’ils parlent français. Négresses. Plus chaudes que les blanches voy. Brunes et Blondes. Néologisme. La peste de la langue française. Noblesse. La mépriser et l’envier. Nœud gordien. A rapport à l’antiquité. Nerveux. Se dit à chaque fois qu’on ne comprend rien à une maladie ; cette explication satisfait l’auditeur. Numismatique. A rapport aux hautes sciences, inspire un immense respect. Normands. Croire qu’ils prononcent des hâvresâcs, et les blaguer sur le bonnet de coton. Notaires. Maintenant ne pas s’y fier. Nation. Réunir ici tous les peuples ?. O Oasis. Auberge dans le désert. Obus. Servent à faire des pendules et des encriers. Octroi. On doit le frauder. Odalisque. voy. Bayadère. Odéon. Plaisanteries sur son éloignement. Odeur des pieds. Signe de santé. Oméga. Deuxième lettre de l’alphabet grec, puisqu’on dit toujours l’alpha et l’oméga. Opéra Coulisses de l’. Est le paradis de Mahomet sur la terre. Optimiste. Équivalent d’imbécille sic. Oraison. Tout discours de Bossuet. Orchestre. Image de la société ; chacun fait sa partie, et il y a un chef. Ordre L’. Que de crime on commet en ton nom ! Oreiller. Ne jamais s’en servir, ça rend bossu. Orgue. Élève l’âme vers Dieu. Orientaliste. Homme qui a beaucoup voyagé. Original. Rire de tout ce qui est original, le haïr, le bafouer, et l’exterminer si l’on peut. Orthographe. Y croire comme aux mathématiques à la géométrie. Ouvrier. Toujours honnête, quand il ne fait pas d’émeutes. Omnibus. On n’y trouve jamais de place. — Ont été inventés par Louis XIV. — Moi, Monsieur, j’ai connu les tricycles qui n’avaient que trois roues ! » Offenbach. Dès qu’on entend son nom, il faut fermer deux doigts de la main droite pour se préserver du mauvais œil. Très parisien, bien porté. Orchite. Maladie de Monsieur. Ours. S’appelle généralement Martin. — Citer l’anecdote de l’invalide qui, voyant une montre tombée dans sa fosse, y est descendu, et a été dévoré. Œuf. Point de départ pour une dissertation philosophique sur la genèse des êtres. Oiseau. Désirer en être un, et dire en soupirant Des ailes ! Des ailes ! », marque une âme poétique. P Pain. On ne sait pas toutes les saletés qu’il y a dans le pain. Palladium. Forteresse de l’Antiquité Palmyre. Une reine d’Égypte ? des ruines ? on ne sait pas. Palmier. Donne de la couleur locale. Parents. Toujours désagréables. — Cacher ceux qui ne sont pas riches. Pauvres. S’en occuper tient lieu de toutes les vertus. Paysages de peintres. Toujours des plats d’épinards. Pédérastie. Maladie dont tous les hommes sont affectés à un certain âge. Pédantisme. Doit être bafoué, si ce n’est quand il s’applique à des choses légères. Pérou. Pays où tout est en or. Peur. Donne des ailes. Phaéton. Inventeur des voitures de ce nom. Phénix. Beau nom pour une compagnie d’assurances contre l’incendie. Philosophie. On doit toujours en ricaner. Penser. Pénible ; les choses qui nous y forcent sont généralement délaissées. Piano. Indispensable dans un salon. Pipe. Pas comme il faut, sauf aux bains de mer. Pitié. Toujours s’en garder. Place. Toujours en demander une. Poésie La. Est tout à fait inutile passée de mode. Poète. Synonyme noble de nigaud rêveur. Police. A toujours tort. Ponsard. Seul poète qui ait eu du bon sens. Popilius. Inventeur d’une espèce de cercle. Pourpre. Mot plus noble que rouge. — Citer l’anecdote du chien qui découvrit la pourpre en mordant un coquillage. Pradon. Ne pas lui pardonner d’avoir été l’émule de Racine. Pratique. Supérieure à la théorie. Prise de tabac. Convient à l’homme de cabinet. Portefeuille. En avoir un sous le bras donne l’air d’un ministre. Paraphe. Plus il est compliqué, plus il est beau. Paradoxe. Se dit toujours sur le boulevard des Italiens, entre deux bouffées de cigarette. Paganini. N’accordait jamais son violon. — Célèbre par la longueur de ses doigts. Priapisme. Culte de l’antiquité. Principes. Toujours indiscutables ; on ne peut en dire ni la nature, ni le nombre, n’importe, sont sacrés. Progrès. Toujours mal entendu et trop hâtif. Prose. Plus facile à faire que les vers. Pudeur. Le plus bel ornement de la femme. Pucelle. Ne s’emploie que pour Jeanne d’Arc, et avec d’Orléans ». Pyramide. Ouvrage inutile. Philippe d’Orléans-Égalité. Tonner contre. — Encore une des causes de la Révolution. — A commis tous les crimes de cette époque néfaste. Peinture sur verre. Le secret en est perdu. Portrait. Le difficile est de rendre le sourire. Peigne ? polonaise. Si on coupe les cheveux, ils saignent ?. Prêtres. Couchent avec leurs bonnes et ont des enfants qu’ils appellent leurs neveux. — C’est égal, il y en a de bons, tout de même ! Punch. Convient à une soirée de garçons. — Source de délire. — Éteindre les lumières quand on l’allume. — Et ça produit des flammes fantastiques ! Q Quadrature du cercle. On ne sait pas ce que c’est, mais il faut lever les épaules quand on en parle. R Reconnaissance. N’a pas besoin d’être exprimée. Rince-bouche. Signe de richesse dans une maison. Rime. Ne s’accorde jamais avec la raison. Robe. Inspire le respect. Richesse. Tient lieu de tout, et même de considération. Racine. Polisson ! Romans. Pervertissent les masses. — Sont moins immoraux en feuilletons qu’en volumes. — Seuls les romans historiques peuvent être tolérés parce qu’ils enseignent l’histoire. — Il y a des romans écrits avec la pointe d’un scalpel, d’autres qui reposent sur la pointe d’une aiguille. Romances. Le chanteur de — plaît aux dames. Ronsard. Ridicule avec ses mots grecs et latins. Rousseau. Croire que Rousseau et Rousseau sont les deux frères, comme l’étaient les deux Corneille. Ruines. Font rêver et donnent de la poésie à un paysage. Républicains. Les républicains ne sont pas tous des voleurs, mais les voleurs sont tous républicains. Religion La. Fait partie des bases de la société. — Est nécessaire pour le peuple, cependant pas trop n’en faut. — La religion de nos pères » doit se dire avec onction. Radicalisme. D’autant plus dangereux qu’il est latent. Rousse. Voy. Blondes, Brunes et Négresses. Rate. Autrefois, on l’enlevait au coureur. S Stuart Marie. S’apitoyer sur son sort. Salon Faire le. Début littéraire qui pose très bien son homme. Saphique et Adonique Vers. Produit un excellent effet dans un article de littérature. Sabots. Un homme riche qui a eu des commencements difficiles est toujours venu à Paris en sabots. Santé. Trop de —, cause de maladie. Société. Ses ennemis. — Ce qui cause sa perte. Satrape. Homme riche et débauché. Soupers de la Régence. On y dépensait encore plus d’esprit que de champagne. Saturnales. Fêtes du Directoires. Scudéry. On doit le blaguer, sans savoir si c’était un homme ou une femme. Serpent. Tous venimeux. Site. Endroits pour faire des vers. Séville. Célèbre par son barbier voy. Naples. Service. C’est rendre service aux enfants, que de les calotter ; aux animaux, que de les battre ; aux domestiques, que de les chasser ; aux malfaiteurs, que de les punir. Saigner. Se faire saigner au printemps. Sainte-Beuve. Le Vendredi Saint, dînait exclusivement de charcuterie. Sainte-Hélène. Île connue par son rocher. Sabre. Les Français veulent être gouvernés par un sabre. Savants. Les blaguer. — Pour être savant il ne faut pas que de la mémoire et du travail. Sénèque. Écrivait sur un pupitre d’or. Somnanbule. Se promène la nuit sur la crête des toits. Saint-Barthélemy. Vieille blague. Soupir. Doit s’exhaler près d’une femme. Spiritualisme. Le meilleur système de philosophie. Stoïcisme. Est impossible. Suffrage universel. Dernier terme de la science politique. Suicide. Preuve de lâcheté. Sybarites. Tonner contre. Syphilis. Plus ou moins, tout le monde en est affecté. T Tabac. Cause de toutes les maladies du cerveau et de la moelle épinière. Toilette des dames. Trouble l’imagination. Transpiration des pieds. Signe de santé. Talleyrand Le prince de. S’indigner contre. Tolérance Une maison de. N’est pas celle où l’on a des opinions tolérantes. Temps. Éternel sujet de conversation. — Toujours s’en plaindre. Thème. Au collège, prouve l’application, comme la version prouve l’intelligence. — Mais, dans le monde, il faut rire des forts en thème. Tour. Indispensable à avoir dans son grenier, à la campagne, les jours de pluie. Touriste. … U Ukase. Appeler ukase tout décret autoritaire, ça vexe le gouvernement. Université. Alma mater. » V Vins. Sujet de conversation entre hommes. — Le meilleur est le bordeaux, puisque les médecins l’ordonnent. — Plus il est mauvais, plus il est naturel. Vaccine. Ne fréquenter que des personnes vaccinées. Valse. S’indigner contre. Visir. Tremble à la vue d’un cordon. Vente. Vendre et acheter, but de la vie. Voltaire. Célèbre par son rictus » épouvantable. — Science superficielle. Vieillard. À propos d’une inondation, d’un orage, etc., les vieillards du pays ne se rappellent jamais en avoir vu un semblable. Veillée. Celles de la campagne sont morales. Voisins. Tâcher de se faire rendre par eux des services sans qu’il en coûte rien. Velours. Sur les habits, distinction et richesse. Voyage. Doit être fait rapidement. Voitures. Plus commode d’en louer que d’en posséder de cette manière, on n’a pas le tracas des domestiques, ni des chevaux qui sont toujours malades. W Wagner. Ricaner quand on entend son nom, et faire des plaisanteries sur la musique de l’avenir. Y Yvetot. Voir Yvetot et mourir. CATALOGUE DES IDÉES un fragment de papier détaché, figure la citation suivante Idées chic. Il est de la dernière évidence, que les compagnies savantes de l’Europe ne sont que des écoles publiques de mensonges, et très rarement il y a plus ? d’erreurs dans l’Académie des sciences que dans tout un peuple de Hurons. » Rousseau. Émile, liv. III. Sur une feuille grand format, la dernière de ce manuscrit Défense de l’esclavage. Défense de la Saint-Barthélemy. Se moquer des forts en thème. Se moquer des savants. Se moquer des études classiques. Dire à propos d’un grand homme Il est bien surfait ! » Tous les grands hommes [sont surfaits]. Et d’ailleurs il n’y a pas de grands hommes. Admiration de M. de Maistre. Admiration de Veuillot. Admiration de Steindhal sic. Admiration de Proudhon. Science superficielle de Voltaire. Raphaël, aucun talent. Mirabeau, aucun talent ; mais son père qu’on n’a pas lu, oh ! Molière, tapissier de lettres. Charron, bien supérieur à Montaigne. A. Musset, bien supérieur à Hugo. Homère, n’a jamais existé. Shakespeare, n’a jamais existé, c’est Bacon qui est l’auteur de ses pièces. Nous donnons quelques exemples des énormités relevées chez les grands maîtres. Ce sont ces pensées que Flaubert devait faire copier par ses deux bonshommes, qui, furieux de n’avoir pas trouvé dans la science la certitude qu’ils cherchaient, se vengeaient en notant les stupidités qui, pour le commun des hommes, tiennent lieu de science en société. Morale Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs. Descartes. Discours sur la Méthode, part. 6. L’étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terribles. Dupanloup. Éducation intellectuelle, p. 417. L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que l’on appelle des vaisseaux. Fénelon. Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance. La Harpe. Introduction et Cours littéraire. Style ecclésiastique Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du monde, la femme, c’est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante ; il court sur la voie du progrès et s’avance vers les doctrines éternelles. Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses catastrophes. Mgr Mermillod. De la vie surnaturelle dans les âmes. Périphrases. — Imbéciles Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vécût avec un homme avant le mariage. Ponsard. Traduction d’Homère. ↑ Notre nomenclature n’est pas à la lettre celle que Maupassant a donnée dans Bouvard et Pécuchet, édition Quantin. Il se peut, ces documents ayant été transportés de Croisset à Antibes, que dans le cours du déménagement des mélanges se soient faits dans cette énorme paperasserie. Nous ne pouvons ici nous étendre davantage et donner de plus nombreuses citations.
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Les glaces, sorbets et crèmes glacées sont exceptionnellement responsables d'intoxication alimentaire, mais restent malgré tout des produits sensibles. Le maintien à – 18 °C permet de stopper le développement microbien, mais des contaminations peuvent survenir lors du transport, des manipulations ou du service. Petit tour d'horizon des précautions à prendre avec ces stars de l'été. © GettyImagesLes sorbets, essentiellement constitués de sucre, de fruits et d'eau, sont peu propices au développement bactérien. Les crèmes glacées par contre, fabriquées, entre autres, à partir de lait ou de crème et parfois d'oeufs, sont des cibles privilégiées.► Question d’ingrédients Les sorbets, essentiellement constitués de sucre, de fruits et d’eau, sont peu propices au développement bactérien. Les crèmes glacées par contre, fabriquées, entre autres, à partir de lait ou de crème et parfois d’œufs, sont des cibles privilégiées. Sachant que le froid ne détruit pas les bactéries, il est impératif de respecter toutes les bonnes pratiques d’hygiène lors de la fabrication puis tout au long du parcours, jusqu’à la dégustation. ► Les différents dangers Lors de la fabrication de la glace, l’utilisation de matières premières pasteurisées lait, crème, ovoproduits, voire stérilisées, permet de limiter la probabilité de présence de germes dans le mélange. Des glaces au lait cru présenteraient un risque de présence de listeria, germe dangereux pour les femmes enceintes et les personnes fragiles. L’utilisation d’œufs frais signifierait un risque de présence de salmonelles dans le produit fini. Lors du mélange, il pourrait y avoir une contamination, par le biais de matériel mal désinfecté par exemple, ou d’une erreur d’hygiène de la part du personnel absence de lavage des mains, tenue sale, absence de coiffe, toux ou éternument au-dessus des préparations…. Le germe en cause serait alors plutôt le staphylocoque doré, entraînant rapidement des diarrhées et vomissements chez le consommateur. C’est pour éviter cela que le mélange des ingrédients est à nouveau pasteurisé, soit à 65 °C pendant 30 minutes, ce qui correspond à une pasteurisation basse, ou à 82-83 °C à cœur pasteurisation haute. Le produit est ensuite refroidi rapidement puis maturé, à 6 °C pendant 24 heures, ou 4°C pendant 48 heures, ou 2°C pendant 72 heures, selon le produit que l’on veut obtenir. Après le glaçage et le foisonnement, la glace est ensuite conditionnée et maintenue à une température inférieure ou égale à -18°C. À ce stade, le risque d’intoxication est très minime. ► Le transport et le service Lors du transport, le maintien des produits à une température inférieure ou égale à – 18 °C est indispensable pour éviter la multiplication des germes qui, malgré toutes les précautions prises, auraient pu résister à la pasteurisation. Si vous achetez vos glaces en cash and carry, voire en grande surface, prévoyez des caissons isothermes ou des glacières et contrôlez la température lors de l’arrivée dans votre établissement. Il est souvent plus judicieux de se faire livrer les produits surgelés. Lors du contrôle à réception, vérifiez la température bien sûr mais également l’absence de givre sur les bacs de glace, témoin de variations de température. Lors du service, veillez à limiter le temps d’exposition de la glace à température ambiante. Les bactéries profiteront à chaque fois de cette sortie du congélateur pour se multiplier. Il est formellement interdit de recongeler un bac de glace qui serait déjà en partie fondu. Pour faciliter le service, l’arrêté ministériel du 21 décembre 2009 autorise de déroger à la température de – 18 °C, si la consommation est immédiate et dans la mesure où l’approvisionnement s’effectue en quantités adaptées aux besoins du service. Une pratique assez courante est de prévoir un bol d’eau chaude avec une cuillère près des bacs de glace. Dans l’eau tiède, les bactéries présentes dans l’air ambiant se développent facilement, surtout si on leur en laisse le temps. À la fin du service, les glaces servies peuvent donc être contaminées. Si vous n’avez pas d’autre solution, changez de récipient très régulièrement, toutes les 15 minutes par exemple. Pensez également aux personnes allergiques. Un microgramme d’œuf ou de noisette peut déclencher une vive réaction chez un enfant allergique à ces aliments. La cuillère à glace qui sert pour différents parfums est donc à éviter. Pour plus de sécurité et de simplicité, les bacs contenant les allergènes majeurs peuvent être séparés de ceux qui n’en contiennent pas. Le fait de limiter le choix des parfums diminue également les risques. Si vous désirez fabriquer vos glaces maison, élaborez un protocole précisant le mode de réalisation, avec les ingrédients utilisés et les points à risque. Il peut être intéressant de le valider par un laboratoire, par le biais d’une analyse microbiologique. Si et seulement si ! toutes les bonnes pratiques d’hygiène sont bien respectées et que la chaîne du froid est bien maintenue de la fabrication jusqu’à la remise au client, les glaces et crème glacées peuvent être consommées en toute sécurité. Dans tous les cas, n’oubliez pas la traçabilité des produits. glace sorbet cremeglacee
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29,8 mmgéotechniquegéotechniqueCes risques que l’on dit Ces risques naturels que l’on dit Phénomènes naturels, météorites, volcans, séismes, tsunamis, tempêtes, crues, Pierre MARTIN, mouvements de terrains… sont autant de risques dits naturels, infl uencés toutefois ingénieur ENS par nos aménagements et nos ouvrages, nos décisions et nos comportements nuisibles Géologie, docteur à l’environnement. ès sciences, a créé le Bureau d’Études L’objet de ce livre est de montrer que les actions et les moyens rationnels dont nous Géotechniques et disposons pour prévenir les eff ets de ces phénomènes nat...29,8 mmgéotechniquegéotechniqueCes risques que l’on dit Ces risques naturels que l’on dit Phénomènes naturels, météorites, volcans, séismes, tsunamis, tempêtes, crues, Pierre MARTIN, mouvements de terrains… sont autant de risques dits naturels, infl uencés toutefois ingénieur ENS par nos aménagements et nos ouvrages, nos décisions et nos comportements nuisibles Géologie, docteur à l’environnement. ès sciences, a créé le Bureau d’Études L’objet de ce livre est de montrer que les actions et les moyens rationnels dont nous Géotechniques et disposons pour prévenir les eff ets de ces phénomènes naturels sont nombreux, l’a dirigé durant variés et effi caces. Chaque risque est donc présenté ici sous ses aspects scientifi que plus de quarante et humain les moyens de l’étudier, de le prévenir, de s’en protéger et si possible de le ans ; il consacre prévoir sont analysés. encore aujourd’hui naturels une partie de son Ce guide, véritable référence en la matière, s’adresse à toute personne intéressée temps au conseil et à par ces phénomènes, aux spécialistes de l’environnement, de l’aménagement, aux l’expertise judiciaire. professionnels de la construction, aux juristes, aux administrateurs, aux collectivités territoriales… Il répond de manière efficace à la question que vous vous posez sûrement que risque-t-on en France ? Sommaire Chapitre 1 Des risques de toutes natures Histoires édifi antes - Le système terrestre - Les chutes de météorites - Les éruptions volcaniques - Séismes et autres vibrations du sol - Tsunamis et seiches de lacs - Les phénomènes atmosphériques - Les crues - Les mouvements gravitaires de terrain - Sur le littoral - Les eaux souterraines - L’activité humaine Chapitre 2 Que risque-t-on en France ? La France des risques naturels » - Les caprices de l’atmosphère - Crues et inondations - Mouvements de terrains, activité humaine- De Dunkerque à… Menton - Les séismes - Volcans et météorites - Lois et règlements Chapitre 3 La nature des risques Le risque naturel » - Caractériser le risque - Le bassin de risque - Juguler le risquePierreMartinChapitre 4 Pour aller plus loin Des mots pour se comprendre - L’espace - Le temps - Du hasard au chaos - La modélisation – L’étude géotechnique d’aléa 35 € 1 28/11/06 165718 Code éditeur G11917 • ISBN 10 2-212-11917-8 ISBN 13 978-2-212-11917-6 -HSMCLC=VV^V\[ Pierre Martin Ces risques que l’on dit naturels, Ces risques que l'on dit naturels, DU MÊME AUTEUR Géomécanique appliquée au BTP, G11774, 2e édition, 2005. DANS LA MÊME COLLECTION COLLECTIF EYROLLES. – Règles de construction parasismique, G11595, 2005. G. KARSENTY. – La fabrication du bâtiment, Tome 1 - Le gros œuvre, G01896, 1997. G. KARSENTY. – La fabrication du bâtiment, Tome 2 - Le second œuvre, G01897, 2000., Pierre Martin Ces risques que l'on dit naturels, ÉDITIONS EYROLLES 61, bd Saint-Germain 75240 Paris Cedex 05 Le code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992 interdit en effet expressément la photocopie à usage collectif sans autorisation des ayants droit. Or, cette pratique s’est généralisée notamment dans les établissement d’enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de l’Éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris. © Éditions Eyrolles, 2007, ISBN 2-212-11917-8 • ISBN 13 978-2-212-11917-6, TABLE DES MATIÈRES Avant-propos 5 Chapitre 1 Des risques de toutes natures 13 - Histoires édifiantes 13 - Une calamité durable ... 13 - Métaphysique d’une catastrophe... 16 - Les tribulations d’un prévisionniste en Chine... 18 - Une prédiction politique » ... 20 - La tendance se renverse ... 24 - Une querelle d’experts amplifiée par les média ... 28 - Une épouvantable aberration politico-administrative ... 30 - Une implantation imprudente »... 36 - Des documents administratifs imprévoyants », des élus responsables... 40 - Vous avez dit catastrophe naturelle » ?... 42 - La mémoire des catastrophes ... 45 – Les limites des modèles de prévision ... 47 - Les infortunes du parasismique... 49 - Le pire des cataclysmes naturels historiques n’a pas été une catastrophe... 52 – Des catastrophes prévues, pas prévenues ... 54 - Adaptation d’un site ingrat... 56 - Efficacité de l’entretien... 62 - Le système terrestre 66 - Organisation et comportement ... 67 - Les cycles naturels ... 70, - Les phénomènes naturels ... 75 - Les phénomènes naturels dangereux »... 77 - L’activité humaine ... 80 - Le paradoxe du risque naturel »... 81 - Les chutes de météorites 82 - Le phénomène... 82 - Le risque ... 90 - Actions... 92 - Les éruptions volcaniques 93 - Géographie... 94 - Le phénomène... 95 - Étude... 108 - Le risque ... 112 – Séismes et autres vibrations du sol 117 - Les vibrations du sol ... 117 - La sismique... 122 - Les vibrations artificielles... 124 - Les séismes ... 131 - Le risque sismique ... 146 - Les actions parasismiques... 148 - Le génie parasismique ... 156 – Tsunamis, seiches de lacs 164 - Les phénomènes atmosphériques 169 - L’atmosphère ... 169 - Le climat ... 170 - Le temps... 178 - La météorologie ... 187 - Les prévisions météorologiques... 188 - La pollution atmosphérique ... 189 - Les crues 191 - Le phénomène... 193 - Étude des crues ... 195 - Causes des crues ... 199 - Effets des crues ... 201 - Parades... 202, - Le risque ... 204 - Actions... 206 - Les mouvements de terrain 209 - Mouvements de pente ... 218 - Mouvements verticaux... 233 - Dommages et accidents de chantiers et aux ouvrages... 239 - Sur le littoral 247 – Variations du niveau de la mer... 247 – Les phénomènes littoraux... 249 – Phénomènes affectant les fonds marins... 253 – Les eaux souterraines 254 - Un peu d’hydrogéologie ... 254 – Perturbations des nappes ... 257 - Pollution des eaux souterraines... 261 - L’activité humaine 262 - Pollution et déchets ... 263 - Effets pervers des aménagements ... 268 - Comportements aberrants ... 270 - N’importe qui, n’importe quoi, n’importe comment, n’importe où ... 270 - L’intérêt général... 270 Chapitre 2 Que risque-t-on en France 271 - La France des risques naturels » 271 – Les caprices de l’atmosphère 277 - Tendances du temps... 277 - Les perturbations dangereuses ... 280 - La prévision météorologique ... 281 - Actions... 283 - Crues et inondations 284 - Inondations ... 285 – Crues torrentielles ... 294 - Crues éclairs en milieu urbain... 298 – Mouvements de terrain, activité humaine 300 – Mouvements de pentes ... 302, - Effondrements... 308 - Terrassements ... 312 - Les ouvrages ... 315 - Pollution et déchets... 318 - De Dunkerque à… Menton 322 - Eustatisme et tempêtes littorales ... 323 - Tsunamis... 3331 - Les séismes 332 - Où ?... 332 - Comment ?... 335 - Quand ?... 336 - Que faire ?... 337 - Zonage sismique de la France... 339 - Séismes artificiels ... 340 - Volcans et météorites 341 - Instrumentation et surveillance ... 341 - Le piton de la Fournaise... 342 - Les Antilles ... 344 - La chaîne des Puys... 345 - Les météorites ... 346 - Lois et RÈGLEMENTS 347 - Élaboration et évolution... 347 - Complexité et complications... 349 - Informer ... 354 - Secourir... 354 - Sanctionner ... 354 - Indemniser ... 356 - La simplicité de la réglementation française est admirée du monde entier ! ... 359 - Utopie administrative... 360 Chapitre 3 La nature des risques 367 - Le risque naturel » 365 - Phénomènes dangereux risques humains ... 367, - Étude des phénomènes naturels dangereux ... 367 - Dommages, accidents, catastrophes... 369 - Évaluer le risque ... 374 - Assurer la sécurité... 375 - Le risque économique... 376 - Caractériser le risque 378 - Spécification du risque... 378 - Estimation du danger ... 379 - Définition des actions ... 382 - Étude du risque naturel » ... 383 - Le bassin de risque 387 - Le bassin de risque naturel»... 387 - Modélisation du site... 390 - Juguler le risque 394 - Que sait-on faire ?... 395 - Les actions de prudence ... 395 Chapitre 4 Pour aller plus loin 407 - Des mots pour se comprendre 407 - Plusieurs sens... 407 - Synonymes... 408 - Impropriétés ... 410 - Contresens... 410 - Néologisme ... 411 - L’espace 412 - L’espace physique... 412 - L’espace du risque naturel » ... 412 - Le temps 415 - Le temps, c’est quoi ? ... 415 - Les temps intemporels ... 417 - Les temps qui passent ... 418 - Le temps cyclique ... 421 - Le temps hélicoïdal ... 422 - La mesure du temps ... 423, - Le temps du risque... 426 - Du hasard au chaos 429 La prospective... 431 - L’irrationnel, la fatalité, le hasard... 433 - La science ... 438 - Géologie et géotechnique... 455 - Pour s’affranchir du hasard... 457 - La modélisation 459 - Modélisation géotechnique ... 460 - Les modèles analytiques ... 463 - Le modèle géotechnique de synthèse... 478 - Représentativité des modèles... 479 - Validation des modèles validité des résultats... 482 - Le coefficient de sécurité ... 483 - Étude géotechnique de l’aléa 487 - Disciplines de l’étude... 488 - Les acteurs de l’étude ... 493 - Étude géotechnique d’aléa ... 494 - Organisation de l’étude ... 496 - Les règles générales d’une conduite ... 502 - Résultat ... 503 Post-scriptum 505 Bibliographie sommaire 506, AVANT-PROPOS Risque, danger, péril Un risque est une menace incertaine dont la réalisation est possible sinon probable ; quels qu’ils soient, quelles qu’en soient les causes, quelles que soient nos précautions, nous prenons de nombreux risques, éventuellement acceptés ou même calculés mais souvent incompris ou même ignorés, partout et toujours dès que nous agissons ou même simplement parce que nous existons le risque nous est inhérent. Un risque que l’on craint devient un danger que l’on redoute et que l’on doit se préparer à affronter si sa réalisation plus ou moins prévisible parait envisageable voire inévitable, puis un péril que l’on doit fuir si elle semble imminente. Les événements naturels dangereux Les chutes de météorites, les éruptions volcaniques, les séismes, les tsunamis, les cyclones, les crues, les mouvements de terrain... sont des événements intempestifs de phénomènes naturels qui peuvent être plus ou moins fréquents et se révéler plus ou moins dangereux en certaines circonstances dans certains sites, les bassins de risque ; les pires peuvent être de véritables désastres écologiques à l’échelle de la Terre. Figure - Événements naturels dangereux, Ces risques que l'on dit naturels Vous avez dit risque naturel » ? Ces événements font ainsi courir à certains de nos aménagements, de nos ouvrages et donc à certains d’entre nous, des risques que l’on dit naturels. En fait, est naturel ce qui appartient à la nature, qui lui est conforme, qui vient d’elle seule, indépendamment de nous, ce qui se produit sans que nous intervenions ou que nous soyons seulement présents ; c’est aussi ce qui est normal, habituel, qui va de soi. Les risques et les catastrophes dont les sources sont des événements naturels ne sont évidemment rien de tout cela. Mais, malgré les explications et les moyens que la science et la technique nous ont procurés, nous qualifions toujours les risques et les catastrophes de naturels » les phénomènes sont naturels, pas les risques et encore moins les catastrophes qui sont humains ; à nous de nous accommoder des risques que nous font courir leurs événements intempestifs qui ne sont dangereux que pour nous ; nous le faisons rarement et nous nous lamentons quand un tel événement nous affecte, imprédictible voire imprévisible, mais possible ou même probable là où il se produit ; nous évoquons alors les caprices de la nature, le vice du sol, le hasard ou la fatalité c’est une survivance de croyances animistes ; nous essayons ainsi de les charger du péché, de nous en absoudre, de nous cacher que ce que nous subissons résulte de notre présence, de nos actions, de nos comportements et/ou des défauts de nos aménagements et de nos ouvrages. Nous devrions plutôt agir, nous comporter, concevoir nos aménagements et construire nos ouvrages en tenant compte des risques auxquels notre présence, et non le hasard ou la fatalité, nous expose à travers eux ; car la nature n’est pas capricieuse, le sol n’est pas vicieux c’est nous qui le sommes ; eux ne sont même pas indifférents ; ils n’ont aucun de nos défauts ; ils suivent simplement leur cours que nous pouvons parfois perturber, mais jamais interrompre ni même détourner. Les phénomènes naturels Plus ou moins fréquents, plus ou moins violents, généralement irrépressibles, les événements intempestifs susceptibles d’être dangereux, péripéties et non anomalies du cours normal, compliqué mais intelligible des phénomènes naturels, sont pour la plupart maintenant assez bien connus ; leurs effets peuvent donc en grande partie être prévenus, les personnes peuvent être protégées et les dommages aux biens peuvent être plus ou moins évités et en tous cas, limités nous pouvons partir quand un tel événement est susceptible de se produire, nous protéger ou nous accommoder de ses effets dommageables par des aménagements, des constructions et des dispositifs de crises adaptés aux risques encourus dans les sites que nous occupons. Pour la plupart de ces événements, on sait à peu près répondre aux questions essentielles, où ?, comment ?, avec quelle intensité ?, dont les réponses conduisent à la prévention et à la protection qui pourraient en amoindrir plus ou moins les effets ; par, Avant-propos contre, on ne sait pas répondre à la question fondamentale, quand ?, qui autoriserait la prédiction et donc permettrait d’éviter les accidents et les catastrophes. Les risques humains Mais si ces événements, les aléas, sont à la source des risques naturels », ils n’en sont pas le seul élément les conséquences de leurs effets que l’on doit prévoir et les décisions que l’on doit prendre sont fondées sur d’autres éléments tout aussi importants, comme la vulnérabilité des installations et des personnes, les enjeux dans le bassin de risque, les moyens de prévention et d’intervention dont on dispose, la détermination et la compétence des décideurs et des intervenants... Quand un de ces événements déclenche une catastrophe, on le considère maintenant comme un excès d’intensité jamais observée ; la catastrophe trouble la conscience collective et les média la présentent comme celle du siècle » ou quasi historique ». Or, aucune série statistique ne montre une augmentation de la fréquence de ces événements ; mais nous voyons en temps réel leurs impacts à l’autre bout du monde et nos aménagements de plus en plus nombreux, complexes, surpeuplés… accroissent sans cesse les ravages qu’ils provoquent ce ne sont pas les aléas qui ont changé, ce sont notre nombre, notre vulnérabilité et nos informations. L’étude des phénomènes naturels dangereux On ne maîtrise jamais les événements naturels imtempestifs ; ils sont toujours des germes de risques ; mais la plupart des dommages, accidents, catastrophes dont ils nous menacent, peuvent être sinon évités, du moins limités si l’on connaît bien les phénomènes en cause ; la démarche scientifique des probabilités, du chaos et/ou des systèmes flous est la seule qui convienne à leur étude, car en l’état de nos connaissances l’irrationnel, fatalité ou hasard, est inacceptable et le déterminisme n’est pas adapté à l’étude des phénomènes naturels, trop complexes. Les disciplines d’études sont celles des sciences de la Terre, géologie, géophysique, géomécanique..., synthétisées et mises en œuvre par la géotechnique. La géotechnique Technoscience de l’aménagement de la subsurface terrestre, la géotechnique permet de définir les conditions générales et particulières dans lesquelles des aménagements et des ouvrages existants ou projetés, répondant à des usages ou à des programmes spécifiques, peuvent être adaptés aux particularités naturelles de leurs sites pour y être maintenus avec le maximum de sécurité, d’efficacité et d’économie on aménage un cours d’eau pour contenir ses crues ; on construit parasismique pour atténuer les effets d’un séisme possible dans une certaine région ; on étudie les fondations d’un bâtiment pour optimiser son coût, limiter le risque économique de sa construction et pour lui éviter des dommages ou même la ruine..., Ces risques que l'on dit naturels Dans un site donné, on peut faire l’inventaire des phénomènes naturels potentiellement dangereux, puis les étudier pour y adapter les aménagements et les ouvrages ou renoncer à les construire là. Et si le site a été occupé avant que l’on ait appris à le faire, ce qui est le cas général dans les vieux pays, on peut organiser des procédures et des moyens d’intervention ; en cas de réalisation du risque, ils limiteront les dégâts et permettront de revenir rapidement à une situation normale. L’étude rationnelle d’un risque naturel » Sur la base de cette démarche, l’étude rationnelle d’un risque naturel » consiste à l’identifier, l’analyser, établir sa probabilité de réalisation, en prévoir les conséquences pour s’en prémunir, le réduire et préparer la gestion d’une crise éventuelle. Cet ouvrage qui n’est ni un manuel ni un traité mais un essai, a pour objet de montrer comment y parvenir. On n’y trouvera pas les habituelles descriptions de catastrophes qui impressionnent subjectivement le lecteur, sans lui donner les explications qu’il attend mes expériences et mes lectures m’ont montré que les mêmes événements racontés par des auteurs différents qui souvent n’y ont pas assisté, pouvaient prendre des tours inattendus, pour étayer des opinions personnelles plutôt que pour présenter objectivement des faits patents. Je n’y soutiens pas de thèse et n’y engage pas de polémique ; j’y expose et y commente des faits. Je m’aventure ainsi sur des terrains instables, tourbeux, glissants ou même interdits, clôturés, minés théologie, philosophie, sciences naturelles, physiques et humaines, techniques diverses, économie, droit, politique... C’est téméraire, mais je ne peux pas faire moins qu’en prendre le risque, assurément négligeable, comparé à celui dont je vais essayer de présenter ce qu’il est ou plutôt, ce que j’en pense. ... Les phénomènes les plus confus et les plus irréguliers ne se produisent pas capricieusement. Ils ont aussi leurs causes... Sénèque, Avant-propos La plaque de Portici Au pied du Vésuve, Portici est l’une des villes qui a le plus durement souffert de l’éruption du 17 décembre 1631, la plus violente et la plus dommageable depuis celle de 79 qui a détruit Pompeï et Herculanum, et ensuite jusqu’à aujourd’hui. Dans les deux cas, la phase paroxystique de l’éruption a été très brève, moins de 24 heures, ce qui n’a laissé pratiquement aucune chance de survie à la majeure partie de leurs habitants. En 1631, des séismes peu violents ont été ressentis dès juillet ; le 16 décembre, le volcan a brusquement produit un énorme nuage, des éclairs et des tonnerres, et a émis de la lave dans la caldeira qui était alors cultivée et habitée ; dans la nuit, de violents séismes et des tsunamis ont commencé les destructions alentour ; le matin du 17, une formidable explosion a décapité le volcan et projeté jusqu’à la côte des blocs, des pierres et des cendres, puis des lahars et des coulées de laves ont atteint la mer, détruisant tout sur leur passage ; à Naples la nuit était totale et il s’y est déposé près d’un demi-mètre de cendres ; dès le 18, le calme est revenu progressivement, avec quelques faibles séismes et projections de cendres, jusqu’au début de janvier 1632. C’est à ma connaissance la première, voire la seule action publique claire, précise et permanente d’information et de prévention d’un risque naturel » dans un bassin de risque ;à ce titre, elle devrait être inscrite au Patrimoine de l’humanité et une traduction en italien devrait être apposée sous elle. Car même à Portici, pratiquement personne ne la connaît ou du moins ignore ce qu’elle raconte ; peu de volcanologues en savent l’existence ! À divers propos, je la cite dans cet POSTERI, Ces risques que l'on dit naturels Photo – La plaque de Portici Pour pérenniser la mémoire de cette catastrophe, une plaque monumentale de marbre d’environ3mde haut et 1,5 m de large a été érigée à l’angle du municipio, sur l’antique via Campania, actuellement corso Garibaldi. Elle décrit l’éruption, phénomènes précurseurs, paroxysme, durée, effets et recommande aux générations futures de fuir sans tarder, dès les premières manifestations du réveil du volcan., Avant-propos VESTRA RES AGITVR DIES FACEM PRÆFERT DIEI NVDIVS PERENDINO ADVORTITE VICIES AB SATV SOLIS IN FABVLATVR HISTORIA ARSIT VESÆVVS IMMANI SEMPER CLADE HÆSITANTIVM NE POSTHAC INCERTOS OCCVPET MONEO VTERVM GEDIT MONS HIC BITVMINE ALVMINE FERRO SVLPHVRE AVRO ARGENTO NITRO AQVARVM FONTIBVS GRAVEM SERIVS OCVVS IGNESCET PELAGOQ~ INFLVENTE PARIET SED ANTE PARTVRIT CONCVTITVR CONCVTITQ~ SOLVM FVMIGAT CORVSCAT FLAMMIGERAT QVATIT AEREM HORRENDVM IMMVGIT BOAT TONAT ARCET FINIBVS ACCOLAS EMICA DVM LICET IAM IAM ENITITVR ERVMPIT MIXTVM IGNE LACVM EVOMIT PRÆCIPITI RVIT ILLE LAPSV SERAMQ~ FVGAM PRÆVERTIT SI CORRIPIT ACTVM EST PERIISTI ANN. SAL. CI IC XXXI. XVI KAI IAN PHILIPPO IV REGE EMMANVELE FONSECA ET ZVNICA COMITE MONTIS REGII PRO REGE REPETITA SVPERIORVM TEMPORVM CALAMITATE SVBSIDIISQ~ CALAMITATIS HVMANIVS QVO MVNIFICENTIVS FORMIDATVS SERVAVIT SPRETVS OPPRESSIT INCAVTOS ET AVIDOS QVIBVS LAR ET SVPPE LEX VITA POTIOR TVM TV SI SATIS ADVI CLAMANTEM LAPIDEM SPERNE LAREM SPERNE SARCINVLAS MORANVLLA FVGE ANTONIO SVARES MESSIA MARCHIONE VICI PRÆFECTO VIARVM Figure – Transcription de la plaque de Portici Tous nos descendants auront intérêt à lire avec la plus grande attention cette histoire que l’on a racontée de nombreuses fois ! Quand de temps en temps, le Vésuve se réveille, ne vous laissez pas surprendre, je vous avertis que dès le lendemain, vous allez subir une horrible catastrophe cette dangereuse montagne se déchaîne, s’embrase et vomit des torrents de lave fétide qui vont fondre sur vous. Mais avant, elle vous préviendra en ébranlant le sol, en lançant dans les airs un nuage de poussière, des flammes, des éclairs et des tonnerres grondant de façon effrayante. Fuyez quand il est encore temps, car elle va exploser, tout ruiner et vous couper la retraite. Abandonnez votre maison et vos biens. Si vous la dédaignez, si vous essayez de lui échapper, si vous vous montrez téméraires, imprévoyants ou cupides, vous périrez. Fuyez sans attendre, sans vous retourner. L’an de grâce 1631, sous 1e règne de Philippe IV, Emmanuel Fonseca, vice-roi Antonio Suarez, préfet de la voirie Transcription et traduction libre du latino-ibérico-napolitain, par l’auteur, DES RISQUES DE TOUTES NATURES - HISTOIRES ÉDIFIANTES L’Histoire du risque naturel » regorge d’histoires édifiantes, d’exemples de ce qu’il aurait fallu faire ou ne pas faire pour qu’un événement intempestif de phénomène naturel ne se transforme pas en une catastrophe ; ceux que je présente ne sont que quelques gouttes d’un océan d’irrationnel, d’ignorance, de prétention, d’aberration, d’erreur, de négligence, d’incompétence, d’escroquerie... que l’on travestit en fatalité, hasard, malchance... pour ne pas perdre la face, se donner bonne conscience ou plutôt fuir ses responsabilités, individuelles mais surtout collectives. Mais je terminerai ce chapitre d’introduction plutôt pessimiste sur une note qui l’est un peu moins le risque naturel» peut être sinon évité, du moins très atténué dans un site adapté aux dangers auxquels il est exposé et/ou pour un ouvrage entretenu attentivement durant toute sa vie. - UNE CALAMITÉ DURABLE Le réchauffement actuel de la planète dont on dit qu’il serait dû aux gaz à effet de serre émis par les hommes modernes, inconscients et inciviques est le sujet majeur d’inquiétude de nos temps d’écologie militante, car il serait la cause d’innombrables catastrophes présentes et futures ; en fait, ce réchauffement a débuté, ilyaenviron 12 000 ans, et ce fut alors et jusqu’à ce jour la pire des calamités. Malgré ce que l’on en dit, on n’en connaît pas très bien les causes, mais les hommes d’alors n’y étaient bien sûr pour rien et n’ont pu, 1 – Des risques de toutes natures qu’en subir les effets dont ils ignoraient évidemment les causes. On sait par contre à peu près ce que les débuts du réchauffement ont fait subir à nos ancêtres et comment ils ont réagi. - LA FIN DU WÜRM En raison de sa violence et de sa rapidité à l’échelle du temps géologique, le réchauffement qui a affecté la Terre à la fin du Würm, la dernière des grandes glaciations du Quaternaire, a été un tel bouleversement climatique et écologique que nous en avons fait le passage géologique du Pléistocène à l’Holocène, et celui archéologique du Paléolithique au Mésolithique. Il n’a pas été monotone vers ses débuts durant lesquels il a été le plus rapide, des stades plus ou moins chauds ou froids, de quelques centaines à un millier d’années chacun se sont succédés ; du début du premier stade chaud du Bölling vers 13 300 before present - avant 1950 jusqu’à la fin du dernier stade froid du Dryas III vers 10 200 la température de surface de l’océan est allée en fluctuant constamment d’environ7à15° en été et1à10° en hiver. En quelques périodes plus ou moins rapides, la majeure partie de l’Europe est alors passée du climat polaire qui était le sien depuis plus de 100 000 ans au climat tempéré qu’on lui connaît depuis environ 9 500 ans les vents dominants froids et secs de NE régis par l’anticyclone sibérien ont viré au SW tièdes et humides, régis par l’anticyclone des Açores ; la plupart des glaciers ont alors plus ou moins fondu de sorte que la mer a transgressé de 120 m, rapidement jusque vers 8 000 puis lentement et par paliers jusqu’à nos jours ; ainsi, l’eustatisme transgressif flandrien a progressivement supprimé toutes les plaines côtières, créé les îles épicontinentales comme l’Irlande vers 9 500 puis l’Angleterre vers 8 300 et noyé les deltas et les basses vallées en créant nos estuaires, fjords, calanques... Les cours d’eau aux débits énormes, ont érodé les moraines et construit les plaines alluviales par sédimentation ; les plaines intérieures se sont transformées en marécages et les dépressions en lacs ; la végétation est passée de la toundra de mousse-lichen-dryas à la steppe de graminées puis aux forêts de bouleau-pin, de pin-noisetier et enfin de chêne-tilleul-orme- frêne par l’intermédiaire de quelques séquences dryas/pin/chêne/dryas... ; les petites hardes forestières d’aurochs-cerfs-sangliers... ont remplacé les grandes hardes steppiques de mammouths-rennes-bisons-chevaux... Dans ce qui est maintenant la France, les hommes de la fin du Paléolithique supérieur habitaient des grottes, des abris sous-roches ou des huttes en groupes d’au plus une centaine d’individus ; ces groupes quasi sédentaires, très peu nombreux et dispersés sur des territoires restreints à peu prés vides qu’ils connaissaient bien, sur lesquels ils trouvaient assez facilement tout ce dont ils avaient besoin, avaient le même genre de vie et appartenaient à une civilisation homogène de l’Atlantique à l’Oural, en bordure de l’inlandsis ; ils fabriquaient en os et bois de renne les pointes de lances, harpons, sagaies qu’ils lançaient au propulseur pour chasser de près de grandes hardes de gros gibier, rennes, chevaux, mammouths... ; bien adaptés à leur environnement, ils avaient le temps et les moyens d’orner leurs lieux de cultes de somptueuses sculptures, gravures et peintures... En à peine plus de 3 000 ans au total, mais au cours d’incessants changements beaucoup plus rapides, ils ont progressivement perdu d’immenses territoires envahis par la mer, leur gibier traditionnel et leur relative sécurité ; pour s’adapter, leurs descendants très, Histoires édifiantes déstabilisés et/ou après un éventuel hiatus, leurs remplaçants du début du Mésolithique ont dû évoluer en colonisant les territoires libérés par les glaciers, en adoptant un mode de vie, des techniques et des instruments, des traditions et des mythes différents... Dans un premier temps, en moins d’un millénaire, des groupes nomades d’au plus une vingtaine d’individus, isolés les uns des autres ont eu une vie précaire sur des territoires très vastes mais inconnus, ce qui a réduit drastiquement leur nombre ; individuellement ou en groupes locaux, ils devaient être fréquemment les victimes directes des éléments et notamment des crues et des mouvements de terrain bien plus violents que ceux qui nous menacent ; l’arc et la flèche leur permettaient individuellement d’atteindre de plus loin un gibier plus petit, plus mobile et mieux dissimulé qui leur fournissait en moindre quantité des matériaux moins adaptés à leurs besoins ; dans cet environnement hostile, l’art pariétal a disparu et la civilisation a régressé en se morcelant de façon régionale voire locale. Puis, ils s’y sont de mieux en mieux adapté à mesure que les conditions climatiques se stabilisaient ou du moins évoluaient beaucoup plus lentement nous sommes les descendants directs des hommes qui ont été les premières victimes de cette calamité et les héritiers de ceux qui se sont adaptés aux conditions actuelles, notamment en créant l’agriculture et l’élevage vers 10 000 dans le Croissant fertile. Il parait que nous subissons encore cette calamité. Figure - L’Europe glaciaire vers le Dryas I, 1 – Des risques de toutes natures - L’OPTIMUM MÉDIÉVAL ET LE PETIT ÂGE GLACIAIRE En fait depuis lors, les fluctuations climatiques, sans être aussi importantes, n’ont jamais cessé le dernier millénaire a connu successivement une période chaude », l’Optimum médiéval, environ 850/1350, une période froide », le Petit âge glaciaire, environ 1350/1850, et une nouvelle période chaude », dans laquelle nous sommes depuis environ 1860. L’Optimum médiéval a permis aux Vikings de s’installer en Islande vers 874 puis au Groenland, la Terre verte, vers 985 ; le Petit âge glaciaire les a chassés du Groenland vers 1400 ; ils n’ont pu rester en Islande que parce qu’ils y disposaient de nombreuses sources d’eau chaude volcanique et en chassant la baleine. En Europe occidentale, l’Optimum médiéval a multiplié les étés secs et les famines, près de dix de 1200 à 1320 ; le Petit âge glaciaire, lui aussi très fluctuant, l’a soumise à une dizaine de décennies d’hivers particulièrement rudes entre 1600 et 1860, deux à trois mois de gel, embâcles fréquents de presque toutes les rivières, glaces en Manche et en mer du Nord, glaciers alpins revenant dans les grandes vallées et détruisant de nombreux hameaux, partout récoltes misérables, inflation du prix du blé, famines, surmortalité... Pour le moment, le réchauffement actuel nous évite tout cela l’eustatisme transgressif flandrien continue à grignoter les basses terres littorales, mais les foires sur la Tamise, les patineurs d’Avercamp, les hussards de Pichegru au Helder... ne sont plus de notre temps. Que subiront nos descendants tant que cette tendance persistera puis quand elle se renversera, ce qui est inéluctable à terme indéterminé ? Cela est d’autant plus difficile à dire que la préhistoire et même l’histoire du climat et de ses variations sont mal connues et que les théories qui essaient de les expliquer et surtout de prévoir celles qui les attendent ne sont que des hypothèses très discutées plus ou moins concurrentes et rapidement variables selon la mode du moment cf. Ainsi, nous ignorons à peu près tout de l’évolution du climat, à court comme à long terme ses facteurs sont trop nombreux pour être tous connus ou même pour prendre en compte ceux qui le sont, et ceux dont on privilégie l’utilisation dans les modèles de prévision varient plus ou moins rapidement de façon apparemment aléatoire, en fait chaotique ; alors, réchauffement, refroidissement ? Chi lo sa ? Comment réagiront nos descendants à l’un ou à l’autre ? Sûrement comme l’ont fait nos ancêtres proches et lointains, d’abord en faisant le gros dos et en régressant, puis en s’adaptant, en inventant d’autres façons de vivre qui satisferont plus ou moins leurs descendants immédiats et qu’à plus ou moins long terme, confrontés à d’autres changements, leurs descendants lointains seront obligés de modifier. Car, comme l’ont dit le Bouddha, Yi Jing, le Talmud et beaucoup d’autres, le changement est la seule chose qui ne change pas ; ainsi va le monde ! - MÉTAPHYSIQUE D’UNE CATASTROPHE Contre le dogmatisme religieux qui enseignait que les catastrophes étaient des épreuves ou des punitions dont la cause était la colère divine, les philosophes européens du XVIIIe siècle ont peu à peu imposé l’explication raisonnée, prélude à la science, qui en cherchait les causes naturelles., Histoires édifiantes LE SÉISME DE LA TOUSSAINT 1755 À LISBONNE Le séisme et le tsunami dits de Lisbonne ravagèrent la façade atlantique, du Portugal à l’Afrique du Nord, car le foyer du séisme était vraisemblablement situé vers 300 km au large du cap Saint-Vincent, sur la faille transformante qui, dans l’Atlantique nord, sépare la plaque Afrique de la plaque Europe ; le séisme , peut-être 8,5 ML magnitude locale, fut plus ou moins ressenti dans toute l’Europe, jusqu’en Russie, et sans doute aussi dans une grande partie de l’Afrique ; le tsunami a atteint5màLisbonne, près de 10 m sur la côte marocaine. À Lisbonne, ils firent en quelques minutes, peut-être 60 000 victimes et entre autres, s’écrouler des dizaines d’églises sur les innombrables fidèles qui assistaient aux offices du matin de la Toussaint 1er nov. 1755 ; [...] Accourrez, contemplez ces mines affreuses, / Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses, / Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés, / Sous les marbres rompus, ces membres dispersés [...] ». Dans toute la chrétienté européenne, cela provoqua un débat autour de l’éternelle et un peu enfantine question pourquoi ? » qui traduit toutes les angoisses humaines. Depuis la nuit des temps, on l’a posée après chaque catastrophe et l’on savait bien qu’il s’en fut déjà produit d’aussi amples un peu partout dans le monde ; quelle que soit la religion locale, la colère divine était toujours évoquée. Mais en raison du jour de fête sacrée, de la sainteté des lieux et de la piété des victimes, celle-là bouleversa les théologiens et les philosophes européens. Punition du vice ? Selon le père jésuite Gabriel Malaguda Dieu nous a punis de nos fautes » ; mais Voltaire objecte […] Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices / Que Londres, que Paris plongés dans les délices ? / Lisbonne est abîmée et l’on danse à Paris […] ». Vengeance contre l’Inquisition, le colonialisme naissant ? Tanger, Rabat... souffrirent presque autant que Lisbonne... Où donc était le meilleur des mondes possibles » de Leibniz et de Panglos dans lequel tout est bien » ou même pour le mieux », et Pope pouvait-il encore affirmer que tout ce qui existe est bon » ? Candide qui avait assisté au désastre se disait à lui-même » […] si c’est ici le meilleur des mondes possibles, que sont donc les autres […]». Voltaire a ironiquement proposé une réponse désabusée en interpellant les philosophes trompés, qui criez " tout est bien" » ; son célèbre poème lui valut une longue lettre de Rousseau, dans laquelle ce dernier affirmait que les hommes avaient ainsi été punis de s’être risqués à vivre à la ville […]Ce n’est qu’à Lisbonne que l’on s’émeut des tremblements de terre, alors que l’on ne peut douter qu’il s’en forme aussi dans les déserts. Convenez que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul[…] ». C’était bien vu, mais la cause morale sinon religieuse subsistait., 1 – Des risques de toutes natures Figure - Le séisme de Lisbonne La réponse de Wesley distinguait le péché, cause morale prépondérante, de la cause naturelle quelle qu’elle soit, car le monde de l’époque commençait à prendre conscience qu’il y en avait une. En effet, en 1760, Michell a publié ce que l’on peut considérer comme le premier traité de sismologie, dans lequel il attribue la même cause à un séisme et au tsunami qui lui succède, décrit un séisme comme des vibrations et des ondulations du sol dues à des explosions de cavités souterraines par de la vapeur d’eau surchauffée par le magma volcanique comme celles qui affectaient parfois les premières chaudières de l’industrie naissante, calcule leur vitesse de propagation et détermine la position de l’épicentre ; la théorie et la méthode étaient les bonnes, mais les moyens d’observation et de mesure dont il disposait ne lui permirent pas de caractériser le séisme de Lisbonne comme nous pouvons le faire maintenant. - LES TRIBULATIONS D’UN PRÉVISIONNISTE EN CHINE Depuis, la science nous a permis de limiter notre quête aux causes naturelles, mais nous sommes encore loin d’avoir réponse à tout et l’on va voir que l’irrationnel et/ou la prétention rôdent toujours autour des risques, notamment quand on essaie de les prévoir et d’en prédire la réalisation. - LES SÉISMES D’ANSHAN ET DE TANGSHAN NE DE LA CHINE Quelques cas de prédictions réussies, de catastrophes qui auraient ainsi été évitées, sont généralement présentés comme des victoires de l’esprit sur la matière, laissant entrevoir des lendemains qui chantent et annonçant le prochain Paradis sur Terre où, grâce à la Science, la marâtre Nature sera enfin devenue notre Mère ; à l’analyse, tous ces cas se révèlent fortuits et on peut leur opposer des contre-exemples beaucoup plus nombreux. La, Histoires édifiantes sismologie chinoise, la plus ancienne et la mieux documentée du monde, l’a clairement montré. - Anshan 04/02/1975, ML 7,4 À la suite de deux séismes successifs, ML 6,8 puis 7,2, qui firent sans doute beaucoup plus que les 8 000 victimes officielles dans la région de Xingtai, à l’ouest de la Grande plaine du Nord en mars 1966, les autorités chinoises lancèrent une campagne de prévision des séismes à l’échelle de leurs moyens humains, administratifs et matériels, qui étaient considérables. Tout ce qui était alors réputé permettre la prévision d’un séisme fut étudié, testé puis mis en œuvre, observations scientifiques de terrain et de laboratoire, observations traditionnelles et routinières comme la turbidité des eaux des puits, les comportements anormaux d’animaux... La basse vallée industrielle du Lia-ho, très peuplée, sismiquement calme depuis le milieu du XIXe siècle, fit l’objet de toute l’attention des sismologues chinois, car de nombreux petits séismes se rapprochaient d’elle depuis Xingtai, sans doute le long d’un même système sismique, un rift qui oriente la Grande plaine du nord, le golfe de Bohai et la basse vallée du Lia-ho. À partir du 1er février 1975, les observations scientifiques et traditionnelles semblaient indiquer qu’un violent séisme allait se produire dans la région du Liaoning, vers Anshan-Haicheng-Yingkou, au fond du golfe du Liaotoung ; le 4 février vers le milieu de la journée, les autorités demandèrent aux habitants disciplinés, préalablement informés et entraînés, de sortir de chez eux malgré un froid rigoureux, ce qu’en fait, ils avaient déjà fait d’eux-mêmes, affolés par plusieurs rafales de petits séismes précurseurs, et de se préparer à affronter les effets d’un violent séisme dans moins de 24 heures il se produisit dès le début de la soirée, à 19h36, ML 7,4 ; les dommages matériels furent considérables, car tout a été détruit sur un vaste territoire, bâtiments, ponts, routes..., mais il n’y aurait eu moins d’un millier de victimes dans une région de plus de trois millions d’habitants. Ce qui en fait avait été une prévention populaire spontanée réussie, fut officiellement présentée comme une prédiction qui impressionna d’autant plus le petit monde des sismologues que les Chinois purent en faire état, la décrire et l’expliquer, avec une évidente et plus ou moins légitime satisfaction, à la conférence intergouvernementale sur l’évaluation et l’atténuation des risques sismiques, au siège de l’Unesco à Paris, au cours de la session spéciale de février 1976, ce qui souleva l’admiration unanime., 1 – Des risques de toutes natures Figure - Les séismes du NE de la Chine - Tangshan 27/07/1976, ML 7,6 Malheureusement, l’inévitable contre-exemple ne tarda pas à se produire quelques mois plus tard et un an et demi après Anshan dans la région de Tangshan, à l’est de Pékin, entre Xingtai et Anshan, sans doute sur le même système sismique le 27 juillet 1976, un séisme ML 7,6, plus ou moins prévu, mais non prédit et en tous cas non prévenu, y fit des dommages matériels tout aussi considérables qu’au Liaoning, mais surtout 250 000 victimes selon les Chinois et sans doute plus de 650 000 en réalité ; il serait ainsi le séisme le plus meurtrier depuis deux siècles et peut-être depuis toujours. Par contre, entre août et septembre 1976, la région de Canton est restée dans l’attente d’un séisme qui ne s’est pas produit. - UNE PRÉDICTION POLITIQUE » Péremptoirement avancée sous couvert scientifique, la prédiction peut prendre une forme politique et être tout aussi incertaine voire erronée et donc inefficace voire scandaleuse. LES RUINES DE SÉCHILIENNE ISÈRE Potentiellement très dangereux, un grand mouvement de terrain affecte peut-être la partie haute du versant nord de la vallée de la Romanche, entre Séchilienne et Vizille Isère ; la bordure Est de cette zone plus ou moins stable est marquée par un écroulement rocheux alimentant un éboulis parcouru par une coulée quasi permanente de boue, de débris et parfois de blocs aboutissant quelquefois en pied sur la RN 91, au bord de laquelle se trouvent plus en amont une petite centrale électrique et une usine chimique, dans une zone en principe hors de danger immédiat. Connu de tout temps, cet endroit plutôt malsain, Histoires édifiantes s’appelle fort justement les Ruines » ; en fait, il semble ne s’y être jamais rien passé de très grave des chutes de blocs de quelques m3 en 1726, 1762, 1794, 1833 ; le dernier événement important s’est produit en 1906 dans la nuit du 23 au 24 février, à la suite de pluies abondantes puis de gel/dégel, 80 m3 de matériaux ont obstrué la RN et le 20 mars, il a fallu dynamiter des rochers menaçants. Au cours de l’hiver 1985, le phénomène s’est de nouveau manifesté, mais de façon plus modérée ; or, en aval de ce site, au pied du versant opposé, un lotissement moderne a été implanté à proximité du hameau ancien de l’Île- Falcon, à Saint-Barthélemy-de-Séchilienne ; cet événement dont ils ignoraient l’éventualité, a provoqué l’inquiétude puis justifié l’intervention auprès des pouvoirs publics, de certains habitants du lotissement, nouveaux venus dans ce site, qui redoutaient un éventuel accident du car de ramassage scolaire. Consulté en qualité de secrétaire d’État aux risques majeurs du gouvernement Fabius, mais aussi comme spécialiste ?, H. Tazieff avait alors péremptoirement déclaré que l’Île-Falcon serait rayée de la carte avant dix ans ! Figure - Le site de la coulée des Ruines de Séchilienne À cet endroit, la vallée présente une morphologie de verrou glaciaire typique, alluvions grossières, fond étroit vers la côte 330, bedrock vers 280, crêtes de versants très raides vers 1 100 au Mont Sec ; la surface du glacier maximal aurait été vers la côte actuelle 960. Dans la partie W du rameau externe du massif de Belledonne, le site des Ruines se trouve au croisement du système de failles ≈ E-W de la Romanche et d’un faisceau de fractures subverticales ≈ N-S qui affecte les micaschistes à foliation amont-pendage ou subverticale du Mont Sec et son cortège filonien de quartz-plomb-zinc. Les effets de plusieurs épisodes tectoniques, ante-hercyniens à alpin et peut-être même récents à subactuels ont marqué ce site plus ou moins sismique ; la structure de détail très complexe qui en résulte, superposition de foliation, plis, failles, filons... dont l’élément le plus curieux est une dépression d’effondrement sommitale subcirculaire, conduitàydistinguer plusieurs, 1 – Des risques de toutes natures secteurs dont les comportements de subsurface paraissent plus ou moins différents, indépendants et asynchrones ; en dehors de l’écroulement, de l’éboulis et de la coulée, la morphologie et le comportement général atypique du site sont donc très difficiles à analyser et à comprendre. Il semble que le tiers inférieur du versant soit stable et que c’est l’ouverture gravitaire de certaines fissures de la dépression sommitale, peut-être en relation avec des secousses sismiques qui provoque les éboulements l’éventuelle instabilité actuelle de la partie haute du versant serait due à la poussée centripète de la dépression dont l’affaissement en coin serait subactuel et/ou un effet indirect du retrait définitif du glacier würmien, mais rien n’indique que des événements catastrophiques se soient produits dans ce site depuis cette époque, en dehors de l’étroit couloir de la coulée spectaculaire mais peu épaisse sur du rocher stable. Ces difficultés sont accrues par celles des accès, couvert forestier dense et pentes très fortes, qui ont limité les études à une cartographie de topographie photogrammétrique, à un lever de terrain plutôt mité, au relevé de deux galeries de mine utilisées de 1850 à 1914 et à une galerie de reconnaissance. Les mouvements superficiels sont suivis au moyen d’un dispositif d’auscultation et de surveillance automatique comportant, entre autres, des extensomètres sur le versant instable et un géodimètre sur le versant opposé. Des simulations de scénarios-catastrophes fondées sur des modèles informatiques ont schématisé les effets possibles de grands écroulements susceptibles ? de se produire à termes inconnus en 1985, on a d’abord estimé le volume de matériaux instables limités aux abords immédiats de la niche sommitale à environ 2 Mm3 millions de m3 ; l’écroulement éventuel correspondant couperait alors la RN 91 à gros trafic sans possibilité de déviation vers Briançon et détournerait la Romanche sans la barrer. Un éboulement de 7 Mm3 produirait un barrage et une retenue d’eau à la côte 350 ; la RN serait évidemment coupée, la centrale électrique et l’usine seraient noyées ainsi qu’une partie du lotissement du Grand-Serre en aval de Séchilienne, mais l’Île-Falcon ne serait pas atteinte ; en prévention, on a construit un grand merlon sur l’autre rive et déplacé la route au pied du versant opposé, en ménageant entre eux un chenal de dérivation du torrent. En 1987, l’estimation est passée à 25 Mm3 ; le barrage créerait alors une retenue à la côte 380 ; Séchilienne serait submergé et une partie de l’Île-Falcon détruite ; la rupture du barrage, inévitable à plus ou moins long terme provoquerait une inondation particulièrement catastrophique à l’aval jusqu’au-delà de Grenoble ; cela s’est déjà produit au début du XIIIe siècle, une quinzaine de kilomètres en amont, dans le site analogue du pont de la Vena où il y eut des accumulations de coulées de boue sur chaque versant, au croisement d’une autre zone de fracture de Belledonne et d’un verrou de la vallée de la Romanche ; avant de rompre, le barrage avait retenu un lac qui baignait le site du Bourg et dont l’alluvionnement avait construit l’étroite plaine d’Oisans, remarquablement plate dans un site montagneux. Un écroulement de 100 Mm3 créerait un barrage et une retenue à la côte 430 qui noierait Séchilienne et Saint-Barthélémy, et couvrirait entièrement l’Île- Falcon. En principe, le franchissement routier en galerie du site qui permettrait aussi de dériver le torrent en cas d’accident est à l’étude ; en attendant, le dispositif de surveillance automatique devrait permettre de déclencher les plans de gestion de crise et éventuellement, de secours. Mais passé le délai de dix ans qu’il avait fixé, H. Tazieff élu au conseil général de l’Isère qui supporte la majeure partie du coût des opérations, avait alors déclaré que le risque était, Histoires édifiantes mineur ! En effet, depuis l’événement de 1985, il ne s’était plus rien passé de grave dans ce site et fin 2005, le pied de la coulée était toujours couvert par une végétation dense. Entre temps, on avait joué les scénarios-catastrophes à l’ordinateur, construit le merlon, déplacé la route, établi le chenal de dérivation de la Romanche et commencé les expropriations pour cause d’utilité publique des habitants de l’Île-Falcon, légalement possibles depuis le décret 95-1115 du 17/10/95 si la sécurité des personnes est en jeu à très court terme cf. ce qui n’est pas le cas, et ne peut pas être assurée pour des raisons techniques et/ou économiques par des mesures de protection et/ou de sauvegarde, ce qui serait le cas de réalisation éventuelle d’un scénario-catastrophe, ou bien si le montant estimé des indemnités éventuelles de catastrophe naturelle » est jugé prohibitif ;en 2005 quelques d’habitations étaient encore occupées, car certains anciens habitants ne voulaient toujours pas partir, arguant les avis contradictoires d’experts et notamment ceux de Tazieff, la surestimation du risque, les indemnités trop faibles... Certains se demandent aussi pourquoi seule l’Île-Falcon qui ne serait menacée que par un événement de 25 Mm3 a été expropriée, alors que le Grand-Serre où personne n’a été exproprié, serait noyé par un événement de 7 Mm3. Photo – Écroulement rocheux des Ruines de Séchilienne Cet écroulement connu depuis longtemps menacerait de barrer la vallée de la Romanche. La RN 91 a été déplacée sur la rive opposée ; un merlon protège la route et un lit de dérivation de la rivière., 1 – Des risques de toutes natures Le site semble actuellement très peu actif et heureusement, le scénario-carastrophe redouté sans que l’on précise lequel ne s’est pas encore produit et il ne semble pas devoir s’en produire un dans un délai prévisible ; par contre, il se produira sûrement d’autres coulées à terme indéterminé mais relativement court la construction du merlon, le déplacement de la route et la création du chenal étaient donc des mesures de prévention sinon nécessaires, du moins souhaitables. Ainsi le 24/01/04, à la suite d’un éboulement dont quelques éléments ont atteint le tronçon de route désaffectée, la nouvelle route pourtant à l’abri, a été fermée durant 24 heures, par précaution, en attendant que les experts se prononcent sur l’éventualité d’un événement de plus grande ampleur qui ne s’est pas produit. - LA TENDANCE SE RENVERSE Le cours d’un phénomène naturel est extrêmement complexe ; une façon élémentaire de la modéliser est d’observer les variations temporelles d’un paramètre plus ou moins arbitrairement choisi pour la représenter. Les courbes ainsi obtenues sur des laps de temps relativement longs ne sont jamais monotones mais elles montrent parfois une tendance dont l’extrapolation à plus ou moins long terme peut conduire à la prédiction d’un événement paroxystique qui ne se produira peut-être pas parce que la tendance se renversera à un moment et d’une façon imprévisibles. LA CLAPIÈRE AM En aval de Saint-Étienne, le versant est de la vallée de la Tinée est animé par ce qui parait être un énorme et quasi permanent mouvement de terrain, fauchage superficiel affectant un panneau de près de 100 ha dénivelé de 650 m ou glissement profond d’un volume atteignant peut-être 50 Mm3 ; le phénomène parait s’étendre vers l’amont, ce qui accroîtrait le volume instable de plus de 5 Mm3. Quoi qu’il en soit, il bombarde fréquemment le pied du versant de débris, pierres et blocs pouvant dépasser 1 000 m3 ; il alimente ainsi un énorme éboulis de pied, une clapière, obstruant souvent la route qui en longeait le pied sur plus d’un kilomètre, poussant vers l’ouest la rive gauche de la Tinée qui érode donc sa rive droite et sa plaine alluviale cultivée, environ 300 m entre 1970 et 2000 ; un repère sommital s’est déplacé de 125 m horizontalement et 80 m verticalement en une quinzaine d’années. À terme indéterminé que l’on a quelque temps crû proche, il menacerait de barrer la vallée, formant un lac qui submergerait le village et dont la débâcle inévitable à plus ou moins long terme provoquerait une inondation catastrophique à l’aval, jusqu’à Nice., Histoires édifiantes Figure - Le site du mouvement de terrain de La Clapière - Évolution du phénomène La principale formation instable du versant est un ensemble migmatitique très altéré appartenant au socle hercynien du Mercantour remanié au Tertiaire son soulèvement alpin aurait alors entraîné la réactivation du faisceau de failles normales de la Tinée, NW/SE subvertical, qui oriente la vallée et peut-être aussi les surfaces de rupture de l’éventuel glissement profond, ainsi que son écaillage par deux autres réseaux de failles dont l’un découperait le versant en compartiments limités par les vallons adjacents qui bornent latéralement la zone instable ; il aurait aussi provoqué le décollement gravitaire vers le SW de sa couverture secondaire au niveau du Trias gypseux dont on suppose la présence en pied de versant et sous les alluvions, car l’eau des sources y est séléniteuse. Dans la zone profonde stable, la foliation métamorphique d’origine aurait une direction parallèle à la vallée et un pendage amont de 30 à 80°; au-dessus sur environ 200 m d’épaisseur, la foliation aurait basculé jusqu’à l’horizontale sans glisser ; dans la zone superficielle, la foliation serait renversée, aval pendage et donc apte aux glissements bancs sur bancs. En fait on connaît mal la structure de ce site ; extrêmement accidenté, les surfaces actives de ruptures y sont nombreuses, très ébouleuses et fortement dénivelées ; il est ainsi localement dangereux de s’y promener, très difficile d’y effectuer des reconnaissances géophysiques et géotechniques, impossible d’y faire des sondages profonds et encore moins des galeries de reconnaissance. Les nombreuses équipes qui y interviennent sans, 1 – Des risques de toutes natures coordination soit pour la surveillance et la prévention soit pour des études universitaires privilégient leurs propres points de vue, tectonique, hydrogéologie, géotechnique... L’instrumentation classique de surveillance permet de caractériser et de suivre les déplacements superficiels ; par des mesures hydrauliques et climatiques de débits et durées de réponse des sources en fonction des pluies et de la fonte des neiges, physico-chimiques de réactions d’altération/colmatage et de dissolution/précipitation..., l’hydrogéologie propose et étaye certains schémas de comportement ; la géomécanique ne disposant pas de données spécifiques en profondeur privilégie la manipulation de modèles numériques stéréotypés plus ou moins adéquats, à partir d’hypothèses de comportements qui ne le sont pas moins et d’observations de surface très fragmentaires ; en faisant varier tout cela, on obtient à peu près tous les résultats que l’on veut, du fauchage superficiel tel qu’on l’observe, au gigantesque écroulement instantané qui a fait frémir les foules et parait n’être plus d’actualité, en passant par le même plus ou moins lent ou par des éboulements localisés plus ou moins vastes et rapides, avec des effets indéfinis et des conséquences imprévisibles mais sûrement très différents. Le modèle géomorphologique et géodynamique le plus probable du phénomène est celui d’une vallée glaciaire dont un compartiment de versant composé de roches schisteuses très altérables a été déstabilisé vers la fin du Würm, quand le glacier qui l’avait surcreusée jusqu’à près d’une centaine de mètres au-dessous du niveau actuel de la plaine alluviale ne l’a plus buté. L’aspect général de la subsurface du site est celui d’un fauchage gravitaire ; la morphologie synthétique de l’ensemble est celle d’un glissement complexe, vaste ensemble fractal d’une multitude de glissements élémentaires aux comportements plus ou moins indépendants et de dimensions extrêmement diverses ; le déplacement vers la plaine alluviale du pied globuleux à pente raide de ce glissement, 40 à 45° entre 1 100 et 1 350 m d’altitude, est peut-être entretenu par la dissolution de l’éventuelle formation gypseuse en pied et sous-alluviale, mais les fluctuations climatiques et météorologiques locales, sécheresse, fortes précipitations, fontes des neiges... ainsi que l’érosion en pied par le torrent, paraissent déterminantes dans l’évolution du phénomène qui ainsi n’est évidemment pas périodique mais chaotique. Photo – La Clapière Ce mouvement de terrain très vaste et très complexe menace de barrer la vallée de la Tinée ; la RD 2205 a été déplacée sur la rive opposée ; une galerie de dérivation de la rivière a été construite., Histoires édifiantes Il semble que pour la période actuelle, il ait démarré au début du siècle, peut-être avant, car vers 1710, la Tinée aurait été barrée par un écroulement dans cette zone qui donc s’activerait de loin en loin ; l’escarpement sommital actuel serait apparu en 1937, mais la carte topographique à 1/25 000 1980 et les cartes géologiques à 1/80 000 1898 et 1967 et à 1/50 000 1954 ne figurent pas de mouvements de terrain dans cette zone ; en 1970, on a observé les premières chutes de blocs sur la RD 2205 en pied ; on a commencé à s’intéresser à ce mouvement au début des années 80, car la circulation sur la route, la seule de la vallée, paraissait d’autant plus dangereuse qu’elle était devenue plus importante en raison de l’ouverture de la station de ski d’Auron et de celle du col de Restefond. Un comité d’experts assisté par un dispositif de surveillance, extensomètres, inclinomètres sur la zone instable, réseau de cibles sur cette zone et à sa périphérie, périodiquement visées automatiquement depuis le versant opposé, dont les mesures sont télétransmises au laboratoire de l’Équipement de Nice a fonctionné à partir de novembre 1982. Ce dispositif à été progressivement augmenté à la suite d’observations alarmantes et/ou d’utilisations d’appareils plus performants en 92 onyajoint des géodimètres à laser ; en 96, on a multiplié les cibles et rendu les stations plus accessibles ; s’y ajoutent maintenant les moyens satellitaires classiques, stations GPS, télédétection, interférométrie radar... Ce dispositif coûte très cher, mais chaque fois que l’on aurait voulu l’alléger, un événement inquiétant, chutes de blocs, accélération du mouvement de certaines cibles... en a dissuadé les responsables. Au cours de l’été 1985, les mesures de déplacements superficiels semblaient indiquer que le lent mouvement de reptation jusqu’alors observé, passait à un énorme glissement rotationnel ? - cf. ; il a paru accélérer jusqu’à atteindre parfois localement 80 mm/j dans le courant de l’été 87. Par extrapolation de la courbe vitesse/temps, on a crû pouvoir annoncer que la rupture en masse se produirait à l’automne 1988. En fait, après une forte accélération entre janvier 86 et novembre 87, la tendance s’est brusquement renversée une forte régression s’est produite jusqu’en janvier 91, puis une quasi-stase jusqu’en 2003 malgré d’autres courtes accélérations, novembre 1996, novembre 2001... ; à la fin de l’été 2005, il ne s’est heureusement toujours rien passé de grave ! Pourtant, ce calme apparent relatif n’est sans doute que provisoire, mais pourrait durer fort longtemps ou bien cesser sans long préavis. Il est donc nécessaire de prévenir et d’être très vigilant le site et ses abords immédiats ont été interdits d’accès ; une route nouvelle sur l’autre versant a été inaugurée le 28 juillet 1985 ; dès le 6 août, de très grosses chutes de blocs et un bourrelet de pied ont rendu l’ancienne route inutilisable ; il était temps ! Apparemment moins utile à court terme, une galerie de dérivation du torrent, longue d’environ 2 km, a été creusée au pied de l’autre versant pour éventuellement éviter la formation d’un lac de barrage en cas d’écroulement rapide d’un volume d’au moins 2,5 Mm3. Des arrêtés de catastrophe naturelle » ont aussi été pris en mai et novembre 1987 pour permettre l’évacuation et l’indemnisation préventives » de quelques habitations et entreprises dans une zone non menacée directement. Le seuil d’alerte a été fixé à la vitesse moyenne de déplacement de 80 mm/j atteinte pendant l’été 87 ; on a depuis observé localement et temporairement 130 ou même 170 mm/j sans qu’heureusement rien de ce qui a été prévu » ne se soit encore passé., 1 – Des risques de toutes natures Cela entretient donc une polémique technico-politique, d’autant plus acerbe que sur l’autre versant, la nouvelle route n’est pas des plus stables, que la galerie de dérivation, après avoir perturbé les eaux souterraines et provoqué quelques affaissements, subit maintenant des déformations alarmantes, que les coûts de ces ouvrages, de la surveillance et des indemnisations parait exorbitant et que l’économie de la commune a été durement affectée par une situation paraissant indéterminée sinon incertaine. Plusieurs stéphanois sont allés s’établir ailleurs ; ceux qui sont restés sont sceptiques, ironiques ou excédés ! - UNE QUERELLE D’EXPERTS AMPLIFIÉE PAR LES MÉDIA Multiplier les experts sur une même étude ou surtout en période de crise multiplie... les querelles d’experts. L’ÉRUPTION DE LA SOUFRIÈRE DE LA GUADELOUPE - 1975/77 La Soufrière de la Guadeloupe est un volcan réputé très peu actif, avec quelques éruptions phréatiques peu dangereuses en près de quatre siècles ; mais c’est une montagne jeune, culminantà1467 m, qui s’est édifiée à la suite d’éruptions très violentes dont l’étude géologique a permis de reconstituer la courte histoire. Du reste, son activité ne peut faire aucun doute, car, en dehors des périodes d’éruptions, d’abondantes fumerolles aux odeurs évidemment sulfurées, s’échappent avec un bruit d’enfer, de larges et profondes fractures béantes qui s’ouvrent sur l’abrupt versant SW et sur le chaotique plateau sommital de son dôme ; ilyaaussi de nombreuses sources chaudes sur la Basse-Terre, le long de la côte caraïbe au NW du volcan, notamment à Bouillante où se trouve une centrale géothermique ; l’activité du volcan est aussi associée à un bruit sismique continu et à des séismes parfois violents et destructeurs comme celui de 1843. Durant l’été 1976, la vieille dame » a produit une violente éruption phréatique qui n’a pas fait beaucoup de dégâts directs. Depuis juillet 1975, on observait une sismicité anormale sur la Basse-Terre, avec des chocs de plus en plus nombreux et violents, jusqu’à atteindre ML 4,6 en août 1976, tandis que les foyers sismiques montaient de5à3km de profondeur sous le dôme. Pendant ce temps, les manifestations éruptives, ouvertures de fissures dans le dôme, jets de vapeur et de gaz, projections de blocs et de cendres, lahars... étaient devenues impressionnantes le lahar du Carbet atteignait presque la très touristique troisième chute de cette ravine ; la banlieue résidentielle de Saint-Claude paraissait pouvoir être bombardée par des blocs dont certains pesaient plusieurs tonnes et effectuaient des vols de près de 2 km de portée ; une fine couche de cendres s’étendait sur Basse-Terre, la préfecture de l’île, à une dizaine de kilomètres au SW, en contrebas des fissures les plus actives du dôme. Avec en mémoire les victimes des éruptions précédentes de la montagne Pelée et de la Soufrière de Saint-Vincent, et sur les avis d’experts qui n’excluaient pas une explosion violente, l’évacuation prudente de 72 000 personnes a été décidée le 15 août. Le volcan s’est ensuite peu à peu calmé et les gens ont pu revenir chez eux dès la fin de cette même année 1976. Des manifestations extérieures se sont poursuivies jusqu’en mars 1977 ; le relatif calme sismique initial est revenu depuis 1978., Histoires édifiantes Figure Le site de la Soufrière Au cours de cette éruption, on a vu et entendu des experts dont l’inévitable Tazieff, s’affronter doctement, véhémentement et vainement pour décider s’il était opportun de se fier aux indications de la géophysique plutôt qu’à celles de la géochimie, alors qu’il était surtout urgent et indispensable de prendre en toute sérénité, des décisions motivées et raisonnables dont pouvaient dépendre les vies de plus de 50 000 personnes ; cette tragi- comédie scientifico-médiatique bien française, a beaucoup nui au travail des vrais spécialistes, a altéré leur crédibilité ; elle a affolé les gens et fait passer des péripéties polémiques au rang d’événements qui, pour les média en attente de scoop, suppléaient au manque de bonne volonté du volcan refusant d’exploser. Il en est résulté des actions hâtives et mal préparées, un joli désordre politico-administratif, puis une longue querelle hargneuse, à propos d’une crise sérieuse, inattendue mais possible, subie et gérée au jour le jour par des décideurs mal informés, le modèle de ce qu’il faut éviter en cas de réalisation de risque naturel». Depuis, un observatoire permanent a été installé dans les hauts de Saint-Claude, assez curieusement à moins de 3 km du volcan, dans une zone apparemment très menacée. On considère comme plus ou moins exposé, un tiers de la Basse-Terre, au sud d’une ligne allant de Marigot sur la côte caraïbe, à Sainte-Marie sur la côte atlantique, en passant par le morne Moustique. La prévention est un art bien difficile, mais la prédiction d’événements catastrophiques qui ne se produisent pas à terme annoncé peut s’avérer beaucoup plus désastreuse pour les gens théoriquement exposés que pour ceux qui les préviennent et parfois les alarment. Je vous dirai plus loin pourquoi je pense que la prédiction des événements destructeurs de tous les phénomènes naturels ne nous est pas accessible et ne le sera peut-être jamais. Je tacherai aussi de vous rassurer en vous montrant qu’à condition d’être attentif et prudent,, 1 – Des risques de toutes natures on peut dans la plupart des cas, n’en subir que des effets, certes souvent très dommageables, mais presque jamais catastrophiques. Mais les hommes se montrent rarement attentifs et prudents ; ils adoptent même très fréquemment, des comportements aberrants, généralement pour des raisons futiles, sans commune mesure avec les risques pris. - UNE ÉPOUVANTABLE ABERRATION POLITICO-ADMINISTRATIVE Selon R. Aron, l’histoire ne tient pas compte des catastrophes évitées ; la notion de catastrophes qui ne se sont pas produites est en effet un non-sens avec des si on mettrait Paris en bouteille. Par contre, on ne compte pas les catastrophes dites naturelles » provoquées, mais qui auraient pu être évitées ; en fait, elles le sont à peu près toutes, catastrophes provoquées » est un pléonasme pour ne pas en provoquer, il faut et il suffit de ne pas être là, où et quand un événement naturel dangereux est susceptible de se produire ; vous trouvez cela évident et/ou stupide ? Voici ce à quoi peut conduire un comportement humain aberrant face à un tel événement. LE 8 MAI 1902, À SAINT-PIERRE DE LA MARTINIQUE La montagne Pelée est l’éponyme des éruptions volcaniques les plus immédiatement dangereuses, les éruptions péléennes ; l’éruption type de 1902, est en effet la première qui ait été scrupuleusement étudiée et décrite scientifiquement par Lacroix puis par Perret et ensuite par beaucoup d’autres ; elle constitue donc une référence essentielle en volcanologie. Malheureusement, elle est plutôt restée célèbre pour avoir entraîné un holocauste dont on dit rarement qu’il a été dû au comportement aberrant des pouvoirs publics, à une horrible manipulation politico-administrative ; cela implique qu’on lui attribue aussi une place particulière dans l’étude du risque volcanique, et même du risque naturel », celle du contre-exemple, de ce qu’il faut éviter de faire à tout prix. - Le volcan Située sur la marge ouest de la plaque caraïbe, vers le milieu de l’arc de subduction des petites Antilles, à l’extrémité nord de la Martinique, la montagne Pelée n’émet même pas quelques fumerolles qui montreraient qu’actuellement, elle n’est qu’assoupie. C’est un strato-volcan calco-alcalin, empilement de blocs et de pyroclastites plus ou moins cimentés, enrobant un axe d’andésite, racine de deux dômes juxtaposés. Il forme un cône, φ ≈ 15 km, dont les 3/4 de la circonférence sont des rivages marins ; son sommet, le dôme de 1929, culmineà1397 m ; sa surface est striée par un réseau dense de ravines rayonnantes. Les dômes, de 1902 au NE et de 1929 au SW, occupent le fond dit de l’étang Sec, d’une demi-caldeira d’effondrement préexistante, ouverte au SW ; en partie ceinturés par sa paroi subverticale, leurs pieds sont encombrés d’éboulis. Le substratum est constitué par l’appareil fissural du morne Jacob qui s’étend largement au sud, et par celui effusif du piton Conil qui pointe localement au nord du cône ; ces deux appareils sont, Histoires édifiantes séparés par la dépression structurale NE-SW de Saint-Pierre dont les parties nord et est sont couvertes par le tiers terrestre de la circonférence du cône. Figure - La Martinique et la montagne Pelée La première phase d’activité de l’arc antillais se serait manifestée de -50 à -25 Ma millions d’années. La phase actuelle aurait débuté vers -5 Ma, d’abord au morne Jacob ≈ -5/-2 Ma, et aux pitons du Carbet ≈ -2/-1 Ma, puis au piton Conil 100 bars, lors de violents dégazages en fin de course au pied du dôme ; en grande partie constituées d’air, elles ne sont pas toxiques, pas très chaudes, 5 à 600°, très peu denses, ≈ 0,05, et véhiculent en suspension des particules magmatiques très vascularisées à la température du magma, > 1 000° ; formant de très hauts nuages, elles dévalent à plus de 100 m/s ; franchissant aisément les coteaux à contre- pente, elles s’étalent largement dans le site et affectent irrégulièrement des zones très vastes aux limites floues. La morphologie, demi-caldeira plinienne prolongée par de profondes ravines, de la partie SW du cône où se produisent les principaux événements de toutes les éruptions, parait régie par la structure de l’appareil orientée selon la direction NE-SW de la dépression structurale ; c’est ainsi que le dôme de 1929 est situé au SW du dôme de 1902 et que la demi-caldeira, ouverte au SW, dirige la plupart des nuées dans cette direction. D’un point de vue strictement volcanologique, la montagne Pelée est un volcan plutôt modéré l’éruption de 1902 aurait éjecté ≈ 0,2 km3 de matériaux, un peu moins que celle de la Soufrière de Montserrat ou du Saint Helens, ≈ 0,35 km3, beaucoup moins que celle du Pinatubo, ≈ 6 km3, et encore moins que celle du Krakatoa, ≈ 15 km3, du Tambora, ≈ 80 km3, du Katmai Cent mille Fumées, du Laki... Fig. - La catastrophe À l’aube du XXe siècle, Saint-Pierre passait pour le petit Paris des Antilles au bord d’une magnifique plage sous le vent, près de 30 000 habitants dont environ 8 000 créoles, de belles maisons de pierre bordant l’élégante avenue Victor-Hugo, une cathédrale, un théâtre, un hôpital, un lycée, des usines pour produire le sucre et le rhum, des entrepôts pour stocker les fûts dont ils étaient pleins, un port pour les expédier, en fait la plage et des mahonnes pour charger de nombreux bateaux de commerce au mouillage, une courte jetée, un petit phare... et au nord, une montagne conique, presque toujours couronnée de nuages, d’où de nombreux torrents descendaient radialement. Un siècle après, quand on vient de Fort-de-France par la route de la côte et qu’à la sortie d’un petit tunnel percé au pied d’une falaise de pyroclastites et laves de l’appareil du Carbet, on double la pointe Sainte-Marthe, on découvre une somptueuse marine, la mer, la plage, la montagne et ses éternels nuages, les torrents..., mais plus de belle ville, seulement un gros village de guère plus de 6 000 habitants, qui serait triste s’il n’était pas antillais, quelques ruines saisissantes dont celles de l’ancien théâtre, de l’église du Fort, la rue Levassor déblayée des cendres accumulées sur près de trois mètres de haut, un petit musée dans lequel, afin que l’on n’oublie pas, Perret a rassemblé d’émouvantes et terrifiantes reliques de la vie de tous les jours, avant que ce paradis ne devienne un enfer, le 8 mai 1902., Histoires édifiantes Figure - Avant - Pendant - Après On présente toujours la nuée ardente qui ce jour-là a ravagé Saint-Pierre et ses alentours, comme une abominable catastrophe naturelle » dont était responsable un volcan particulièrement imprévisible. Bien évidemment, il était impossible d’empêcher que la ville et ses environs fussent ravagés par la nuée du 8 mai et toutes celles qui la précédèrent et la suivirent ; mais les 28 à 30 000 victimes qu’on lui impute, durent uniquement leur triste sort à une incroyable aberration politico-administrative dont on évite toujours d’exposer les détails il n’est pas exagéré de considérer que le volcan n’a pas été pour grand-chose dans cette consternante et cruelle histoire. La montagne Pelée était connue comme un volcan dès avant l’arrivée des Européens sur l’île les Caraïbes qui avaient peut-être assisté à une éruption au XVIe siècle, l’appelaient, 1 – Des risques de toutes natures montagne de Feu ; sa morphologie et l’existence de volcans actifs dans d’autres îles des petites Antilles, ne permettaient pas d’ignorer sa nature environ 160 km plus au sud, la Soufrière de Saint-Vincent était alors très agitée depuis plus d’un an et avait eu une violente explosion le 7 mai, ce que les autorités de Saint-Pierre savaient, ignorant toutefois qu’une nuée ardente y avait fait plus de 1 500 victimes ; du reste, depuis la colonisation, deux éruptions phréatiques, apparemment inoffensives de la montagne Pelée, s’étaient produites en 1792 et 1851 ; et s’il est vrai qu’à cette époque, la volcanologie n’était qu’une branche mineure de la géologie et de la minéralogie, le comportement dangereux des volcans était loin d’être inconnu. À partir de 1889, des fumerolles et des petits séismes indiquaient une reprise d’activité. En février 1902, leur intensification ne laissait aucun doute sur le réveil du volcan, notamment à Sainte-Philomène, hameau du Prêcheur, village situé au nord de Saint-Pierre, zone sous le vent du volcan la plus directement exposée aux pluies de cendres, au pied du versant SW sous l’ouverture de la caldeira qui dirige les avalanches pyroclastiques et les lahars. Le 23 avril, l’éruption commençait par une phase phréatique, étang Sec rempli d’eau brûlante au sommet, crues des torrents, pluie de cendres, détonations, grondements, tremblement continus ; le 25, elle entrait dans une phase explosive avec émission d’énormes panaches de vapeur et de pyroclastites, zébrés d’éclairs selon les sages recommandations de la plaque de Portici Fig. qui, depuis l’éruption de 1631, met en garde les habitants des versants du Vésuve, il aurait fallu partir sans attendre ; elle était malheureusement ignorée des Pierrotins ; l’équipage d’un bateau napolitain, qui connaissait évidemment le Vésuve et peut-être aussi les recommandations de la plaque, appareilla bien qu’il n’en eût pas l’autorisation. Mais le 27 avril des élections législatives infructueuses avaient eu lieu et un scrutin de ballottage était prévu pour le 11 mai ; les autorités politiques et administratives ne pensèrent donc qu’à empêcher le départ des électeurs les adversaires polémiquaient stupidement sur la nécessité ou non de partir, dont ils avaient fait une marque de spécificité politique ; de son côté, l’administration organisait imperturbablement le second tour ; elle faisait publier les avis rassurants d’une commission d’ experts » locaux hâtivement réunie dont le seul membre ayant des connaissances scientifiques était le professeur de sciences naturelles du lycée ; elle alla même jusqu’à charger la troupe d’arrêter un début d’exode sous prétexte d’éviter les pillages. À partir du 2 mai, ces comportements étaient manifestement devenus aberrants ; une excursion sur la montagne avait même été organisée pour le 4, qui était un dimanche ; elle n’eut finalement pas lieu, car l’éruption s’amplifiait sans cesse, pluie de cendres continue couvrant toute la région d’une couche s’épaississant d’heure en heure le 5, lahar destructeur et meurtrier sur la rivière Blanche au nord de Saint-Pierre, suralimentée par la vidange de l’étang Sec et petit tsunami sur la côte à son arrivée dans la mer ; le 6, rupture de câbles téléphoniques sous- marins par un courant de turbidité déclenché par un séisme, et toujours les cendres... On n’était pas loin de la description de Pline que quelques lettrés locaux devaient bien connaître, ainsi que du déroulement de l’éruption de la Soufrière de Saint-Vincent. Mais les autorités étaient toujours aussi rassurantes l’élection devait avoir lieu le 11. Quelques personnes avisées, mais passant pour couardes et inciviques, forcèrent le blocus ; grand bien leur prit, car l’élection n’eut pas lieu le 8 mai vers7h50, la tristement célèbre nuée ardente ravagea un secteur SW du volcan d’environ 60 km², axé sur la rivière Blanche,, Histoires édifiantes manifestement orientée par l’échancrure de la caldeira sommitale de l’étang Sec ; Saint- Pierre et les villages alentour n’existaient plus ; environ 30 000 citoyens, dont le gouverneur de l’île et sa femme venus sur place pour rassurer les gens à la demande du maire, furent victimes du formalisme électoral et de l’aveuglement politico-administratif ; tout était dévasté sur le versant SW entre Sainte-Philomène et Saint-Pierre les gens succombèrent quasi instantanément à l’onde de choc et à de cruelles brûlures externes et internes par contact, ingestion et inhalation ; les constructions furent soufflées puis brûlèrent ; près d’une vingtaine de bateaux à l’ancre brûlèrent et sombrèrent... Mais ce n’était pas fini d’autres nuées se produisirent les 20, 26 et 30 mai, 6 juin, 9 juillet. Celle du 30 août, la plus violente de toutes, acheva en apothéose cette incroyable histoire un à deux milliers d’habitants du secteur du Morne-Rouge, plus haut sur le versant SE du volcan, au NE de Saint-Pierre, demeurés là on ne sait trop pourquoi, y laissèrent la vie. Au total, plus de 100 km² furent dévastés. Ensuite, il n’y eut plus d’explosions, mais un débordement quasi continu de magma dégazé très visqueux ; filée par une large fissure sommitale, la célèbre aiguille surgit ainsi début novembre ; à la fin du mois, elle dépassait 200 m de haut et atteignit au maximum 260 m environ ; elle s’accrut et s’écroula plusieurs fois, disparut en septembre 1903, puis le volcan s’assoupit jusqu’en 1929. Commençait alors une autre histoire, presque aussi spectaculaire, mais heureusement moins dramatique. - Ensuite L’éruption de 1902 est célèbre ; presque aussi violente d’un point de vue strictement volcanologique, on parle beaucoup moins de celle de 1929, sans doute parce qu’elle n’a fait pratiquement aucune victime ; en effet, d’abord elle ne fut pas explosive, ensuite Saint-Pierre était toujours une ruine inhabitée et enfin grâce à Perret, on avait pris la précaution qui s’impose en pareille circonstance, faire évacuer la zone menacée ; c’est ce que recommande la plaque de Portici et ce que l’on a fait à partir de 1995 autour de la Soufrière de Montserrat dont les seules victimes furent des téméraires ou des cupides revenus dans la zone interdite en 1997. Néanmoins, les deux éruptions ont été matériellement tout aussi catastrophiques et s’il s’en produisait une autre analogue, elle le serait autant on ne peut rien contre une éruption durant laquelle se produisent en continu des pluies de cendres, la montée d’une aiguille de lave très visqueuse et à intervalles plus ou moins rapprochés, non seulement des nuées ardentes, mais aussi des avalanches pyroclastiques, des lahars, des petits tsunamis, des glissements sous-marins et des petits séismes. L’action directe est évidemment impossible. La surveillance est absolument nécessaire, car la prévision de la phase dangereuse d’une éruption en cours est possible le volcan est de bonne composition, il monte lentement en puissance et prévient toujours avant de se déchaîner si l’on avait mis les gens en alerte dès février, si on les avait fait partir dès le 25 avril, au début de la phase explosive, l’élection du 27 aurait été différée et... 30 000 vies auraient été épargnées., 1 – Des risques de toutes natures Une bonne carte de risque avec les trajets possibles des nuées ardentes, avait été établie par Perret ; elle avait évité une nouvelle catastrophe et lui avait permis d’observer de près l’éruption de 1929 en toute sécurité. L’observatoire du morne des Cadets, à une dizaine de kilomètres au sud du volcan, offre une belle vue d’ensemble de la zone dangereuse, à la limite de laquelle il se trouve. Cette zone couvre à peu près le quart nord de l’île, du Carbet sur la côte caraïbe à Marigot sur la côte atlantique, en passant par Font-Saint-Denis et le morne Jacob. Saint-Pierre, beaucoup moins peuplé qu’en 1902, est toujours aussi exposé, comme le sont aussi tous les villages alentour, au total, environ 20 000 personnes. Pour justifier la présence permanente de cet observatoire, parfois contestée eu égard à l’apparente tranquillité actuelle du volcan, on peut rappeler qu’il avait été établi dès 1903, que l’éruption dite de 1902 s’est en fait poursuivie jusqu’en 1905, qu’ensuite le volcan est redevenu calme de sorte que l’observatoire avait été abandonné par lassitude en 1927, après quoi le volcan s’est de nouveau manifesté de 1929 à 1932 et de façon peut-être aussi violente qu’en 1902, sans toutefois qu’il se soit produit des explosions ! L’observatoire actuel est équipé de balises GPS, géodimètres à laser, inclinomètres, sismographes, magnétomètres, de moyens de télédétection, de tomographie sismique et d’analyses d’éventuelles fumerolles... pour contrôler en permanence la forme et le comportement du volcan ; plusieurs équipes se consacrent aux divers aspects de la volcanologie locale, afin d’en comprendre l’évolution ; on espère ainsi prévenir les effets catastrophiques du réel danger qu’il représente par l’information, la précaution et la prévention en période de stase, la protection et la gestion en temps de crise, les secours en cas de catastrophe. Tout cela incombe aux pouvoirs publics qui, s’ils sont actuellement moins inconscients et/ou cyniques, ne sont guère plus efficaces ; on préfère toujours tuer Cassandre plutôt que l’écouter, et après une catastrophe, on prend des mesures qui se révéleront dépassées à la prochaine. Ilyaàpeine plus de 100 ans, la catastrophe du 8 mai 1902 a donné à la France le triste record mondial de victimes directes d’éruptions volcaniques qui, par ailleurs, ne sont jamais très meurtrières par elles-mêmes. Peut-on donc qualifier cette catastrophe de naturelle » ? Peut-on croire que la fatalité et/ou le hasard sont à l’origine des catastrophes que l’on dit naturelles », quel que soit le phénomène en cause, séisme, mouvement de terrains, inondation... ? Pour les hommes, la nature n’est ni capricieuse ni malfaisante elle est neutre. Les phénomènes sont naturels, pas les risques et encore moins les catastrophes qui sont humains. Dans certains sites et dans certaines circonstances généralement connus, certains événements de l’évolution normale d’un phénomène naturel peuvent être dangereux on doit donc se comporter et agir, aménager et construire en tenant compte d’éventuelles réalisations de tous les risques naturels ». - UNE IMPLANTATION IMPRUDENTE » Mais on continue à construire dans les lits majeurs des cours d’eau et on fait souvent pire ailleurs. L’urbanisation moderne s’est développée de façon débridée voire irresponsable, sans tenir compte des particularités naturelles de sites périphériques, beaucoup moins favorables que le site d’origine, noyau relativement sûr de l’agglomération. Elle a, Histoires édifiantes notamment aggravé la vulnérabilité des zones dangereuses connues et a même créé de nouvelles zones dangereuses, car la plupart des élus, plus préoccupés par la prochaine élection que par la réalisation hypothétique ou à terme lointain d’un risque, sont enclins à satisfaire les intérêts immédiats de leurs électeurs avant d’assurer leur sécurité. LA CRUE DU BORNE DU 14 JUILLET 1987 La catastrophe du Grand-Bornand Haute-Savoie, très limitée dans l’espace, le bas d’un village de montagne, et le temps, moins de quatre heures, n’en aurait pas été une s’il n’y avait pas eu de camping au bord du Borne, torrent alpin tributaire de l’Arve seulement quelques champs inondés et/ou érodés, quelques portions de routes, un ou deux ponts emportés..., la routine ! Cette catastrophe n’a pas été vraiment naturelle le Borne est un torrent connu pour ses violentes crues d’été ; dans la nuit du 8/9 juillet 1879, l’une d’elle avait été catastrophique, routes coupées, ponts emportés, maisons écroulées ; une autre, presque aussi violente, s’était produite en juillet 1936..., 1 – Des risques de toutes natures Figure - Le site de l’inondation du Grand-Bornand L’établissement du Plan d’exposition aux risques naturels prévisibles Per - cf. pour la commune du Grand-Bornand avait été prescrit par le préfet de Haute-Savoie le 12/04/85 mais n’était pas encore publié en 1987 ; il visait explicitement les risques d’avalanches et de mouvements de terrains, mais aussi celui de crues torrentielles, contrairement à ce qui a parfois été dit pour évoquer la fatalité. En 1973, un camping avait été ouvert en aval du cimetière, sur un terrain agricole riverain du torrent, où il n’y avait jamais eu de construction habitée. Cette installation était donc potentiellement d’autant plus dangereuse qu’elle fonctionnait essentiellement en période de risque maximum. Et de fait à partir de mai 1987, il plut de façon quasi continue sur les Alpes de Savoie ; le Borne et son affluent le Chinaillon étaient en crue normale permanente ; les sols de leurs bassins versants étaient saturés ; le 14 juillet à partir de 17h30, de violents orages, ≈100 mm en ≈3 heures, sur le massif des Aravis étaient repérés par les radars-météo ; dès 18h, les, Histoires édifiantes pompiers du Grand-Bornand devaient aller secourir les hameaux d’altitude ; vers 19h, en partie à cause de la rupture d’un embâcle sur le Chinaillon, le Borne roulant à plus de 3 m/s, 200 m3/s d’eau plus que boueuse alors que son lit mineur n’en permettait qu’une cinquantaine, ravageait entre autres le terrain de camping, y emportant voitures, caravanes et campeurs ; 23 y laissèrent la vie ; par chance, l’hélicoptère de la Protection civile qui passait par là pour aller un peu plus loin en reconnaissance put sauver 26 réfugiés sur un îlot inaccessible par la terre, emporté peu après ; vers 20h, tout était terminé, la pluie s’était arrêtée et l’onde de crue était passée. Expression d’un risque identifié mais négligé, restait un désastre dû à la méconnaissance du passé, à une implantation risquée, imprudente » ! mais conforme au règlement d’urbanisme selon la commission d’enquête, à une gestion de crise inorganisée... Et s’engageait une consternante affaire politique, administrative et judiciaire dès le lendemain, le Délégué aux risques majeurs, R. Vié le Sage, avait écarté la thèse de la fatalité, position politiquement très incorrecte puisqu’elle avait pour corollaire l’existence de responsabilités ; désavoué par son ministre de tutelle A. Carignon et âprement critiqué par son prédécesseur H. Tazieff, il dut démissionner le 17 juillet. Photo – Le Borne canalisé Le terrain de camping était situé entre le cimetière et l’immeuble récent. Jouant sur les mots de prédiction et prévision, sur le fait que le Per était prescrit mais pas encore publié et sur celui que le temps de retour d’une telle crue aurait été de plus de 250 ans malgré 1879 et 1936, les élus et la commission d’enquête ont longtemps soutenu que l’administration, État et commune, n’avait rien à se reprocher, car le terrain de camping était conforme au règlement d’urbanisme, correctement aménagé et exploité la catastrophe était due à un événement de force majeure et donc imprévisible ; la justice administrative, d’abord favorable à cette thèse de la fatalité qui exonère quiconque de toute responsabilité, l’a infirmée en appel, en retenant que d’autres crues catastrophiques s’étaient déjà produites dans ce site et que donc on n’avait pas pris les mesures de prévention nécessaires, car, nonobstant le Per, le code de l’urbanisme et le code des communes obligent l’État et les communes à assurer la sécurité des citoyens et à prévenir les risques auxquels ils sont susceptibles d’être exposés ; les justices pénale et civile n’ont pas établi de responsabilité personnelle. Maintenant, le Borne est canalisé dans sa, 1 – Des risques de toutes natures traversée de l’agglomération et un petit monument a été érigé en aval du cimetière ; mais on a construit deux immeubles à l’emplacement du camping ; ils sont plus hauts que la plus grande crue théoriquement possible et protégés par des perrés les catastrophes sont vite oubliées ! - DES DOCUMENTS ADMINISTRATIFS IMPRÉVOYANTS », DES ÉLUS RESPONSABLES Naguère impensable, la mise en cause personnelle d’élus impliqués » de près ou de loin dans une catastrophe est devenue courante ; les maires légalement garants de la sécurité de leurs administrés sont en première ligne et risquent une condamnation correctionnelle. L’AVALANCHE DU PECLEREY À CHAMONIX-MONTROC, LE 9 FÉVRIER 1999 En montagne, les avalanches étaient et demeurent les plus fréquents mais sauf très rarement les moins graves des phénomènes naturels dangereux. Naguère, les couloirs qu’elles parcourent habituellement étaient connus des montagnards qui n’en étaient que très rarement victimes la tradition et l’expérience évitaient qu’ils s’y exposassent. Les avalanches destructrices de bâtiments et autres ouvrages étaient encore plus rares ceux qui y avaient été imprudemment exposés avaient disparu depuis longtemps et l’on ne construisait plus sur leurs emplacements connus pour être dangereux. Actuellement, elles sont à l’origine de fréquents accidents individuels souvent mortels, affectant des citadins, promeneurs ou skieurs imprudents, qui le plus souvent les déclenchent eux-mêmes et beaucoup plus rarement de destructions catastrophiques dans des sites où les aménageurs ont ignoré ou négligé le danger comme à Val-d’Isère le 10/02/70. En montagne, les avalanches étaient et demeurent les plus fréquents des phénomènes naturels dangereux mais leurs effets sont rarement catastrophiques. Naguère, les couloirs qu’elles parcourent habituellement étaient connus des montagnards qui n’en étaient que très rarement victimes la tradition et l’expérience évitaient qu’ils s’y exposassent. Les avalanches destructrices de bâtiments et autres ouvrages étaient encore plus rares ceux qui y avaient été imprudemment exposés avaient disparu depuis longtemps et l’on ne construisait plus sur leurs emplacements connus pour être dangereux. Actuellement, elles sont à l’origine de fréquents accidents individuels souvent mortels, affectant des citadins, promeneurs ou skieurs imprudents, qui le plus souvent les déclenchent eux-mêmes et beaucoup plus rarement de destructions catastrophiques dans des sites où les aménageurs ont ignoré ou négligé le danger comme à Val-d’Isère le 10/02/70. Entre le massif du Mont-Blanc et celui des Aiguilles Rouges, la haute vallée de l’Arve aux versants très élevés et très raides est un site particulièrement exposé aux avalanches ; on a recensé plus de 100 couloirs dangereux sur l’ensemble du territoire communal de Chamonix qui couvre la majeure partie de la vallée ; l’un d’entre eux se trouve en face de Montroc, écart de la commune de Chamonix, sur le versant du Peclerey en rive gauche de l’Arve côté Mont-Blanc, où le cirque sommital d’accumulation de neige du bec de la Cluy est un départ d’avalanches qui dévalent fréquemment ce couloir bien connu, caractérisé par la morphologie et la végétation, et s’arrêtent généralement soit sur le replat relatif de, Histoires édifiantes Peclerey, soit dans le lit mineur de l’Arve ; elles traversent beaucoup plus rarement le torrent, sans toutefois atteindre la route du Tour qui longe la rive droite ; du moins le croyait-on ; pourtant, les archives de la commune mentionnent qu’une de ces avalanches avait traversé la route en 1843, une carte établie en 1908 figure la même chose et certains habitants se souvenaient que le 12/02/45, l’avalanche que l’on appelait alors du Grand Lachy » avait atteint la route. Mais les documents d’urbanisme successifs relatifs au risque d’avalanche, Carte de localisation probable des avalanches CLPA, 1972 puis Plan de zonage d’exposition aux risques d’avalanche PZAE, 1977, Per 1992 et enfin PPR 1997 limitent la zone d’arrêt de l’avalanche à la route bien qu’en 1991, une révision négligée de la CPLA ait figuré cette zone au-delà de la route. Figure - Le site de l’avalanche de Montroc Montroc est une station de sports d’hiver réputée qui, comme presque toutes ses semblables, a été le théâtre d’une urbanisation récente mal contrôlée sinon débridée sur le Pos approuvé en 1997, le secteur de Montroc était toujours constructible. Il est maintenant totalement inconstructible, car le 9 février 1999, après trois jours d’enneigement quasi continu sur plus de2md’épaisseur, une avalanche nébuleuse très rapide de poudreuse a tracé le chemin à une avalanche de neige dense, écoulement subhydraulique violent qui a traversé l’Arve et la route à contre-pente sur une largeur d’environ 200 m et une vingtaine de mètres de dénivelée pour ensevelir sous une épaisseur dépassant localement 6 m, la majeure partie du lotissement des Poses, détruisant 14 chalets sur 17 et tuant 12 personnes. Ce lotissement était pourtant situé dans la zone blanche du PPR et donc réputé sans risque. La thèse de la fatalité n’a pas résisté à l’enquête judiciaire le couloir et les effets de l’avalanche étaient connus et le risque était patent, mais on n’en avait pas tenu compte dans les documents d’urbanisme au titre de ses responsabilités administratives dans l’élaboration et l’approbation de ces documents, dans la commission de sécurité..., le, 1 – Des risques de toutes natures maire de Chamonix a été personnellement mis en examen puis condamné en juillet 2003 par le tribunal correctionnel de Bonneville. Photo –Le couloir de l’avalanche de Montroc et le monument En bordure de la zone dévastée, il reste maintenant deux chalets épargnés par l’avalanche ; le rez- de-chaussée en béton d’un autre dont l’étage a été emporté, a été couvert par un merlon de remblais et il a été réaménagé ! - VOUS AVEZ DIT CATASTROPHE NATURELLE » ? Est naturel ce qui fait partie de la nature, qui lui est conforme, qui vient d’elle seule, sans que l’homme intervienne ou soit seulement présent ; un phénomène peut être naturel, un risque non et une catastrophe, encore moins un séisme est un phénomène naturel qui ne devient une catastrophe tellurique que quand, comme à Kobe en 1995, il ruine une ville. En France, une catastrophe naturelle » est un état constaté sous certaines conditions rarement prises en compte, par le préfet sur proposition du maire d’une commune sinistrée, et qui a fait l’objet d’une décision interministérielle, généralement plus politique que technique ; vous avez dit naturelle » ? On peut ainsi dévoyer le système d’indemnisation des catastrophes naturelles » qui ne devrait concerner que des cas effectivement catastrophiques, en homologuant des catastrophes » dont le seul fondement est le clientélisme politico-administratif. LES EFFETS DE LA SÉCHERESSE SUR LES CONSTRUCTIONS FRAGILES Les alternances saisonnières répétées d’humidité/sécheresse ou de gels/dégels produisent des mouvements verticaux incessants de la surface de sols argileux plus ou moins sensibles aux variations de leur teneur en eau, qui monte plus ou moins quand elle augmente ou en cas de gel, ce qui provoque leur gonflement, puis descend plus ou moins quand elle diminue ou au dégel, ce qui provoque leur retrait. Ces mouvements naturels diffèrent des tassements ; on les considère abusivement comme des catastrophes naturelles » car ils sont bien connus, quasi permanents et facilement évitables; ils peuvent, Histoires édifiantes causer d’importants dommages à des ouvrages inadaptés, légers, fondés superficiellement sur de tels sols et dont la structure fragile manque de continuité et de rigidité, qui sont mal drainés et surtout mal entretenus ; dans des contrées au climat rigoureux dont le sous-sol est constitué de matériaux très sensibles, ils peuvent aussi affecter des ouvrages lourds. Quoi que l’on en dise et décrète, ces mouvements sont plutôt rares en France, car son sous-sol recèle peu de sols réellement sensibles et parce que des conditions climatiques saisonnières très contrastées ne règnent habituellement que dans le Sud-Est pour l’humidité/sécheresse, en montagne et dans l’Est pour les gels/dégels. Figure - Mouvements saisonniers des fondations superficielles Néanmoins, au tournant des années 80/90, l’application laxiste de la loi 82-600 du 13/07/82 qui a institué l’indemnisation des victimes de catastrophes naturelles » cf. a créé un type étonnant de telles catastrophes », les mouvements de terrains dus à la sécheresse ; ces mouvements entraînent effectivement la fissuration de toutes sortes de bâtiments généralement légers et/ou anciens, mais heureusement, ces, 1 – Des risques de toutes natures catastrophes » d’un nouveau type n’ont jamais ruiné ni même sérieusement endommagé le moindre d’entre eux, ni causé de dommage corporel à quiconque elles sont donc pratiquement ignorées du public, car elles ne font pas la une des journaux et la télévision n’en montre pas les prétendus ravages. Avant la loi, il s’en produisait de temps en temps un peu partout et le rebouchage des fissures qu’ils provoquaient habituellement était considéré comme de l’entretien courant maintenant souvent décrétés comme des catastrophes naturelles », leur constatation légale est dans de nombreux cas le moyen politico-social de contribuer à l’entretien socialisé de la partie la plus médiocre du parc immobilier d’une commune, réparations au- delà de la période décennale de très nombreux pavillons mal construits, rénovations de non moins nombreux immeubles vétustes, mal entretenus... Les arrêtés ministériels de déclaration de l’état de catastrophe naturelle », un par commune sinistrée », concernant ces mouvements plus que confidentiels avant la loi ont occupé après elle des pages entières du Journal officiel ; il s’en est publié plus de 400 un même jour d’avril 1988 et plus de 10% des communes françaises ont un jour ou l’autre été déclarées sinistrées, et pour pas mal d’entre elles, plusieurs fois ; ainsi, par le nombre des arrêtés c’est désormais la deuxième de toutes les catastrophes qui affectent légalement le territoire français, derrière les inondations considérées comme telles depuis longtemps et qui le sont réellement et bien avant les séismes, chez nous beaucoup plus médiatiques que dangereux. En moyenne, on indemnise une douzaine de sinistres individuels par commune, pour environ 10 000 € chacun, mais l’indemnité peut dépasser 100 000 € si l’expert décide la reprise en sous-œuvre du bâtiment sinistré. Les montants annuels des indemnisations sécheresse sont passés de 400 M€ millions d’euros en 1993à2500 M€ en 1999, alors que le coût annuel moyen des indemnisations de toutes les autres catastrophes, les vraies, est d’environ 300 M€ ; cette catastrophe » est ainsi devenue permanente et s’amplifie régulièrement, ce qui est assez surprenant pour une catastrophe, événement en principe aléatoire et d’intensité exceptionnelle. Cela grève lourdement le fonds du régime national de couverture des catastrophes naturelles alimenté par les surprimes de tous les contrats d’assurance dommages, en fait géré par les assureurs sous le contrôle de la Caisse centrale de réassurance au nom de l’État ; ils peuvent faire appel à sa garantie si la charge des sinistres devient trop lourde pour eux ; pour amoindrir sinon éviter cette obligation latente, l’État a augmenté par deux fois les surprimes, presque triplées en vingt ans, 12 % actuellement pour 5,5 % à l’origine ; malgré ces augmentations supportées par tous au bénéfice indu de quelques-uns uns, le fonds est insuffisant quand une vraie catastrophe se produit ; l’État doit alors intervenir financièrement, ce qu’il voulait éviter par la loi de 1982 ce fut le cas pour l’indemnisation des dommages causés par les tempêtes/inondations de l’hiver 1999/2000 qui ont été de véritables catastrophes majeures, de très loin les plus graves et les plus coûteuses des vingt dernières années en France, au total environ 15 milliards d’euros sur lesquels l’État a dû apporter 450 M€ au titre de sa garantie. Selon la loi de 1982, l’indemnisation des sinistres Catnat est subordonnée au respect dans certaines conditions des mesures de prévention prescrites par les Per ; depuis la loi de 1995, l’obligation du respect de celles prescrites par les PPR cf. n’est plus qu’une possibilité laissée à l’appréciation du préfet, mais jusqu’à présent, l’indemnisation, Histoires édifiantes a toujours été accordée sans contrôle ni restriction. Cela fait négliger la prévention et même ignorer la prise de risque. Pour responsabiliser les assurés et inciter les communes à la prévention et à la publication de leurs PPR, trois arrêtés de septembre 2000 ont augmenté les montants des franchises par sinistre à la charge des assurés, davantage pour la sécheresse, 1 520 €, que pour les autres catastrophes, 380 €, et les ont modulés en fonction des actes de prévention ; il les augmente aussi de plus en plus sur les communes non pourvues de PPR dans lesquelles deux arrêtés concernant le même risque ont été pris depuis 1995 ainsi, en 2003, sur 6 600 communes demandeuses, seulement 815 ont été déclarées sinistrées par la commission interministérielle qui prépare les arrêtés ; les autres s’estimant lésées ont évidemment engagé des actions politiques. Cela ne permettra sans doute pas d’inverser ou même seulement de stabiliser la tendance actuelle ; pour y parvenir, il faudra sûrement réserver l’indemnité de catastrophe- sécheresse aux cas extrêmement rares de bâtiments menaçant ruine et/ou impropres à leur destination. Confrontés au même problème, les assureurs d’autres pays qui ne bénéficient pas du système français de garantie par l’État et se trouvent donc en première ligne, ont multiplié les franchises, les primes, les clauses restrictives, les expertises préalables et les études statistiques pour circonscrire les zones les plus affectées. Là où le risque naturel» n’est pas assuré et comme naguère en France, les gens entretiennent leurs biens immobiliers et se protègent. - LA MÉMOIRE DES CATASTROPHES Dans une zone à risque ignoré ou même connu, un événement normal mais peu fréquent, inattendu, crée une véritable surprise et provoque des dégâts à peu près analogues à ceux d’événements analogues oubliés ; après, en consultant les archives, on s’aperçoit que ces dégâts auraient pu être évités si l’on avait gardé le souvenir des précédents et pris les précautions qui auraient pu les limiter sinon les éviter. Sur les lieux même d’une catastrophe, le souvenir de l’événement se perd en une ou deux générations pour quelques gens informés ou dont l’entourage à été affecté ; pour les autres, il n’excède pas la dizaine d’années et ses particularités deviennent de plus en plus floues, des rumeurs de toutes sortes et en tous sens dont il finit par ne rester que quelques bribes de mémoire confuse chez des ruraux assez stables et relativement proches de la nature et plus rien chez des citadins beaucoup plus mobiles et sans contact suivi avec elle. L’INONDATION DE NÎMES DU 3 OCTOBRE 1988 À première vue, aucun cours d’eau ne parait traverser Nîmes ; on n’imagine donc pas que cette ville puisse être inondée. C’est ignorer que la violence de certains orages méditerranéens sur un petit versant à forte pente peut entraîner une crue éclair qui sursature ses réseaux d’écoulement tant naturels qu’artificiels et s’il se trouve tout ou partie dans une zone urbaniser, transformer pour quelques heures un quartier en lac et/ou des rues en torrents parce que l’on a sous-calibré ou même négligé leurs aménagements hydrauliques. La ville est établie sur le glacis de piedmont de la bordure du plateau des Garrigues, échancrée par des petits vallons sinueux très raides, drainés par les cadereaux, ravines à fortes pentes dont les thalwegs sont presque toujours secs ; à l’amont, à leur arrivée dans l’agglomération sur cette bordure, ils sont plus ou moins endigués, mais aussi, 1 – Des risques de toutes natures plus ou moins obstrués par des rues, des constructions et mal ou pas entretenus ; leurs ouvrages de franchissement anciens sont plutôt largement calibrés ce qui montre que le risque de très forts débits était connu, alors que les tirants d’air des plus récent sont presque tous ridiculement faibles à des vieux ponceaux à double arche succèdent des petites buses modernes rapidement saturées puis plus ou moins obstruées par les débris charriés par le courant ; dans le glacis, ils traversent la ville en aqueducs souterrains récents ou anciens comme celui qui relie le canal de la Fontaine au Petit Vistre à travers la vieille ville ; à l’aval, au-delà de la voie ferrée en haut remblai qui constitue un vrai barrage pour les ruissellements de surface, ils sont à ciel ouvert, coupés de leur émissaire, le Vistre, par une rocade et une autoroute, autres barrages occasionnels. Le Cadereau est le plus important d’entre eux ; il borde à l’ouest la partie ancienne de l’agglomération dans son étroite et sinueuse descente du plateau, la route d’Alès joue à saute-ruisseau avec son thalweg étroit, encombré par de nombreuses constructions et pas entretenu ; à son déboucher sur le glacis, il traverse le cimetière protestant ; au-delà, il est souterrain sous plusieurs rues qui occupent l’emplacement de son thalweg jusqu’à l’aval de sa traversée de la voie ferrée où il repasse à ciel ouvert. La plupart des nîmois ignoraient tout cela et même s’ils en étaient plus ou moins informés, les techniciens des administrations concernées n’en tenaient aucun compte. Figure - le site du Cadereau à Nîmes Depuis plusieurs jours, la résurgence de la Fontaine était en crue ; un bulletin météorologique spécial du 2 octobre 1988 avait averti le service départemental d’annonce des crues d’un risque de violentes précipitations dans la région ; ignorant le risque nîmois et comme il en avait l’habitude, ce service s’est alors consacré à suivre l’évolution des, Histoires édifiantes niveaux du Vidourle et du Gard dont les crues sont habituellement dangereuses en pareil cas. Dans la nuit du 3 octobre, 400 mm de pluie ciblée sur la bordure du plateau ont déclenché tôt le matin dans la ville une crue éclair dont on dit maintenant qu’elle était à peine plus que centennale, souvent constatée, mais aux effets oubliés. Son débit total a été estiméà2000 m3/s ; dans certaines rues, le débit dépassait 300 m3/s, la vitesse du courant atteignait 7 m/s et la hauteur d’eau allait de1à3m. En quelques heures, il y eut 9 noyés et 2 sauveteurs décédés par accident, d’innombrables boutiques, ateliers et habitations de rez- de-chaussée ravagées, un millier de véhicules noyés et/ou emportés..., environ 600 M€ de dommages selon les sources. Le plan de secours n’a pu être activé que tardivement, car Nîmes est une préfecture où se trouvaient les quartiers généraux et les centres opérationnels de crise, eux-mêmes surpris par l’extrême rapidité d’un phénomène insoupçonné et plus ou moins sinistrés. Pour l’opinion publique, les média et même certains spécialistes, les cercueils enlevés au cimetière protestant, éventrés et disséminés un peu partout, quelques dizaines de voitures peut-être occupées, immergées dans le canal de la Fontaine, les innombrables dégâts visibles dans les rez-de-chaussée des rues parcourues par le flot... ont transformé Nîmes, antique cité romaine, en une nouvelle Pompéi Une cité engloutie par le déluge », Un fleuve de boue meurtrier »... sont des titres de la presse d’alors. Cette crue à peine centennale a causé d’énormes dommages matériels mais heureusement très peu de victimes ; cela n’est pas conforme au cliché médiatique que l’on se fait des catastrophes ; il fallait donc corriger cette image atypique en inventant un nombre important de victimes ; la rumeur et même l’erreur s’en sont chargées quinze ans après, on trouve encore dans un très récent ouvrage universitaire de géographie qu’il y aurait eu 30 victimes, confusion/assimilation avec le Grand-Bornand 23 victimes ou Vaison-la- Romaine 32 victimes ? Le bruit et la fureur plutôt que le bilan ! – LES LIMITES DES MODÈLES DE PRÉVISION Les 26 et 27 décembre 1999, une grande partie de la France, l’ouest de l’Allemagne et de la Suisse ont été balayées par deux ouragans, Lothar et Martin, qui ont provoqué une centaine de victimes et des dommages considérables aux bâtiments, aux forêts et aux réseaux aériens d’électricité et de téléphone ; dans la Gironde où la vitesse du vent a dépassé 198 km/h en rafale, ilyaeu un tsunami barométrique qui a provoqué la submersion et la rupture d’une partie des digues de protection de la centrale nucléaire du Blayais, ce qui a imposé son arrêt. Les deux ouragans ont eu des effets analogues à ceux de grandes tornades leurs traces au sol ont été des coupes claires très sinueuses de plus de 5 km de large dans lesquelles tous les arbres, toutes les toitures… étaient arrachés. D’abondantes précipitations, de neige pour Martin, ont précédé et suivi les vents tourbillonnants. Le montant total des dommages de toutes natures pour les deux ouragans a été estimé à plus de 10 milliards d’euros dont 1,5 pour EDF Électricité de France ; dans l’ensemble du monde, il n’avait été dépassé que par l’ouragan Andrew au USA en 1992 et par le typhon Mireille au Japon en 1991, jusqu’à Katrina sur la Nouvelle-Orléans le 29 août 2005 cf. 1 – Des risques de toutes natures – LOTHAR Lothar a abordé le Finistère le 26 vers 2 heures et il est arrivé à Strasbourg en ligne directe vers 11 heures ; il a donc traversé la partie nord de la France à environ 100 km/h. La dépression très profonde a atteint 960 hPa ; les vents maximum instantanés ont localement atteint 200 km/h et ont presque partout dépassé 140 km/h. C’est lui qui a ravagé le parc de Versailles et toutes les forêts de la périphérie de Paris, qui a arraché des plaques de la couverture de plomb du Panthéon... – MARTIN Martin a abordé l’île de Ré dans l’après-midi du 27 et, après avoir contourné le Massif central et les Alpes du nord, s’est évacué vers le SE et la Méditerranée au matin du 28, provoquant un petit tsunami barométrique sur la côte ouest de la Corse ; sa vitesse de déplacement a été proche de 100 km/h. La dépression a atteint 965 hPa ; les vents à peine moins violents ont localement atteint 180 km/h et environ 130 en moyenne. – LES PRÉVISIONS Ces deux ouragans ont été des événements exceptionnels à divers titres les trains de dépressions sont la règle en hiver sur l’Atlantique nord et l’Europe de l’ouest, mais il est rare que deux dépressions aussi profondes se suivent d’aussi près ; ces dépressions ont généralement une trajectoire SW/NE et affectent plutôt le nord de l’Europe de sorte que la plupart d’entre elles ne font que frôler la France par leur bordure sud ; or, la trajectoire de Lothar était W/E et celle de Martin, WNW/ESE ; les tempêtes sont violentes en mer puis s’atténuent rapidement sur les terres, ce que n’ont pas fait les deux ouragans ; ils se sont produits dès le lendemain de Noël, alors que de nombreux prévisionnistes et décisionnaires administratifs ou politiques étaient en vacance… Ainsi, les prévisions les concernant ne pouvaient être qu’imprécises et les alertes, mal relayées. Les modèles de prévision météorologiques cf. effectuent des calculs de mécanique des fluides et de thermodynamique permettant de suivre l’évolution de paramètres caractérisant l’état local et temporaire de l’atmosphère d’une zone, d’une région, d’un pays... que les prévisionistes interprètent. À court terme, ces modèles représentent bien cet état si on peut le considérer comme normal, c'est-à-dire habituel dans des conditions semblables et donc bien observé et programmé ; mais il était exceptionnel quand les deux ouragans se sont produits le modèle Arpège de Météo-France dont la maille est de 100 km a simulé correctement le phénomène général, normal pour lui, de tempêtes atlantiques abordant successivement les côtes françaises, mais a largement sous-estimé l’ampleur du creusement des dépressions et donc la violence des vents à terre il n’était pas programmé pour calculer les conséquences de l’amplification ou du moins de la permanence de la force des tempêtes à l’intérieur des terres ; les données en temps réel qui l’alimentaient étaient tellement surprenantes qu’elles étaient même éliminées par le programme et/ou par les météorologues. À l’intérieur, il aurait pu être relayé par le modèle Aladin dont la maille est de 10 km, mais ce dernier n’était pas programmé pour traiter les ouragans., Histoires édifiantes Figure – Trajectoires des deux ouragans Tant pour Lothar que pour Martin, des bulletins d’alertes ont bien été diffusés la trajectoire et la chronologie de Lothar qui parcourait en ligne droite une zone au relief peu accidenté, ont été assez bien prévues mais la force des vents à été largement sous-estimée, car elle dépassait les limites du modèle et elle a surpris les prévisionistes ; Martin parcourait une zone au relief très accidenté, de sorte que sa trajectoire était particulièrement sinueuse et sa chronologie, assez élastique ; mais les prévisionistes l’ont mieux suivi car ils venaient de vérifier qu’il ne fallait pas trop faire confiance aux modèles au cours d’événements exceptionnels. On peut donc dire que la part normale de ces événements a été correctement représentée par le modèle, mais qu’il a largement sous- estimé leur part exceptionnelle ; par contre, les prévisionnistes ont su s’adapter très rapidement pour Martin et ont pu améliorer leurs prévisions à mesure que le temps passait. Un indispensable retour d’expérience est donc nécessaire pour perfectionner les modèles et leur faire prendre en compte les événements qu’ils ignoraient. On obtient ainsi des modèles de plus en plus performants, mais si perfectionné que soit le dernier dont on dispose, il est clair qu’il sera un jour dépassé par un événement d’ampleur inattendue la prévision assistée par ordinateur est certes plus efficace que la seule intuition du prévisionniste, mais celui-ci sera toujours indispensable pour interpréter ce que le modèle ne lui présente que sous une forme convenue ; à lui de repérer les situations douteuses et de les interpréter correctement ; c’est un art très difficile. - LES INFORTUNES DU PARASISMIQUE Le nombre des victimes d’une catastrophe dépend évidemment des particularités locales du phénomène naturel qui la cause, l’aléa, mais aussi du niveau de connaissance que l’on a du phénomène et de la qualité des aménagements du territoire affecté, la vulnérabilité. Le génie parasismique est la technique de prévention qui propose et met en œuvre des, 1 – Des risques de toutes natures solutions constructives pour éviter ou au moins amoindrir les effets des séismes sur les ouvrages, mais surtout pour protéger les personnes. La disparité des dommages affectant les immeubles d’un même secteur est l’observation technique qui frappe le plus dans une ville moderne qui vient de subir un séisme catastrophique ; certains sont plus ou moins inclinés, totalement ou partiellement effondrés..., d’autres paraissent intacts ; la plupart de ceux-là le sont effectivement et ce sont souvent des immeubles anciens ; ceux qui ont le mieux résisté ont été bien conçus et bien construits, parasismiques ou pas, car les règles parasismiques adoptées localement s’avèrent souvent inefficaces à la suite d’un séisme pas forcement plus violent que celui attendu. En effet, si l’on sait assez bien circonscrire les régions sismiques, on ne sait pas prédire ni même prévoir la venue, la localisation et la magnitude des séismes attendus et donc définir quantitativement les vibrations, durée, accélération, périodes de résonance, spectre élastique... principaux paramètres qui régissent le comportement des ouvrages existants et permettent de fixer les caractéristiques de ceux à construire. De plus, dans le cas d’immeubles récents, on s’aperçoit souvent qu’elles n’ont pas été scrupuleusement respectées voire même sciemment négligées ou ignorées. LE SÉISME D’ITMIZ TURQUIE, LE 17/08/99 ML 7,4 La façade pontique de la Turquie est une zone de très forte sismicité quasi permanente car elle marque la très active faille transformante nord-anatolienne longue d’environ 1 500 km la côte et la chaîne Pontique, en arc ≈ E-W convexe vers le nord, lui sont plus ou moins parallèles ; les vallées des fleuves qui descendent du plateau anatolien vers la mer Noire comme la Sakarya qui passe à Adapazari présentent des tracés en zigzag, avec une direction principale ≈ N-S selon l’inclinaison générale du plateau et des tronçons plus ou moins longs ≈ E-W dans les zones de failles. Décrochement dextre entre la petite plaque Anatolie mobile vers l’ouest à ≈ 2 cm/an de vitesse moyenne et l’énorme plaque Europe fixe, la faille, en fait un système dense mais relativement simple de failles de cisaillement échelonnées, subverticales et parallèles, quasi linéaire dans ses parties est et centrale, se ramifie vers l’ouest dans la mer de Marmara. La paléosismique indique qu’elle est active depuis une quinzaine de millions d’années ; aux abords du golfe d’Izmit, on la repère à partir ≈ 5 Ma ; la sismicité historique rapporte une dizaine de séismes destructeurs en un millier d’années le long de la faille et une vingtaine en 2 000 ans aux abords du golfe d’Itmiz. Entre 1939 à Erzinçan, ML 8,5 à l’est, et 1999 à Izmit, ML 7,4 à l’ouest, une série de 11 grands séismes de magnitude ML >6,8, séparés par des laps de temps de quelques mois à quelques années, se sont succédés le plus souvent d’est en ouest le long de la faille ; en moyenne unitaire, ils ont provoqué des coulissages de l’ordre de5met des affaissements de l’ordre de2mvisibles en surface, sur des segments de l’ordre de 200 km ; leurs foyers étaient à une quinzaine de kilomètres de profondeur., Histoires édifiantes Figure - La faille nord-anatolienne et le site du séisme d’Izmit Le 17/08/99 à 0h01 TUC, 3h01 locale, le glissement d’un tronçon d’environ 250 km de long à l’extrémité ouest de la faille, a provoqué un séisme ML 7,4 M 6,8 pour les Turcs, 7,8 pour les Américains ! cf. qui a gravement affecté les régions de Kocaeli Izmit, de Sakarya Adapazari et de Bolu Düzce, entre Düzce et Yalova. Son épicentre était à Izmit ; les vibrations destructrices ont duré une quarantaine de secondes pour des accélérations ≤0,4 g. Le 12/11, il a été relayé à l’est par un séisme un peu moins violent ML 7,2 dont l’épicentre était au sud de Düzce, là où la faille se ramifie vers la mer de Marmara. Les zones affectées, les magnitudes observées et les spectres d’accélérations calculés en font des événements que l’on peut dire normaux dans ces régions classées au maximum de l’échelle sismique turque publiée en 1997 pour appuyer des règles parasismiques publiées en 1975 et modifiées en 1998. Les effets de ces séismes auraient donc pu être en grande partie prévenus. Ils firent pourtant environ 17 000 victimes officielles et peut-être 40 000 réelles, endommagèrent environ 120 000 constructions, en détruisirent plus de 2 000, coupèrent en d’innombrables endroits les réseaux d’eau, d’assainissement, d’électricité, de gaz, de télécommunication, routiers et ferroviaires, soit au moins 20 milliards d’euros de dommages matériels directs ; la région d’Izmit est en effet l’un des plus grands centres industriels et commerciaux de Turquie, très peuplé, en urbanisation rapide et désordonnée depuis le début des années 60. La zone la plus affectée est située au fond d’un golfe aux rivages marécageux prolongé par l’étroite vallée du lac Sapanca dans l’axe de laquelle se sont produits les déplacements horizontaux et verticaux qui marquent l’affleurement de la faille ; le très épais remplissage, 1 – Des risques de toutes natures alluvial de son sous-sol est constitué de matériaux aquifères peu consistants, dans lesquels les vibrations sismiques s’amplifient et provoquent facilement des mouvements de terrain, glissements terrestres et sous-marins, tassements, liquéfaction... Les effets de site ont donc été déterminants, mais les marécages avaient été en grande partie hâtivement remblayés puis sommairement aménagés et construits ; la plupart des constructions récentes des quartiers populaires étaient affectées de défauts impardonnables qui les ont rendus particulièrement vulnérables, mauvaises conceptions, absence de contrôle technique, mauvais matériaux, mauvais travail, non-respect voire ignorance et en tous cas violation des règles parasismiques... Les installations en bord de mer ont été durement touchées disparition totale par glissements sous-marins de quais, de bâtiments de la base navale, d’un hôtel... à Gölcük. Dans l’ensemble, les installations industrielles, mieux conçues, construites et entretenues, ont été moins affectées directement. Les raisons de cette catastrophe sont donc multiples ; aucune n’est naturelle la prise en compte d’un risque connu, le respect des règles parasismiques et plus simplement celui de règles de l’art universelles, sans négligence ni tricherie en auraient en grande partie atténué les effets. On peut en donner entre autres pour preuve, le bon comportement de 3 immeubles de 15 étages en cours de construction sur le coteau d’Izmit et surtout l’état du quartier le plus touché de Gölcük où, à coté d’une vieille mosquée et de son minaret étroit et très élancé ainsi que de quelques rares bâtiments modernes pratiquement intacts, il y avait quelques immeubles plus ou moins inclinés et de nombreux autres partiellement ou totalement effondrés ; et c’est évidemment dans ceux-là que se trouvaient les victimes. - LE PIRE DES CATACLYSMES NATURELS HISTORIQUES N’A PAS ÉTÉ UNE CATASTROPHE Les risques que l’on dit naturels ne sont qu’humains dans un désert, un cataclysme naturel n’est pas une catastrophe, mais il peut lourdement perturber l’environnement. LA MÉTÉORITE DE LA TOUNGOUSKA PIERREUSE SIBÉRIE Le 17 russe ou 30 grégorien juin 1908, à 7h 17mn 11s et par 60° 55’ N et 101° 57’ E selon les sismographes d’Irkoustk et d’autres lieux plus lointains, la vallée moyenne de la Toungouska pierreuse Podkamennaïa Tunguska, affluent RD de l’Ienisseï au sud du plateau central de Sibérie, a subi un cataclysme longtemps méconnu puis qualifié d’invraisemblable ; il est maintenant considéré comme le pire des cataclysmes naturels historiques, mais on ne sait toujours pas très bien ce qui s’est réellement passé. Des études tardives, longtemps superficielles et désordonnées ont peu à peu révélé que son épicentre se trouvait au NW du village de Vanovara dans l’oblast de Krasnoïarsk, vers un millier de kilomètres au NNW du lac Baïkal ; autour de lui, une zone de près de 25 km de rayon de taïga et marécages quasi désertiques où n’évoluaient que quelques troupeaux de rennes et de rares bergers avait été totalement ravagée tout avait été brûlé dans un rayon d’une dizaine de kilomètres ; au-delà, en dehors de ceux protégés par des reliefs, les arbres avaient été défoliés et la plupart avaient été déracinés et couchés radialement par une onde de choc atmosphérique ; jusqu’à plus d’une centaine de kilomètres vers le sud, des parties de cours d’eau sortis de leur lit avaient provoqué des inondations, des constructions, Histoires édifiantes s’étaient écroulées, quelques hommes et des animaux avaient été plus ou moins commotionnés. À plus de 400 km, entre Ienisseï et Lena au nord du transsibérien, des témoins avaient observé une traînée lumineuse NW-SE dans le ciel, et entendu des déflagrations en chaîne puis une formidable explosion après laquelle s’était développé un énorme champignon de poussière flamboyante ; l’explosion avait été entendue jusqu’à plus d’un millier de kilomètres. Dans le monde entier, l’événement avait marqué les enregistrements barométriques et sismographiques et durant près de deux mois, on a observé les habituels phénomènes provoqués par la présence d’importantes quantités de poussière dans l’atmosphère, telles qu’en produisent les grandes éruptions volcaniques pliniennes, baisse de transparence de l’air, nuits claires, aurores et crépuscules somptueux... Figure - Localisations approximatives des points d’impacts des météorites de la Toungouska, de l’Angara et du Vitim Les événements internationaux et nationaux beaucoup plus graves qui ont suivi, l’éloignement et l’isolation de la zone affectée, le défaut de références scientifiques n’ont permis les premières études qu’en 1921 et la première expédition qu’en 1927 ; le cataclysme a pu alors être plus ou moins correctement décrit mais pas expliqué, en dehors de sa cause première manifestement extraterrestre, ce qui a suscité pas mal de science- fiction médiatique, atterrissage d’un trou noir, d’antimatière, de petits hommes verts... Certains pensent maintenant qu’il aurait été provoqué par un fragment de la comète d’Encke dont l’orbite marquée par l’essaim des Taurides croise celle de la Terre au mois de juin ; d’autres opposent à cela qu’un fragment de comète, glacée très peu dense, ne saurait traverser l’atmosphère terrestre ; ils pencheraient plutôt pour un astéroïde pierreux, 1 – Des risques de toutes natures de 50 à 100 m de diamètre et plusieurs centaines de milliers voire millions de tonnes, qui aurait atteint l’atmosphère terrestre par le NW, sous une incidence d’environ 45°, à 15/30 km/s ; en la traversant, il se serait consumé entre 100 et 10 km, d’altitude, puis aurait explosé en se fragmentant vers 10à5km. La discussion scientifique est loin d’être terminée, car à l’épicentre on observe bien une dépression marécageuse, le marais Sud, qui n’a pas la morphologie d’un astroblème et malgré des sondages, on n’a pas trouvé de météorite ; la présence de fragments microscopiques de verre et de métal, Ni, Co... dans la tourbe de la dépression est toujours discutée. On attribue maintenant à l’explosion l’énergie d’un millier de bombes d’Hiroshima, référence médiatique en la matière. Ce cataclysme aurait pu être un épouvantable désastre s’il s’était produit n’importe où vers le 60° parallèle et en particulier quelques heures après, sur Saint-Pétersbourg, Helsinki, Stockholm, Oslo, Bergen... Une autre chute de météorite nettement plus petite, environ 10 m de diamètre, et moins ravageuse, environ 100 km2 de taïga détruits tout de même, s’est produite le 24/25 septembre 2002, plus au SE dans la région montagneuse de Potomskoïe Nagorie, oblast d’Irkoustk, au nord du Tarim affluent RD de la Lena, proche de la Toungouska à l’échelle de la Sibérie ; toujours dans l’oblast d’Irkourtsk, il s’en était produit une en 1976, près d’Oust-Ilimsk à l’est de l’Angara ; assez curieux, plutôt inattendu et même improbable dans trois zones désertiques relativement proches, cela montre qu’il se produit peut être assez fréquemment des chutes de météorites dans de telles régions ou en mer ; la surveillance spatiale permanente à laquelle on se livre maintenant permet de repérer les gros astéroïdes et d’en suivre la trajectoire , cela accroîtra notre connaissance de ce phénomène, le plus énigmatique de tous les phénomènes naturels. – DES CATASTROPHES PRÉVUES, PAS PRÉVENUES Certaines métropoles sont situées dans des zones où l’on sait qu’un événement naturel paroxystique, un big one, est susceptible de se produire, éruption volcanique à Naples, séisme à Tokyo, cyclone à Brisbane, inondation à Dacca… Mais prévoir une catastrophe majeure ne veut pas dire qu’elle sera prévenue, que le site exposé sera efficacement protégé, que la crise sera correctement gérée, que les secours seront adaptés, rapides, efficients… même si l’on en avait théoriquement les moyens techniques ; ceux que l’on s’était donné peuvent se révéler impropres, insuffisants, inefficaces… pour de nombreuses raisons, souvent peu avouables, moyens financiers insuffisants, volontairement limités, impréparation, confusion, incompétence… ; on peut aussi être dépassé par un événement s’écartant du scénario prévu, pire que celui attendu, différent de lui… KATRINA SUR LA NOUVELLE-ORLÉANS LE 29 AOÛT 2005 Après une traversée de l’Atlantique Fig. peu remarquée, Katrina est arrivé sur les Bahamas vers le 25 août 2005 ; ce n’était alors qu’un cyclone préoccupant, de 3e catégorie et de direction ≈ E-W ; mais au matin du 29 août, quand il a abordé le delta du Mississippi après avoir dévié vers le nord, il avait atteint la 5e catégorie, la plus élevée de l’échelle de Saffir-Simpson cf. , pour revenir à la 4e en pénétrant dans les, Histoires édifiantes terres ; son œil d’une cinquantaine de kilomètres de diamètre se déplaçait à environ 25 km/h sur une trajectoire N-S, à peu près perpendiculaire à la côte ; à sa périphérie, la hauteur totale des précipitations dépassait 300 mm, la vitesse du vent dépassait 300 km/h et sur la côte, l’onde barométrique et les vagues de tempête dépassaient8mde haut. Le 29 vers 4 heures, il ravageait les côtes très basses de l’Alabama, du Mississippi et de la Louisiane jusqu’à plus de 2 km du bord bateaux projetés à l’intérieur des terres, toits, lignes aériennes et arbres arrachés, constructions fragiles détruites, ponts emportés, inondations…, rien d’inhabituel dans ces contrées souvent parcourues par des cyclones ; renseignés puis tenus en alerte par les autorités, les habitants savent habituellement à quoi s’en tenir et agissent en conséquence autant que faire se peut, en se calfeutrant chez eux ou en partant. Quand le cyclone est passé et le calme revenu, généralement au bout d’une dizaine d’heures, il reste habituellement à constater les dégâts, déblayer la boue et les déchets, tout remettre en état, estimer les dommages et les indemniser ; on déplore malheureusement presque toujours quelques victimes. Figure – Les cyclones Katrina et Rita Vers 10 heures, Katrina frôlait La Nouvelle-Orléans par l’est et endommageait assez modérément la ville et ses abords quelques toits arrachés, quelques bâtiments légers détruits, quelques incendies…, la routine ; il semblait qu’on l’avait échappé belle. Mais après le passage du cyclone et quelques heures de calme, une catastrophe qui n’avait rien de naturel s’est produite dans la nuit du 30, et n’a fait que s’aggraver pour devenir le pire désastre que les États-Unis aient subi depuis leur origine la majeure partie de la ville a été inondée et l’est restée durant près d’un mois ; ce qui avait été épargné par le cyclone a été détruit par l’inondation. Les crues du Mississippi lui-même sont contrôlées par les berges naturellement surélevées du fleuve, un talus large d’au plus 2 km dont la crête est vers3mau dessus du niveau de la mer, couronnée par des digues et des quais ; les anciens quartiers de la ville dont le French Quarter historique et Downtown, le quartier des affaires, y sont en principe à l’abri d’inondations catastrophiques, parfois au prix d’ouvertures volontaires de digues en amont comme en 1927 cf. Par contre, les crues du lac Pontchartrain sont moins fréquentes et moins hautes car le lac est une lagune communiquant avec la mer à l’est ; mais elles sont plus dangereuses car elles menacent directement les bas quartiers de la ville moderne qui occupent le fond de la partie sud asséchée du lac, 1à3msous le, 1 – Des risques de toutes natures niveau de la mer ; le solyatassé de près de1men une cinquantaine d’années sous l’effet de l’assèchement, des constructions, de l’extraction de pétrole… ; cette zone est isolée du lac qui la domine par une digue dont la crête est aussi vers3mau-dessus du niveau de la mer ; elle est parcourue et dominée par des canaux de drainage reliés au lac, aux minces berges totalement artificielles ; en cas de forte crue, cette situation n’est tenable que si les digues du lac et des canaux résistent et si la pérennité de fonctionnement d’une vingtaine de stations des pompages est assurée cette fois, la crue du lac et des canaux due à l’onde barométrique maritime et aux précipitations du cyclone a ouvert trois brèches dans les digues des canaux ; les stations de pompages se sont arrêtées par manque de courant électrique puis ont été submergées… ; la majeure partie de la ville a été noyée en quelques heures. La vulnérabilité de la ville était parfaitement connue et de nombreux spécialistes avaient produit des rapports alarmants ; on considérait néanmoins que pour un cyclone de 3e catégorie, la ville ne risquait pratiquement rien et que pour un de 5e, les digues pourraient être localement submergées mais pas détruites ; considérant ainsi que le risque n’était pas bien grand, l’Administration et le Congress n’avaient accordé qu’une faible partie des crédits demandés pour 2001/2005 par l’Army Corps of Ingineers responsable de l’entretien des digues ; pourtant en 2004, une simulation avait indiqué que si le niveau de l’eau dans le lac atteignait 3 m, l’inondation était probable et l’évacuation des bas quartiers impérative, mais que celle des personnes empêchées, vieux, malades, pauvres…, ne pourrait pas être assurée ; et c’est bien ce qui s’est passé. Il aurait au moins fallu loger, nourrir, abreuver, soigner… ceux qui étaient resté ; les hésitations des décideurs, l’impréparation des organismes spécialisés comme le Fema Federal Emergency Management Agency ne l’ont pas permis trois jours pour réaliser l’ampleur de la catastrophe et prendre les mesures indispensables, inorganisation et extrême lenteur des secours, insuffisance et inadaptation des moyens… Contre 500 M$ en 5 ans qui n’ont pas été attribués pour réparer les digues, il a fallu engager 62 G$ pour les opérations de première nécessité, il faudra peut-être 20 G$ pour réparer et sécuriser les digues et 200 G$ pour réparer de la totalité des autres dommages dont environ 250 000 bâtiments plus ou moins détruits… sans compter les très nombreuses victimes, au moins 1 300 morts et 6 500 disparus ! Vers le 21 septembre Rita, cyclone de 5e catégorie, menaçait Houston ; les secours ont été organisés et la ville a été évacuée ; mais revenu en 3e, Rita l’a évitée par l’est ; là encore il semblait qu’on l’avait échappé belle ; mais quand les gens qui savaient qu’ils n’avaient rien perdu, ont voulu retourner chez eux au plus vite, ils ont provoqué le plus grand embouteillage connu catastrophe mineure, certes, mais tout aussi imprévue. Il n’y a pas que dans le tiers-monde que les événements naturels paroxystiques se transforment en catastrophes non prévenues ! - ADAPTATION D’UN SITE INGRAT On peut pourtant vivre dans un site ingrat sinon dangereux, sans prendre trop de risques, et même sans que la plupart des occupants s’en rendent habituellement compte on peut assumer ces risques si l’on adapte bien son comportement et ses ouvrages aux particularités de ce site. Les exemples précédants ne sont pas très convaincants, mais ce, Histoires édifiantes que l’on a fait dans le site de Venise depuis le VIIe siècle l’est davantage ; ce que l’onyafait récemment l’est beaucoup moins. VENISE On dit que la pérennité de la lagune et la sécurité de la ville dépendent de la terre, de la mer et des hommes de la terre parce que les alluvions des rivières l’ensablent et parce que le sol descend par subsidence et tassement ; de la mer parce que les tempêtes érodent les lidi, parce que les courants côtiers et ceux de marée dans la lagune y déplacent les bancs de sable, et à cause de l’eustatisme ; des hommes qui perturbent son fragile équilibre par leurs aménagements maritimes et leurs installations industrielles, dragages, remblayages, pompages d’eau souterraine, pollution... Pour se défendre de la terre et de la mer, les Vénitiens me paraissent être ceux qui, en Occident, se sont montrés les plus extraordinaires géotechniciens ; ils ont fondé, développé et maintenu durant plus de treize siècles, une ville et ses annexes dans l’un des sites les plus inhospitaliers qui soient, une lagune de piedmont, particulièrement instable. Cette lagune borde en effet le fond d’un golfe aux marées sensibles et aux tempêtes impressionnantes, érodant sans cesse un fragile cordon littoral, un lido, privé des alluvions des fleuves côtiers détournés, qu’il a donc fallu protéger tout en préservant les chenaux intérieurs et les passes navigables, les porti du Lido, de Malamocco et de Chioggia, car Venise n’existait que par le commerce maritime. Jusqu’au XVe siècle, le Piave, le Brenta et d’autres petits fleuves torrentiels alpins aux crues énormes et violentes susceptibles de bouleverser tout le réseau hydrographique du fond du golfe adriatique, aboutissaient de façon permanente ou occasionnelles dans la lagune et leurs alluvions la comblaient progressivement ; poursuivant des travaux qui avaient débuté au XIVe siècle, Fra Giocondo puis Christoforo Sabatino au milieu du XVIe les ont fait détourner au nord et au sud de la lagune pour préserver des chenaux de navigation et de drainage, tout en maintenant un apport d’eau douce nécessaire à la vie on pense que le Canal Grande et surtout le canal de la Guidecca qui traverse la lagune de Fusina au Lido, sont des reliquats de bras de l’ancien delta du Brenta ; pour les mêmes raisons, l’Adige et plusieurs bras du delta du Pô lui-même ont dû aussi être détournés vers le sud au début du XVIIe siècle... Depuis l’origine, le sous-sol de la lagune est affecté d’une subsidence tectonique et diagénétique permanente aux effets de laquelle s’ajoutent ceux de l’eustatisme, et sous la ville elle- même, le tassement de consolidation dû à son poids ; il résulte de tout cela une irrésistible montée » apparente des eaux qui imposa plusieurs fois sinon continûment, de changer le niveau de base de la ville. Le Canaletto a mis en place ses nombreux tableaux à la boite noire, ce qui a permis de mesurer le niveau de l’eau au XVIIIe siècle dans tout Venise et dans diverses situations ; des observations archéologiques l’ont permis à plusieurs endroits, pour diverses époques, notamment dans la crypte de San Marco dont le niveau relatif du dallage a baissé de près de2m; actuellement, la montée eustatique des eaux est d’environ 1,5 mm/an, mais il n’est pas constant le niveau de l’eau aurait monté vers la fin du premier millénaire puis descendu durant le XIe siècle, de nouveau monté par saccades jusqu’au XVIe, serait reste stable jusqu’au XVIIe, aurait descendu jusqu’à la fin du XIXe pour remonter jusqu’à aujourd’hui et pour peut-être encore longtemps, sans que l’on sache trop pourquoi., 1 – Des risques de toutes natures Par l’ampleur des travaux entrepris et par leur durée, l’aménagement du site de Venise doit être l’un des plus considérables que l’homme n'ait jamais entrepris et mené à bien avant de disposer des moyens techniques et scientifiques de ce siècle. La détermination des Vénitiens a largement appuyé l’obligation dans laquelle ils se trouvaient d’expérimenter sans cesse en hydraulique fluviale et maritime il leur arrivait aussi de détruire eux-mêmes les ouvrages qu’ils avaient construits, si les faits montraient que les effets de ceux qu’ils avaient crus bénéfiques, étaient au contraire désavantageux, voire nuisibles ; on verra plus loin que, malgré l’arsenal de moyens théoriques et pratiques dont nous disposons, les effets de nos propres aménagements de cours d’eau et de littoraux sont toujours aussi incertains, et que si, beaucoup moins humbles et lucides qu’eux, nous ne détruisons plus les ouvrages qui se révèlent inadéquats, voire dangereux à l’usage, les crues et les tempêtes le font pour nous en provoquant des accidents ou des catastrophes qui n’ont en rien de naturels. La ville couvre un groupe d’îlots dont la pérennité n’est due qu’à l’activité incessante des hommes ; il a fallu le protéger à la fois de l’érosion et de l’envasement, compenser la lente montée des eaux par des apports quasi permanents de remblais, de telle sorte que la partie artificielle du sous-sol de Venise est stratifiée. Et pourtant, ce petit archipel avait été judicieusement choisi comme le mieux adapté aux besoins de ses occupants, parce que situé dans la partie la plus sableuse et donc la plus stable de la lagune, sans doute le delta du Brenta. Toute la ville est évidemment construite sur ce que l’on appelle maintenant fondations spéciales. Le système change selon la nature locale du sous-sol, l’époque de construction, le poids et les dimensions de l’édifice. On connaît trois types de fondations à Venise, le radier, les pieux courts et quasi jointifs compactant la couche superficielle très peu consistante du sous-sol, ou les pieux longs et espacés transmettant les charges à une couche sous-jacente sableuse, plus compacte. Nous n’avons rien inventé ; les pieux étaient en bois, ils ont été en acier, ils sont en béton ; les longrines et les radiers étaient des enchevêtrements de troncs couchés et/ou de fascines, ils ont été des poutres d’acier ou des voûtes renversées maçonnées, ils sont en béton armé, coulé ou injecté. Les matériaux ont changé, mais la technique est la même ; elle a seulement évolué avec les progrès techniques des matériaux et de leur mise en œuvre., Histoires édifiantes - Le site de Venise Comme tous les maîtres d’œuvre vénitiens, Sansovino était aussi un habile géotechnicien qui, évidemment, attachait un soin particulier à fonder ses constructions et à réparer celles des édifices qu’il restaurait ; chef des Procurateurs, c’est-à-dire architecte en chef de la République, tout ce qui s’est entrepris à Venise durant une bonne moitié du XVIe siècle, l’a été sous son contrôle ou avec son concours ; il est ainsi un des premiers hommes de l’art à avoir entrepris une étude systématique des techniques de fondation. Par leur travail incessant, ses successeurs et leurs collègues hydrauliciens ont réussi à conserver, d’abord pour eux, ensuite pour nous, la ville extraordinaire qui émerge des brumes matinales quand on franchit le pont della Libertà, puis dont on découvre les somptueuses façades des palais qui bordent le Canal Grande, à bord du vaporetto qui conduit à la place San-Marco. Lors d’acque alte, marées hautes exceptionnelles de plus en plus fréquentes, environ 50 en 100 ans, mais 6 en 1960, une dizaine actuellement, ou aucune de 1886 à 1906, cette place et une partie plus ou moins grande de la ville, sont hélas transformées durant4à5heures, le temps d’une marée haute de plus de 0,8 m, en un pittoresque, mais pernicieux lac que l’on parcourt sur des passerelles démontables ; une station météorologique située à environ 12 milles du rivage du Lido, donne l’alerte quand la marée montante y dépasse 1,1 m. Pour l’acqua altissima du 4/11/1966, marée haute de vives eaux associée au sirocco, à une basse pression atmosphérique, à une seiche par résonance du fond du golfe et aux fortes crues des fleuves, a dépassé la hauteur de 1,9 m, pénétrant partout dans la ville, tandis que la tempête associée ruinait de longues sections de murazzi, les digues à la mer du rivage de l’Adriatique construites durant tout le XVIIIe siècle, après la destruction des premières, 1 – Des risques de toutes natures défenses par les tempêtes de 1686 et 1691. De façon courante actuellement, le marnage d’acqua alta peut atteindre 1,5 m auquel les fragiles quais des petits canaux et les pieds des façades de bâtiments résistent d’autant plus mal qu’ils sont incessamment sapés par les vagues de sillage des vaporetti et autres innombrables embarcations à moteur qui sillonnent les canaux et la lagune. Dans des conditions différentes il se produit aussi des secche, marées basses exceptionnelles qui peuvent dépasser - 1,2 m ; on en parle moins mais elles sont aussi très pernicieuses car elles assèchent la plupart des canaux et affouillent les fondations des ouvrages riverains, quais, ponts, bâtiments... Sauver Venise ? Ainsi, Venise est toujours aussi fragile ; elle l’est même davantage, car aux effets de la terre et de la mer s’ajoutent ceux des hommes, essentiellement de l’occupation moderne, touristique, indifférente aux effets du temps, plutôt que résidentielle, attentive à préserver son milieu ; la ville a du reste perdu une grande partie de ses habitants la plupart de ceux qui y travaillent, arrivent le matin, pour en repartir le soir. Mais les effets néfastes prépondérants sont surtout ceux de l’énorme zone industrielle et des installations portuaires de Marghera sur le bord terrestre de la lagune, ainsi que ceux des canaux de navigation qui les relient au porto du Lido, en longeant la Giudecca et directement, à celui de Malamocco ouvert en 1970, long de 18 km dont 15 en mer, large de 140 m, profond de 15 m ; ces aménagements ont débuté au cours des années 20 et se sont amplifiés à partir de 1970. L’érosion du rivage marin entre Chioggia et l’embouchure du Piave est très active malgré les murazzi, qui sont fréquemment bousculés voire ruinés par les tempêtes littorales. Pourtant, la montée des eaux est le phénomène le plus redoutable ; l’eustatisme est toujours actif, mais c’est surtout l’affaissement du sol, subsidence et tassement, qui la détermine, environ 12 cm/siècle en moyenne pour la période historique, 3 mm/an en moyenne pour la période actuelle avant Marghera, plus de5à10 mm/an après, principalement à cause de l’exploitation industrielle des eaux souterraines qu’il a bien fallu limiter, puis interdire ; on est alors revenu vers 5 mm/an ; ainsi, la basilique de San Marco ne sera pas de sitôt noyée jusqu’au bas de ses coupoles comme l’a récemment montré une image télévisuelle de synthèse, affolante mais totalement irréaliste. De nombreux bâtiments de Venise sont plus ou moins gondolés ou inclinés sous l’effet de tassements différentiels, inévitables dans ce site dont tout le sous-sol alluvial peu compact est très compressible, ainsi que sous l’effet de la dégradation des matériaux de construction, tant par l’air marin et l’eau saumâtre que par les pollutions industrielles ; il arrive heureusement assez rarement qu’en général faute d’entretien, certains s’écroulent tout ou partie ; il s’agit alors d’ouvrages abandonnés dans des zones peu fréquentées. Le campanile de San-Stefano penche mais parait stable ; haut d’une centaine de mètres, celui de San-Marco était à peu près vertical ; construit en 1512, il s’est écroulé en 1902, alors que son faux aplomb n’atteignait pas 1% de sa hauteur ; il était fondé sur un massif de maçonnerie de 13 x 13 m de surface et 3,2 m d’épaisseur, reposant sur des pieux jointifs de 2,5 m de long, une technique courante de fondation à l’époque de sa construction. On a calculé que la pression ultime de rupture du matériau d’assise était d’environ 20 bars alors que la pression effective que lui transmettait l’ouvrage était d’environ 6 bars, soit un coefficient de sécurité supérieur à 1/3, valeur que l’on considère maintenant comme, Histoires édifiantes suffisante ; géomécaniciens sans le savoir, les anciens vénitiens faisaient comme nous ! Donc, l’écroulement n’était dû ni à l’inclinaison, ni au poinçonnement des fondations tel que la géomécanique le prévoit habituellement, car dans ce cas il se serait produit peu de temps après l’achèvement de la construction, mais sans doute à la dégradation des matériaux de construction de la base de l’édifice ; son écroulement aurait alors été provoqué par un événement secondaire aléatoire, acqua alta, secca, petit séisme... qui l’aurait déséquilibré il a été reconstruit à l’identique au même emplacement, avec des matériaux plus légers, sur les mêmes fondations simplement renforcées la géomécanique n’est peut-être pas la science exacte que l’on croit et l’étude du risque naturel» sera toujours plus ou moins... risquée ; après l’incendie qui l’a détruite, la Fenice a été reconstruite apparemment à l’identique, mais en fait, c’est un bâtiment dont la structure est moderne, avec des sous-sols étanches et sur de nouvelles fondations. Sauver Venise est donc une œuvre qui dépasse les moyens de ce qui reste de Vénitiens et même de l’ensemble des Italiens ; patrimoine de l’humanité, c’est à nous tous, sous l’égide de l’Unesco, d’écarter le risque de le perdre, en l’entretenant pour le conserver. En 1984, un groupement d’entreprises et de spécialistes de l’hydrologie marine a lancé l’étude d’un vaste projet de prévention de l’acqua alta qui a abouti à un dispositif automatique de panneaux mobiles pour fermer les trois porti lors de marées dépassant la hauteur de1mconsidérée comme courante sinon normale le MOdulo Sperimentalo Elettromeccanico, Mose, Moïse en français, acronyme en jeu de mots technocratico- biblique, Moïse écartant les eaux de la mer Rouge pour faire passer les Juifs pourchassés par Pharaon puis les laissant revenir pour noyer ce dernier et son armée ; il est estiméà2à3milliards d’euros et sa construction durerait une dizaine d’années ; parallèlement, on construirait des récifs au large des porti pour les protéger des tempêtes... Le projet étudié depuis près de trente ans est très critiqué par les experts du Consorzio Venezia nuova sous l’autorité du Magistrato all’Acqua, héritier du deuxième personnage hiérarchique de la République après le Doge pendant plus de 500 ans, car il modifierait d’une autre façon aux effets inconnus l’état actuel de la lagune et n’aurait évidemment pas d’effet sur l’eustatisme. Un autre projet, théoriquement moins traumatisant pour l’environnement, mais pratiquement irréalisable avec les moyens techniques dont on dispose, dans un délai et pour un coût raisonnables, serait de rehausser tout ou partie de la ville de plus de 1 m. Il serait moins spectaculaire, mais plus réaliste et plus efficace de rétablir autant que possible la lagune dans son état d’avant l’aménagement industriel en plaçant au large des bouées de déchargement des pétroliers qui seraient reliées à Marghera par pipe-line, ce qui permettrait de supprimer les grands chenaux de navigation, et aussi en rehaussant les quais, les berges et les ouvrages les plus affaissés, en nettoyant les canaux et les chenaux..., ce que les anciens vénitiens faisaient sans cesse. Moïse devrait pourtant être de nouveau sauvé, mais cette fois par la politique des grands travaux, pas par la fille de Pharaon. On pourrait aussi éviter d’attendre qu’un ouvrage soit en ruine pour le reconstruire, en intervenant systématiquement, selon un plan général fixant un ordre de priorité en fonction de l’état réel des ouvrages menacés., 1 – Des risques de toutes natures - EFFICACITÉ DE L’ENTRETIEN Dans des conditions géotechniques plus délicates, la tour de Pise est heureusement toujours debout ; elle existe depuis plus de huit siècles au cours desquels elle a été régulièrement entretenue, ce qui assurément, a évité sa ruine c’est l’exemple le plus caractéristique de la nécessité de surveiller et entretenir un ouvrage exposé à un risque naturel». Car les ouvrages dont la ruine a été évitée ou du moins retardée fort longtemps, sont nombreux et variés, de tout temps et de tous lieux ; s’il n’en était pas ainsi, rien de durable n’existerait ; leurs exemples sont convaincants et instructifs pour éviter la ruine, il faut et il suffit d’être attentif, compétent, consciencieux et actif. Autre affirmation apparemment évidente et/ou stupide, qui mérite aussi d’être illustrée. LA TOUR DE PISE La pérennité de cet ouvrage célèbre, qui est aussi un chef-d’œuvre géotechnique, montre qu’un aléa, inconnu et impossible à comprendre à l’origine, n’entraîne pas nécessairement la ruine, pour peu que l’on soit attentif à en corriger les effets en temps voulu et que l’on accepte d’entretenir l’ouvrage durant toute sa vie. En arrivant sur le campo dei Miracoli, en fait une vaste prairie couverte de touristes moutonniers, par la porte Santa-Maria d’où la vue de la tour est la plus spectaculaire, on se prend à vouloir courir pour aller vite l’empêcher de tomber tant son inclinaison est impressionnante, environ 5° vers le sud, soit environ5mde faux aplomb pour environ 20 m de diamètre à la base et environ 57 m de hauteur mais ne vous pressez pas, quoi que l’on en dise, elle n’a pas encore été près de s’écrouler spontanément ! En effet, en la regardant attentivement de l’est ou de l’ouest, vous verrez qu’elle penche moins en haut qu’en bas, car son aplomb a visiblement été progressivement corrigé au cours de son édification ses constructeurs successifs savaient sans doute que le sous-sol du site n’était pas stable, car ils avaient dû observer les effets des tassements sur le duomo voisin, construit depuis près de cent ans ; ils surveillaient donc attentivement leur ouvrage dont la construction a duré près de deux siècles, de 1173 à 1350, en deux ou trois phases d’une dizaine d’années chacune ; ils l’arrêtaient quand les mouvements devenaient inquiétants comme vers 1180 au niveau du quatrième étage et en 1278, au niveau de la terrasse du sixième, et la reprenaient en rectifiant un peu l’inclinaison quand les mouvements s’atténuaient. Ainsi, grâce à cette pratique qui permettait la lente consolidation des matériaux du sous-sol de son assise sous l’effet de son propre poids, grâce à sa surprenante silhouette de banane, la tour ne s’est pas encore écroulée Cela a sûrement beaucoup plus contribué à sa survie que les projets issus des innombrables et savantes études théoriques sur son comportement depuis que l’on a inventé la géomécanique et même avant jusqu’à présent, les seuls travaux efficaces ont été ceux de consolidation de sa structure ; car en fait, tant que sa structure sera solide, ce qu’elle est depuis l’origine, la tour ne pourrait s’écrouler que si l’aplomb de son centre de gravité sortait plus ou moins de son polygone de sustentation ; il en est encore très loin. Par contre, les travaux entrepris sur ses fondations n’ont jamais ralenti son mouvement ; ils l’ont même souvent aggravé ; ce mouvement n’est du reste pas plus continu que tout autre phénomène naturel, ce qu’il est comme eux, selon l’époque, suivant les variations climatiques et hydrologiques saisonnières, annuelles..., il accélère, ralentit ou même, Histoires édifiantes s’arrête un temps, selon un comportement que l’on qualifie maintenant de chaotique, mais la tendance est bien toujours à un lent accroissement de l’inclinaison et du tassement. Photo – La tour de Pise Son aplomb a été rectifié au cours de sa construction elle penche moins en haut qu’en bas. Il en va au contraire différemment quand on essaie de la redresser ou de sinon arrêter, du moins ralentir son mouvement ; jusqu’à la dernière trop récente pour que l’on puisse en apprécier le résultat définitif, toutes les interventions sur les fondations se sont soldées par une aggravation de l’inclinaison en 1838, lors du creusement du trottoir périphérique destiné à montrer la partie basse de la tour enterrée par le tassement, le mouvement qui était à peu près arrêté, a fortement repris, 40’ de plus d’inclinaison, soit 45 cm de plus de faux aplomb ; en 1934, injection de ciment dans les fondations + 31’’ d’inclinaison, soit + 8 mm de faux aplomb ; au cours des années 1960/70, pompages dans la nappe aquifère + 41’’ d’inclinaison, soit + 10 même de faux aplomb ; en 1985, intervention sur les fondations 10’’ d’inclinaison, soit + 2,5 mm de faux aplomb ;en 1995, encore des travaux sur les fondations dont le principal résultat a été une véritable panique, car on a craint un moment l’effondrement !Ce monument et ceux qui l’entourent, baptistère qui penche un tout petit peu lui aussi, duomo plus ou moins gondolé... sont en effet construits dans un site particulièrement ingrat, la plaine alluviale fluvio-marine subactuelle de l’embouchure de l’Arno, dont le sous-sol est constitué d’une couche épaisse de plus de 300 m de matériaux sablo-argileux aquifères peu consistants, très compressibles. Épais d’environ 10 m, les matériaux superficiels sur lesquels est directement fondée la tour sont plutôt sableux et auraient supporté sans poinçonner la pression moyenne d’environ 5 bars que son radier de fondation leur transmettrait si elle était droite ;l’inclinaison se traduit par des tassements d’environ 1,3 m au nord et de 2,8 m au sud, de sorte que la pression est, 1 – Des risques de toutes natures d’environ 0,5 b au nord et d’environ 10 b au sud. On pense que cela est dû d’abord au fait que ces matériaux sont un peu plus compacts au nord qu’au sud et à la présence d’une couche d’argile molle plus ou moins fluente au-delà de 10 m. Grâce à la géomécanique, on sait donc maintenant expliquer l’inclinaison de la tour par le tassement différentiel de sa fondation, mais plus simplement, on constate en descendant sur son parvis avant de la gravir, que ce tassement dépasse2mau total, ce qui est tout aussi ahurissant que son inclinaison ; on a fait aussi des mesures de faux aplomb très précises, moins de 1 mm/an d’accroissement au cours de ce siècle, mais ilyaprès de 400 ans, Galilée aurait déjà lâché divers objets du bord de la sixième terrasse pour établir sa loi de la chute des corps ; si comme on le dit maintenant, c’est une légende analogue à celle de la pomme de Newton, elle confirme néanmoins que la tour penche bien de façon très spectaculaire depuis très longtemps ; certains géomécaniciens ont pu néanmoins prétendre qu’actuellement elle serait devenue instable au point qu’ils ont prédit son écroulement dans un délai très proche ; le délai de certaines prédictions est même déjà écoulé depuis pas mal de temps ! De nombreuses commissions d’experts ont étudié le comportement de la tour en vue d’éviter cet écroulement tant de fois prédit, mais qui heureusement a jusqu’à présent refusé de se produire ; demeurées théoriques, leurs études n’ont longtemps servi qu’à alimenter des querelles...d’experts et la perplexité des décideurs. Après l’effondrement d’un campanile à Pavie en 1989, qui a fait 4 victimes, on a fermé par précaution l’accès à la tour en février 1990 et une 17e commission a repris les études de la 16e qui dataient de 1965. Sans attendre ses conclusions on a décidé de renforcer la structure de la tour, ce qui était une excellente chose, facile à faire ; on a ainsi cerclé ses parties les plus dégradées au moyen de câbles d’acier précontraints les fissures se sont alors un peu fermées. Selon le diagnostic de la commission publié en 1993, il importait de ralentir le mouvement, ce qui se fait plus ou moins naturellement à très long terme ; c’est difficile à réaliser comme l’ont montré diverses tentatives mais cela peut être une bonne chose à court terme pour rassurer les contemporains chercher à redresser un tout petit peu la tour est en fait la quête plus médiatique que technique du Graal de la géotechnique pisane ; c’est aussi un fantasme universel dans le film Superman III, Christofer Reeve s’y employait., Histoires édifiantes Figure – Site et mouvements de la tour de Pise Ce qui a alors été décidé ne rassurait pas vraiment en 1993, après modélisation et simulations multiples, on a placé au pied du côté nord qui a le moins tassé, un contrepoids de 600 tonnes de plomb pour diminuer de 1° 30’ soit environ 1,2 m de moins de faux aplomb cette curieuse façon de traiter le tassement différentiel général en surchargeant le côté qui tassait le moins et dont on disait même qu’il se soulevait, n’a pas eu l’effet escompté le gain d’inclinaison n’a été que de 52’’ et donc le faux aplomb n’a gagné que 13 mm mais... le tassement c’est accru de 2,5 mm ! En 1995, on a congelé le sous-sol du côté sud, ce qui a accru l’inclinaison jusqu’au risque d’effondrement ; on a alors arrêté les travaux et ajouté 230 t de lest au nord pour arrêter l’inclinaison mais, conséquence inévitable, on a encore accru le tassement. Avec la 18e commission, cela est devenu un peu surréaliste mais plus prudent elle a d’abord fait établir un modèle numérique très compliqué pour tester les effets possibles des différentes solutions envisagées, puis fait bâtir un modèle en vraie grandeur près du pignon ouest du cimetière pour valider la solution retenue, ancrer la partie nord par des tirants puis extraire par forage à la tarière un peu de matériau sous la partie nord de la fondation afin de faire tasser ce côté sans faire tasser l’ensemble et enfin injecter le sous-sol côté sud ; cette solution a été préférée à une autre envisagée, reprise en sous-œuvre au moyen de micropieux ancrés vers une cinquantaine de mètres de profondeur ; elle a ensuite fait haubaner la tour au niveau du 3e étage le temps d’exécuter les travaux. L’opération terminée après une dizaine d’années d’études plus ou moins farfelues et de travaux plus ou moins imprudents voire dangereux, et pour plus de 25 M€, on aurait arrêté pour un temps indéterminé le mouvement d’inclinaison, l’inclinaison aurait diminué de 0°- 15’ et le faux aplomb de 22,5 cm, soit un gain d’environ 4% alors que l’on visait au moins, 1 – Des risques de toutes natures 10% Much Ado About Nothing ! La tour n’en demandait pas tant, mais au moins, les touristes privés de monter durant près de douze ans, peuvent de nouveau faire l’ascension pour se dégourdir les jambes après un long parcours d’approche en autocar. On dit que cette réparation » doit assurer encore deux à trois siècles de vie à la tour de Pise, mais bien savant ou plutôt bien inconscient serait qui pourrait l’affirmer. Que durera encore la tour ? Un jour, un an, dix ans, un siècle, dix siècles ou même plus ? Tout dépendra en fait de l’intérêt que les hommes continueront ou non à lui témoigner et des bêtises qu’ils éviteront de faire en essayant de la conforter et surtout de la redresser inconsidérément. La plupart sinon la totalité des événements rapportés dans la suite cet ouvrage ont des histoires tout aussi édifiantes. - LE SYSTÈME TERRESTRE La manifestation intempestive de n’importe quel phénomène naturel, volet aléa du risque naturel », n’est qu’une courte et rapide péripétie parmi d’autres du comportement normal du système terrestre, la Terre. L’observation directe de ce système extrêmement complexe est en grande partie impossible puisque seule la surface du sol est visible et tangible. Ses éléments sont eux- mêmes très complexes leurs formes et leurs comportements sont rarement déterminables avec précision ; leurs dimensions très petites ou très grandes, n’ont généralement aucune commune mesure avec les dimensions facilement accessibles à l’homme sans le secours d’instruments ; ils ne sont pas immuables et la plupart des facteurs qui régissent leurs comportements, généralement très typiques, sont mal connus et ne peuvent pas être maîtrisés. Mais l’hétérogénéité considérable du matériau terrestre n’est pas aléatoire ; ce matériau est en effet structuré on ne confond pas un cristal d’orthose, une poche de vase, une dune de sable, un filon d’aplite, une couche de craie, une coulée de basalte..., mais d’autres structures, tectoniques en particulier, sont beaucoup moins évidentes. Ses comportements sont eux aussi extrêmement complexes mais tout aussi structurés ; les phénomènes naturels sont innombrables et leurs manifestations sont généralement spécifiques d’un lieu ce qui se passe à proximité d’un volcan lors d’une éruption n’a rien à voir avec ce qui se passe dans une plaine alluviale lors d’une inondation, sous un immeuble dont l’assise tasse... ; elles sont aussi spécifiques d’un moment chaque événement quel qu’il soit, où que ce soit, est unique ; ce qui se passe avant, pendant et après est certes coordonné, mais l’enchaînement est plus ou moins aléatoire ; on peut prévoir l’événement, pas le prédire., Le système terrestre L’étude de ce système ressortit plus ou moins et tout ou partie selon le cas, à de nombreuses sciences, astronomie et/ou planétologie, géodynamique interne et/ou externe, climatologie et/ou météorologie, hydraulique marine et/ou continentale... et met en œuvre de nombreuses techniques générales et/ou spécialisées, observations, mesures, modélisations, interprétations... Elle est donc particulièrement compliquée ; ses acquisitions en continuelle évolution ne sont jamais définitives ; la plupart des théories qui en découlent ne sont que des hypothèses ; les résultats qu’on en obtient sont des approximations n’exprimant que des ordres de grandeur. - ORGANISATION ET COMPORTEMENT Les formes et l’organisation du système terrestre ressortissent à la géomorphologie ; son comportement ressortit à la géodynamique ; l’une et l’autre sont dites internes quand elles concernent les profondeurs du globe et externes quand elles concernent sa surface. Figure - Le système terrestre Le système terrestre est d’une part un petit élément du système solaire dont il dépend étroitement parce qu’il lui impose sa structure et son comportement propres, et d’autre part un ensemble spécifique, quasi-autonome, particulièrement complexe, structuré en sous- systèmes, lithosphère, hydrosphère, atmosphère et biosphère qui sont eux-mêmes les ensembles de sous-systèmes de rang inférieur, continent, inlandsis, océan..., jusqu’aux roches, minéraux, cristaux, molécules, atomes, particules... qui ont des comportements spécifiques, tout en interagissant d’innombrables façons, à d’innombrables niveaux, en, 1 – Des risques de toutes natures d’innombrables endroits. Depuis que la croûte terrestre existe, c'est-à-dire depuis plus de 4 Ga, des reliefs se créent et se détruisent incessamment à la surface du globe ; l’eau s’évapore de l’océan pour tomber sur les continents et retourner à l’océan par les fleuves ; à un endroit donné, le temps qu’il fait varie plus ou moins d’un jour à l’autre et le climat fait de même à plus long terme système dynamique instable, animé par l’énergie thermique interne, la gravité et l’énergie solaire, le système terrestre évolue continuellement et de façon plus ou moins coordonnée à toutes les échelles d’espace et de temps qui passe. À l’échelle du temps de la Terre, cette évolution paraît continue et monotone, mais elle semble ne pas l’être à l’échelle du temps humain, car on n’en observe que des événements de très courte durée à partir d’un certain seuil d’intensité qui dépend à la fois de la nature du phénomène considéré et de nos sens ou de nos instruments ; la fonction intensité/temps de n’importe quel phénomène est continue, mais dans un certain intervalle de n’importe quelle échelle de temps, elle est apparemment désordonnée voire incohérente, successivement plate, croissante ou décroissante avec des minimums et des maximums relatifs plus ou moins individualisés et parfois des paroxysmes. Pour le peu que l’on en sait, car le temps historique humain est court et la géologie historique est imprécise, cette évolution montre aussi des tendances à la hausse, à la baisse ou une stabilité durant des périodes plus ou moins longues et plus ou moins espacées mais jamais cycliques. Les événements naturels intempestifs voire paroxystiques sont uniques, contingents, mais normaux et généralement explicables ; ce ne sont pas des anomalies. Le temps du système terrestre est orienté et irréversible ; l’état final d’un site affecté par un phénomène n’est jamais identique à son état initial ; il en va de même pour l’ensemble du système terrestre ce qu’il est et ce qu’il s’y passe aujourd’hui n’est ni ce qu’il était et ce qu’il s’y passait hier, ni ce qu’il sera et ce qu’il s’y passera demain. Contrairement à ce que dit l’Ecclésiaste, inspiré par les anciens Égyptiens, et que beaucoup d’autres ont cru et croient encore, rien de ce qui s’y est produit ne s’y reproduira. Contre l’avis de Cuvier, catastrophiste convaincu qui le savait, Lyell, uniformitariste doctrinaire, a fait admettre le contraire à des générations de géologues ; Maxwell, qui n’était pas un savant révolutionnaire, a clairement affirmé que, dans ce monde, les antécédents ne se retrouvent pas et que rien ne se reproduit deux fois ; Poincaré a dit à peu près la même chose ; Valéry a écrit que l’histoire était la science des choses qui ne se répètent pas... On parle néanmoins de cycles à propos d’événements et/ou d’états successifs analogues que l’on observe de temps en temps, mais il ne s’agit jamais de cycles strictement périodiques, au cours desquels le même événement et/ou le même état se reproduisent régulièrement. - ORGANISATION Le matériau dont est fait le système terrestre, se compose d’arrangements locaux et spécifiques, emboîtés à toutes les échelles d’espace, de minéral en majeure partie et d’organique non vivant en moindre partie ; ce sont les minéraux, les roches, les formations... Ainsi, ce matériau est structuré, presque ordonné, même si la connaissance de certaines de ses formes extrêmement complexes, dépasse souvent nos moyens d’information et notre pouvoir de compréhension., Le système terrestre Ces arrangements et leurs liaisons sont les éléments de structures instables issues de dispositions transitoires antérieures ; ils dépendent de la nature du matériau et des phénomènes qui l’ont affecté au cours de son histoire. Sans remonter jusqu’aux particules élémentaires, le nombre des atomes et des phénomènes naturels qui peuvent les concerner, radioactivité essentiellement, est relativement peu élevé. Les minéraux et les corps organiques naturels fossiles, groupements d’atomes sont bien plus nombreux comme le sont les phénomènes susceptibles de les affecter, altération particulièrement. Les arrangements et les phénomènes connexes, érosion, transport, sédimentation... se diversifient considérablement quand on passe aux roches, groupements de minéraux ou de corps organiques, puis aux formations, groupements de roches présentant certaines affinités stratigraphiques ou structurales, puis aux massifs, régions, provinces... À mesure donc que s’accroît l’échelle d’observation ou d’analyse du système terrestre, la complexité apparente de son organisation augmente. - COMPORTEMENT Le comportement de la Terre est historique les événements de tous les phénomènes naturels sont aléatoires ; ceux qui se produisent sont uniques ; ceux qui se succèdent sont analogues, jamais identiques ; l'état actuel du système terrestre est le résultat contingent de son passé profond, d’une évolution qui aurait pu être différente, de sorte que cet état serait lui aussi différent ; les systèmes solaire et terrestre vieillissent ; l’entropie thermodynamique du système terrestre croît ; il est donc beaucoup moins stable qu’il paraît à l’échelle de temps de notre très court passage en son sein ; son entropie statistique est énorme, mais n’est pas incommensurable puisqu’il est fini ; son instabilité est donc loin d’être désordonnée ; il évolue de façon cohérente. Le matériau terrestre est le siège ou l’élément d’actions dont les causes sont naturelles, gravité, électromagnétisme, radioactivité... et dont les effets sont de plus ou moins le modifier sans cesse à différents niveaux ; ce sont les phénomènes naturels ; la plupart sont connus leurs cours sont compliqués mais intelligibles ; leurs paroxysmes sont plus ou moins fréquents, irrépressibles mais normaux ; certains produisent des événements violents qui peuvent être plus ou moins destructeurs de vies et/ou d’ouvrages ; ce sont les aléas. Les évolutions de ces phénomènes sont spécifiques, localisées et généralement peu sensibles à l’échelle du temps humain ; le fait qu’ils évoluent parfois intempestivement n’est pas anormal. On ne peut pratiquement pas en influencer le cours et empêcher la réalisation de leurs événements intempestifs ; on peut par contre constater leurs effets, essayer de comprendre leurs mécanismes et se prémunir de ceux qui sont à la source des risques, par des actions qui peuvent prendre des formes très différentes et être plus ou moins possibles selon le phénomène considéré. Les événements intempestifs sont extrêmement rapides à l’échelle de l’histoire de la Terre ; à l’échelle d’une vie humaine, ils sont presque instantanés et rarement observés, sauf s’ils provoquent des catastrophes, mais alors, l’observation scientifique n’est pas le souci principal de ceux qui les subissent. On les caractérise plutôt indirectement par leurs effets, en constatant l’état résultant du site affecté, dont la stabilité acquise n’est qu’apparente. Explicables mais plus ou moins imprévisibles, possibles mais non certains,, 1 – Des risques de toutes natures ces événements sont des péripéties et non des épisodes ; on ne peut donc les appréhender qu’en termes de probabilité. Les phénomènes internes sont ceux dont l’origine est dans les entrailles de la Terre, essentiellement volcanisme qui amène en surface du matériau profond, et sismicité qui résulte des mouvements incessants de la lithosphère ; leurs manifestations les plus violentes sont très destructrices. Avant la tectonique globale, on savait que séismes et volcans étaient plus ou moins associés sans bien en connaître la raison ; on sait maintenant comment ils fonctionnent. Leurs modèles généraux sont bons ; leurs modèles spécifiques, moins. Les phénomènes externes sont ceux dont l’origine est à la surface de la Terre. La désagrégation et l’altération désorganisent les roches et en facilitent l’érosion, déblayage et transport de blocs, graves, sable, limon, argile, ce qui permet à la désagrégation et à l’altération de se poursuivre. Quelles qu’en soient les causes, la gravité est le moteur principal de ce processus ; l’air et l’eau sous toutes leurs formes, le déclenchent, le facilitent, l’entretiennent et en transportent les produits. Écroulements, glissements, effondrements... sont innombrables, se produisent à peu près partout dans le monde et à tous moments ; mais généralement moins spectaculaires que les phénomènes internes, ils sont moins médiatiques. Leurs manifestations les plus violentes peuvent être néanmoins très destructrices. Leurs modèles généraux sont assez bons, mais on dispose rarement de modèles spécifiques acceptables. La sédimentation et la diagenèse sont les phénomènes inverses qui accumulent les produits de l’érosion et les transforment en roches en les compactant, par l’effet de la gravité sur des grains juxtaposés, évidemment pesants, que la sédimentation d’autres grains charge progressivement ; elle est très lente et les sols récents sont généralement peu compacts ; son mécanisme de base est la réduction de la porosité des sédiments et l’expulsion de l’eau qu’ils contiennent. Les ouvrages que supportent ces matériaux peu compacts sont très souvent affectés de dommages qui peuvent aller jusqu’à la ruine et sont particulièrement sensibles aux effets des séismes qui peuvent liquéfier ceux qui sont sous-consolidés. - LES CYCLES NATURELS Par analogie avec les cycles astronomiques, on considère généralement que tous les phénomènes naturels ont des cours cycliques, et donc que les événements naturels dangereux ont des périodes de retour annuelles, décennale, centennale, millennale... sur lesquelles est imprudemment bâtie la prospective du risque naturel », car la périodicité de ces événements n’est qu’apparente les jours se suivent et ne se ressemblent pas, pas plus que les saisons, les années... - LES CYCLES ASTRONOMIQUES Connus depuis la plus haute Antiquité, les mouvements des astres ne sont en fait cycliques que vus de la Terre, pour des laps de temps relativement courts et à condition de négliger de nombreuses perturbations les éphémérides de tous les corps du système solaire doivent être révisées de temps en temps ; la précession des équinoxes modifie sans cesse l’aspect du ciel, la durée des saisons et peut-être aussi les climats..., Le système terrestre - Les cycles extraterrestres Copernic, Kepler et Newton ont expliqué comment et pourquoi les mouvements des corps du système solaire nous paraissent cycliques ; avant eux et malgré Épicure, leur belle régularité apparente a été à la source de l’irrationnel dont souffre encore la prospective du risque naturel ». Les comètes et les astéroïdes se montrent à nous à peu près régulièrement et bombardent la Terre de météorites quand leurs orbites croisent la sienne. Les éclipses de Lune sont de beaux spectacles assez fréquents et partout visibles ; celles de Soleil moins fréquentes et beaucoup plus localisées déplacent les foules ou les passionnés selon les endroits d’où on pourra les voir ; le cycle lunaire gouverne celui des marées, peut-être aussi quelques cycles biologiques et influencerait plus ou moins le temps... - Les cycles de la Terre La Terre tourne sur elle-même et autour du Soleil, par définition en 24 heures et en un an ; elle ne le fait pas aussi régulièrement qu’il parait ces cycles courts sont plus ou moins perturbés par des cycles longs, variations de l’excentricité de l’orbite de période ≈ 100 000 ans, variations de l’inclinaison de l’axe sur l’écliptique, l’obliquité, de période ≈ 40 000 ans, rotation conique de l’axe qui produit la précession des équinoxes, la plus irrégulière des trois puisque ses périodes » varient de 13 000 à 25 000 ans... cf. Courts comme longs, tous ces cycles régissent plus ou moins les climats et le temps qu’il fait comme celui qui passe. - LE CYCLE GÉOLOGIQUE L’enchaînement des phases interne d’orogenèse, surrection, et externe d’érosion, altération, ablation, transport, de sédimentation et de diagenèse, constitue un cycle géologique dont la durée se mesure en dizaines voire centaines de millions d’années ; en France métropolitaine, on observe les effets de quatre d’entre eux, cadomien, calédonien, hercynien et alpin, les deux premiers avec difficulté ; nous assistons à l’achèvement de l’orogenèse alpine, première phase du cycle en cours. Le cycle géologique est le modèle schématique du comportement du système terrestre selon lequel, depuis l’origine de la Terre, des reliefs se créent et se détruisent incessamment à la surface du globe. C’est aussi une belle illustration du mythe de Sisyphe ; les entrailles de la Terre épuisent leur énergie à remonter des rochers que la gravité fait inéluctablement redescendre ; les planètes mortes sont les preuves que ce petit jeu n’a qu’un temps. Cette conception de l’évolution du système terrestre a été proposée par Hutton dès la fin du XVIIe siècle ; Lyell l’a systématisée ; d’autres l’ont sacralisée. Les géomorphologues structuralistes la considèrent maintenant comme archaïque, à cause de son aspect anthropomorphe ; pourtant, il faut bien considérer comme une histoire l’enchaînement des phases d’un cycle géologique dont le personnage central, le relief, a un début, une vie et une fin, comme nous. Ce cycle n’est évidemment pas périodique au sens mathématique ; ceux qui se sont succédé depuis l’origine n’ont pas eu la même durée ni la même histoire et l’état du système terrestre au début d’un cycle n’est jamais le même qu’à la fin le supercontinent de la Pangée issu de l’orogenèse hercynienne, qui a commencé à se fragmenter à la fin du, 1 – Des risques de toutes natures Permien était totalement différent de celui issu de l’orogenèse calédonienne qui a commencé à se fragmenter à la fin de l’Ordovicien, comme le supercontinent qu’est en train de construire l’orogenèse alpine sera sûrement très différent de la Pangée et de ce que nous pouvons sinon prévoir, du moins imaginer ; certains événements qui jalonnent un cycle sont analogues, jamais identiques ; les phases n’y ont pas été strictement distinctes et enchaînées mais y sont plus ou moins simultanées ; le relief commence à se détruire avant que sa surrection soit terminée et le cycle suivant débute avant que le précédent soit achevé ; l’évaporation est continue sur l’océan mais la pluie ou la neige tombe de façon intermittente aussi bien sur le continent que sur l’océan ou sur l’inlandsis ; le régime de la rivière caractérisé par son débit moyen, ses crues et ses étiages, varie selon les conditions climatiques régionales et atmosphériques locales... – Géodynamique interne la production des reliefs Le comportement interne, souterrain, du système terrestre résulte en majeure partie de la dissipation de l’énergie que libère le matériau profond, nucléaire du matériau lui-même et gravitationnelle accumulée lors de la période d’accrétion de la Terre en formation ; il régit l’orogenèse, surrection discontinue de reliefs successifs, les chaînes de montagnes qui ont peu à peu construit les continents par juxtaposition. L’orogenèse est maintenant modélisée de façon particulièrement efficace par la théorie de la tectonique globale ou des plaques. On ne peut évoquer ici que les grandes lignes de cette théorie dont les détails et même le vocabulaire ne sont pas fixés au début du cycle de tectonique des plaques, la majeure partie des terres émergées est rassemblée en un supercontinent ; au cours du déplacement de ce dernier, des fractures s’y développent par divers processus très hypothétiques, panaches volcaniques, météorites... ; elles s’élargissent peu à peu et deviennent des océans qui séparent de plus en plus les morceaux du supercontinent devenus des continents autonomes ; puis certaines limites océan/continent rompent et les plaques océaniques s’enfoncent sous les plaques continentales ; quand les plaques océaniques se sont entièrement enfoncées, les continents forment un nouveau supercontinent qui ne va pas tarder à se rompre... On connaît en gros le moteur thermique interne qui anime tout cela, mais on est tout à fait incapable d’expliquer et a fortiori de prévoir ces déplacements de plaques qui ont l’apparence de lents mouvements browniens ; à court terme, si l’on peut dire, ils paraissent effectivement ne pas en être, car les positions actuelles des plaques dépendent manifestement de leurs positions antérieures et des directions apparemment constantes des mouvements qui les animent ; à long terme, c’est moins évident l’ouverture de l’Atlantique n’était sans doute pas inscrite dans le passé de la Pangée, dernier des supercontinents qui a commencé à se rompre ilyaenviron 200 Ma millions d’années ; personne ne sait si l’ouverture de la mer Rouge qui a débuté ilyaenviron 3 Ma se poursuivra jusqu’à créer un nouveau grand océan entre l’Afrique et l’Arabie., Le système terrestre Figure - Géodynamique interne Au cours de leurs déplacements, les plaques surmontent parfois des points chauds, panaches isolés de magma profond qui les perforent ; si la plaque est océanique et libre comme à Hawaii, ils produisent des volcans basaltiques alignés dans le sens du déplacement ; si la plaque est continentale et en extension, des alignements de points chauds se forment sous des zones de fractures qui peuvent s’effondrer en rifts associés à des volcans andésitiques comme dans le Massif central. Si l’extension et l’afflux de magma persistent, le rift peut évoluer vers un nouvel océan comme semble le faire la mer Rouge. De la lithosphère basaltique se crée en continu dans l’axe des dorsales médio- océaniques jalonnées de volcans actifs comme l’Islande, Tristan-da-Cunha, Amsterdam... Fig. Cette création entraîne l’écartement de plaques semi-rigides qui constituent le puzzle mouvant de l’écorce terrestre et portent les continents. Puisque le diamètre du globe n’augmente apparemment pas, il se détruit autant de lithosphère qu’il s’en crée, soit dans des zones de subduction, enfoncement d’une plaque sous une autre, d’abord soulignées par un arc d’îles volcaniques andésitiques parallèle à la suture comme celui des Antilles, puis par une chaîne de montagne comme les Andes et enfin par une zone d’obduction, chevauchement d’une plaque par une autre, aboutissant à l’écrasement d’un océan entre les deux plaques, ce qui édifie une chaîne de montagne d’un autre type comme celle des Alpes, entre l’Europe et l’Apulie, digitation de l’Afrique. Deux plaques peuvent être en contact actif sans que se crée ni se détruise de croûte ; elles coulissent alors le long de failles transformantes comme la faille nord-anatolienne cf. ou celle de San Andreas en Californie. Outre les déplacements de plaques, mesurables mais insensibles à l’échelle de temps humains, le comportement interne du système terrestre se manifeste en surface par les séismes et les éruptions volcaniques, événements naturels des plus dangereux. - Géodynamique externe la destruction des reliefs Le comportement externe, superficiel, du système terrestre est en grande partie déterminé par l’énergie que le Soleil lui dispense à travers l’atmosphère, selon la position et l’inclinaison du globe sur l’écliptique les climats et le temps, particulièrement variés et extrêmement instables, associés à la gravité monotone et stable, ont un rôle déterminant dans la destruction incessante, l’érosion du relief continental qui se pénéplanise progressivement. L’érosion commence dès que les reliefs émergent et se trouvent affrontés à l’atmosphère ; à son début, elle se superpose donc à leur production., 1 – Des risques de toutes natures Figure - Géodynamique externe L’altération physico-chimique affecte les minéraux des roches, préparant ces dernières à l’érosion en les désagrégeant. L’ablation, accessoirement chimique sur des roches plus ou moins solubles dans l’eau comme le gypse ou le calcaire, est plus généralement mécanique, régie par la gravité associée à un autre agent comme le ruissellement, le vent, la glace, la mer littorale ou même profonde les phénomènes spécifiques sont les mouvements de terrain terrestres, reptations, glissements, éboulements, écroulements, effondrements, ou marins, courants de turbidité... Le transport plus ou moins long d’éléments plus ou moins volumineux selon l’état de fragmentation et l’agent, les amène plus ou moins rapidement dans des zones de calme plus ou moins durable où ils sédimentent. À mesure qu’ils sédimentent, les amas généralement stratifiés de façon plus ou moins horizontale qu’ils constituent, se compactent sous l’effet de la gravité, essentiellement par expulsion d’eau, et au bout d’un temps très long, peuvent atteindre le stade de roche sédimentaire par la diagenèse. Selon les lieux et les circonstances, tous ces phénomènes sont susceptibles d’être des facteurs de risques naturels » ; on rattache entre autres les glissements et les écroulements à l’érosion, certaines subsidences et les tassements à la diagenèse que la géomécanique appelle consolidation. - LES CYCLES ATMOSPHÉRIQUES Les états global et local de l’atmosphère actuelle dépendent des cycles terrestres courts, annuel pour les saisons, deux ou quatre selon la latitude, mensuel à journalier pour les météores. À l’échelle du temps humain ils paraissent à peu près réguliers ; aux échelles de la géologie, de l’archéologie et même de l’histoire, les zones climatiques et les climats types ne le sont pas l’atmosphère est de très loin le sous-système le plus instable du système terrestre, et c’est en grande partie pour en comprendre l’évolution à court comme à long terme que la théorie du chaos à été développée. - LE CYCLE DE L’EAU Conditionné par les climats et le temps, le cycle de l’eau dont la durée est pluriannuelle à pluricentennale, provoque et entretient en grande partie la destruction des reliefs. Très schématiquement, il débute par l’évaporation, en majeure partie océanique ; sur les continents, les précipitations, rosée, pluie, neige alimentent les eaux de surface dont la majeure partie retourne directement à l’océan par les fleuves ; une autre partie s’infiltre, alimente les nappes souterraines dans les roches perméables et au bout d’un parcours plus ou moins long, surgit pour rejoindre les eaux de surface., Le système terrestre Figure - Le cycle de l’eau - LES PHÉNOMÈNES NATURELS Les phénomènes naturels dont certains événements sont des facteurs de risques naturels » ont tous au moins un caractère commun, leur évolution entraînant une série de transformations successives affectant plus ou moins le système terrestre, en partie ou en totalité. L’évolution de n’importe quel phénomène naturel dépend d’un nombre plus ou moins grand de facteurs que l’on est généralement loin de connaître tous et dont on ignore souvent l’importance relative. Ces facteurs résultent d’évolutions spécifiques de phénomènes secondaires indépendants, moins complexes que lui, mais ils sont très rarement simples ; ils évoluent eux-mêmes indépendamment les uns des autres ; ils ont des hauts et des bas, des paliers, leurs intervalles de monotonie sont plus ou moins longs, leurs changements de tendances sont brusques ou lents. Le phénomène dont ils sont les éléments est en stase quand tous le sont aussi, ce qui est très peu fréquent, plus ou moins intense quand au moins l’un d’entre eux évolue, et à son paroxysme quand ils sont tous à leur maximum, ce qui peut n’arriver que très rarement. En fait, rien n’est aussi simple ; les événements qui animent le système terrestre et jalonnent son évolution, ou ses éléments de niveaux inférieurs sont, quelle que soit l’échelle à laquelle on les observe, uniques, spécifiques d’un lieu et d’une époque, imbriqués, interdépendants, co-influents. Ils font partie de l’évolution normale de systèmes complexes structurés, et ainsi, ne sont pas aléatoires mais chaotiques, c'est-à-dire qu’ils sont régis par le hasard et la nécessité ; la nécessité contrôle l’évolution et lui impose une tendance générale plus ou moins proche de la stabilité selon le type de phénomène, l’inertie du système est convenable et/ou les flux entrant et sortant s’équilibrent et/ou l’effet de la réaction à une variation perturbatrice s’oppose au sien et/ou les réactions de deux sous-systèmes s’annihilent... Si le hasard perturbe plus ou moins ceci et/ou cela en y introduisant un grain de sable, de fantaisie, le système se dérègle, éventuellement s’emballe, parfois jusqu’au cataclysme. Le régime de la plupart des rivières du monde est bien connu, quel que soit le niveau culturel des riverains ; sa connaissance est en effet liée à l’agriculture, activité collective de base de l’homme, l’une des plus anciennes, et partout les vallées sont des sites d’occupation privilégiés où la densité humaine est la plus grande ; il est enseigné dès l’école primaire. Les étiages sévères et les fortes crues comptent parmi les grandes, 1 – Des risques de toutes natures catastrophes et sont sans doute les plus fréquentes partout et de tout temps ; on ne connaît donc pas si bien que cela le phénomène naturel le mieux connu puisque l’on ne sait pas le prévoir et en prévenir les effets efficacement. La raison réside dans la multiplicité et la diversité des phénomènes en jeu et dans la difficulté d’en préciser les relations d’influence on peut considérer avec prudence comme immuable, à l’échelle du siècle, la morphologie du bassin versant ; dans ce bassin, la part du ruissellement, de l’absorption et de l’évaporation, la végétation, le climat... sont des phénomènes à évolutions lentes, plus ou moins liées mais asynchrones ; le nombre, l’intensité, la durée, le volume, la répartition des précipitations au cours d’une période donnée, sont des paramètres dont les évolutions rapides sont pratiquement aléatoires pour s’en convaincre, il suffit d’écouter les bulletins météorologiques puis de comparer les observations aux prévisions. Or l’évolution de chacun de ces phénomènes est individuellement assez bien connue ; ce que l’on ne connaît pas, c’est la part de chacun dans l’évolution du régime et ce que l’on ne sait pas faire, c’est la combinaison raisonnée de l’évolution de chacun d’eux. À très court terme, les orages violents et les longues périodes de pluies persistantes sont les facteurs apparemment les plus influents du régime d’un cours d’eau ; les météorologistes effectuent à peu près partout sur le globe des mesures quasi continues de température, pression, humidité, vent..., exploitent les photographies satellites, utilisent les ordinateurs les plus puissants dont on dispose actuellement pour prévoir le temps et donc, entre autres, les précipitations ; on ne peut pas vanter la précision des résultats qu’ils obtiennent. Si donc on n’est pas plus avancé que cela dans la connaissance de l’évolution du phénomène naturel le plus connu et l’un des plus dangereux pour l’homme, que dire de celle des autres ? À partir de l’historique fiable d’un phénomène à un endroit donné, on peut, dans les limites de cet historique et de cet endroit, se représenter son évolution en estimant les fréquences d’événements d’intensités données ; on suppute alors plus ou moins qu’ilyad’autant moins de chances de voir se produire une certaine intensité qu’elle est plus forte, et qu’ilyad’autant plus de chances d’observer une intensité plus forte que la période d’observation est plus longue. Ce n’est pas grand-chose et on n’en est même pas certain ; c’est déjà beaucoup et on ne peut pas faire mieux. On peut illustrer ce type d’évolution stochastique par celui d’un phénomène météorologique particulièrement bien connu, la variation de la pression atmosphérique, tant locale que globale ; elle est mesurée en permanence et abondamment publiée, partout dans le monde, depuis plus de deux siècles, tant par des professionnels que des particuliers ; on dispose ainsi de très longues séries d’observations qui en permettent l’exploitation statistique satisfaisante, situation quasi unique en matière de phénomène naturel. Ses variations de tous ordres sont très rapides et donc observables et significatives à l’échelle du temps humain ; à un instant donné, elle varie d’un endroit à un autre, de façon continue et assez cohérente pour qu’on puisse la figurer sur une carte d’isobares présentant des creux, des replats et des bosses, dépressions, thalwegs, marais, anticyclones... ; à un endroit donné, elle varie continuellement dans d’assez larges limites, avec des minimums, des paliers et des maximums journaliers, hebdomadaires, mensuels, saisonniers, annuels... qui pourtant ne sont jamais strictement cycliques. Les enregistrements barométriques montrent très bien cela et peuvent être considérés comme des modèles réduits d’enregistrements des variations dans le temps des autres phénomènes naturels, impossibles à faire eu égard à la lenteur de leurs évolutions. Il n’est, Le système terrestre malheureusement pas possible de les extrapoler Lorenz a montré que même à très court terme, on ne peut, au mieux, discerner que des tendances dans l’évolution des paramètres météorologiques ; au départ, les renversements de tendances ne sont jamais très caractéristiques et par la suite, ils peuvent s’affirmer ou s’annihiler, rendant toute prévision contingente. Figure - Évolution d’un phénomène naturel C’est du reste un caractère constant de tout ce qui évolue les courbes de tendance de la Bourse trompent régulièrement les naïfs qui les exploitent. Dans le cours normal des phénomènes naturels, tendance moyenne plus ou moins proche de la stase, les événements intempestifs générateurs éventuels d’accidents sont spécifiques et contingents ; cette tendance ne renseigne donc pas sur le risque de leur manifestation ; des événements plus modérés que l’on appelle précurseurs se produiront-ils ? où et quand ? à quelle distance spacio-temporelle du paroxysme ? On peut expliquer a posteriori un événement et ce qui l’a provoqué et éventuellement annoncé, mais on ne peut pas discerner dans la tendance la situation qui en provoquera un autre analogue. - LES PHÉNOMÈNES NATURELS DANGEREUX » Classer, décrire et étudier n’importe quel phénomène naturel n’est pas simple, car jamais isolé, son évolution est rarement spécifique ; elle est toujours plus ou moins influencée par celles d’autres phénomènes, pas forcément proches une chute de grosse météorite ou une violente éruption volcanique peut durablement troubler le climat terrestre ; un séisme, une tempête littorale, de fortes précipitations... peuvent provoquer des mouvements de terrain... Cela devient inextricable si on amalgame aléa et vulnérabilité, car, intrinsèquement, pas plus que les risques et les catastrophes sont naturels, que certains sols sont vicieux, certains phénomènes naturels sont dangereux dans certaines circonstances qui ne dépendent que de nous, certains événements naturels sont plus ou moins dangereux pour les personnes et/ou les ouvrages vulnérables qui y sont exposés ; d’autres événements de nature et d’intensité analogues le sont peu ou même ne le sont pas, parce que ceux qui y sont exposés sont efficacement préparés et protégés, ou parce qu’il n’y a rien là où ils se produisent., 1 – Des risques de toutes natures On peut classer, décrire et étudier les phénomènes naturels susceptibles d’être dangereux en ne distinguant pas comme on le fait habituellement, les événements implacables qui affecteraient des personnes et des ouvrages passifs, là par inadvertance, de ceux qui affecteraient des ouvrages, facteurs actifs de leurs propres dommages un pont enlevé lors d’une crue l’a-t-il été inévitablement par l’effet propre de l’événement ou parce que le tirant d’air du pont était insuffisant, ses fondations mal assurées, le lit de la rivière surcreusé par une exploitation de grave en aval ? Leffet est bien le même, seul le point de vue change. Pourquoi le séisme a abattu cet immeuble et a épargné cet autre ? L’événement était le même, mais la vulnérabilité des immeubles ne l’était pas l’un était très fragile et l’autre était bien construit. - LES CHUTES DE MÉTÉORITES En plus de la lumière et de la chaleur, le système solaire envoie des météorites sur la Terre. Il peut se produire de telles chutes partout, n’importe quand, de n’importe quel volume ; elles seront sans doute toujours imprévisibles. - LES PHÉNOMÈNES D’ORIGINE INTERNE Les effets superficiels des mouvements lents, 1 à 20 cm/an, mais continus des plaques lithosphériques sont les éruptions volcaniques et les séismes ; ils se produisent essentiellement sur les marges actives des plaques comme à la périphérie du Pacifique qui sont donc des bassins de risques telluriques importants. - Éruptions volcaniques Environ cinq cents volcans localisés à proximité immédiate d’endroits très particuliers de la lithosphère tant océanique que continentale sont le siège d’éruptions plus ou moins violentes ; ces éruptions sont des aléas très spécifiques, relativement rares même près de volcans actifs, impossibles à expérimenter. - Séismes On appelle séismes les vibrations terrestres naturelles, mais il est très facile d’en produire lors d’expériences nucléaires ou de violentes explosions, évidemment très localisées, en effectuant des terrassements rocheux ainsi que d’autres travaux et ouvrages dont certains effets entraînent des modifications plus ou moins importantes des contraintes naturelles du sous-sol, exploitations et travaux souterrains, mises en eau de barrages, machines fixes ou roulantes... - Tsunamis Ce sont des ondes isolées du large qui s’amplifient démesurément à l’approche des côtes et pénètrent souvent très loin du rivage, provoquant alors des dommages bien plus considérables que les tempêtes ; ils sont produits par des phénomènes affectant les fonds marins, séismes, explosions volcaniques ou effondrements de caldeiras, mouvements de pentes de rivages ou de bords de talus continentaux, courants de turbidité..., Le système terrestre - LES PHÉNOMÈNES ATMOSPHÉRIQUES Les événements atmosphériques, cyclones, tempêtes, tornades... et les événements naturels qui en sont les sous-produits, inondations, mouvements de terrains... sont les aléas les mieux connus et les plus suivis car ils concernent partout toutes les activités humaines de base et évoluées, agriculture, pêche, navigation, industrie, loisir... quel temps fera-t-il demain, pour le week-end, pour les vacances ? le prochain hiver sera-t-il froid et humide, doux et humide, froid et sec ? le prochain printemps sera-t-il pluvieux ou sec ? ... On ne sait pas répondre à ces questions les paramètres qui régissent l’évolution des phénomènes atmosphériques sont extrêmement nombreux ; ils varient très rapidement de façon apparemment aléatoire, en fait chaotique ; ils sont loin d’être tous connus. - Les phénomènes climatiques Les phénomènes climatiques glaciations, eustatisme, sécheresse... affectent une partie voire l’ensemble du globe pour des durées qui dépassent largement le temps humain et même historique. Ils paraissent en partie régis par les cycles longs de la Terre, excentricité, obliquité, précession des équinoxes,... mais aussi par des événements aléatoires de courtes ou de longues durées, chutes de météorites, éruptions volcaniques, orogenèses... - Les phénomènes météorologiques Les phénomènes météorologiques, moussons, cyclones, tornades, orages, enneigement puis fonte des neiges... n’affectent jamais l’ensemble du globe et n’ont pas des effets aussi radicaux et durables que ceux liés au climat. Ils sont plus ou moins saisonniers mais pas strictement réguliers ; il s’en produit d'intempestifs hors saison. Ils sont régis par les cycles terrestres courts et par les interactions continents/océans/atmosphère. - PHÉNOMÈNES LIÉS AUX CONDITIONS ATMOSPHÉRIQUES Les inondations, les crues, les tempêtes littorales, les avalanches..., ainsi que, dans une large mesure la plupart des mouvements de terrain, sont des conséquences régionales et/ou locales de cyclones, orages, pluies persistantes, fontes de neige... - Inondations, crues, tempêtes littorales Associés à la gravité, ces phénomènes provoquent et entretiennent l’érosion, le transport et la sédimentation à l’échelle régionale, et des déplacements de lits, de côtes, des modifications de paysages... à l’échelle locale ; ils ruinent parfois les ouvrages riverains et ceux construits pour s’en prémunir, comme les digues, ce qui peut accentuer leurs effets jusqu’à d’amples catastrophes. - Avalanches En montagne, les avalanches sont des aléas naturels extrêmement fréquents et souvent très graves. Elles se produisent dans des zones prédisposées par la topographie et l’exposition, notamment lors d’un redoux suivant rapidement une chute abondante, par surcharge de, 1 – Des risques de toutes natures chutes successives sur de fortes pentes, sous l’effet de vibrations dues au vent, à une chute de bloc de glace ou rocheux, au passage d’un animal ou d’un homme, lors de la fonte... - LES MOUVEMENTS DE TERRAIN Ce sont les effets de la gravité sur le matériau terrestre, associée à des événements déclencheurs, séismes, fortes précipitations, excavations naturelles ou artificielles... - Mouvements de pente Tant par leurs localisations quasi globales que par le nombre et la variété de leurs formes, de leurs manifestations et de leurs effets les mouvements de pente constituent la classe la plus vaste d’aléas. Ce sont des mouvements obliques qui affectent les pentes tant naturelles qu’artificielles, écroulements, glissements, coulées... ; partout où ilyaune pente de la surface topographique, naturelle ou artificielle, on peut être sûr qu’à plus ou moins long terme, elle se modifiera pour s’amoindrir, de façon continue ou épisodique, imperceptible ou intempestive. Un talus, un coteau, une paroi, un versant... peuvent demeurer très longtemps stables puis glisser ou s’écrouler à la suite de séismes, de fortes précipitations, de redoux, du dégel, de crues, de tempêtes littorales... À l’exception de certains de ceux provoqués par les séismes ou les terrassements mal étudiés et/ou mal exécutés, qui peuvent n’avoir que des causes purement mécaniques, la plupart des mouvements de terrains sont donc des phénomènes liés au temps ; l’oublier, les étudier et les contrôler du seul point de vue mécanique ne peut conduire qu’à de graves déboires. - Mouvements verticaux Les affaissements, effondrements, poinçonnements, tassements... sont aussi des mouvements naturels ou provoqués ; naturels, ils résultent de la consolidation progressive de sédiments, sous l’effet de leur propre poids, à laquelle s’ajoute parfois la subsidence, d’effondrements de voûtes de cavités de formations karstiques, gypseuses... Ils peuvent être provoqués soit par surcharge locale de la surface du sol, comme celle résultant de la construction d’un ouvrage, soit par extraction de matériau du sous-sol, comme lors de l’exploitation de pétrole, d’eau, de matériaux, de minerai, la construction de galeries... - L’ACTIVITÉ HUMAINE Même quand elle est bénéfique, l’activité humaine a bien des effets pervers on ne saurait penser à tout. Les innombrables activités, aménagements et ouvrages humains, presque tout ce qui se creuse, construit, exploite ou rejette partout dans le monde sont concernés par des risques, une région par un séisme, une ville par une inondation, une nappe d’eau souterraine par une pollution, les environs d’une carrière par un tir intempestif, une galerie par un éboulement, un immeuble par un tassement excessif... Ils peuvent subir les effets dommageables de phénomènes auxquels ils sont étrangers, éruption volcanique, glissement de terrain... aggraver ou déclencher le phénomène qui les endommage, éboulement de paroi de fouille, poinçonnement de fondation... Dans les deux cas, les phénomènes, évidemment naturels, sont les mêmes et les dommages susceptibles d’affecter les ouvrages ont des formes analogues ; ils dépendent de la façon dont ils ont été, Le système terrestre étudiés, construits et entretenus. Les mêmes causes ultimes provoquent un glissement dans la nature ou sur un chantier de terrassement ; les mêmes particularités de structure rendent un immeuble apte à subir sans grand dommage, un séisme, un mouvement naturel de terrain, un tassement qu’il provoque... L’activité humaine est évidemment à l’origine des pollutions, quelles qu’elles soient et quel milieu qu’elles touchent ; mais celles qui affectent le sol et le sous-sol, ont une influence géotechnique incontestable, notamment sur la qualité des eaux souterraines qui les concentrent et les véhiculent ; les parades et les traitements ressortissent en grande partie à l’hydrogéologie. Il en va de même pour le stockage des déchets et en particulier pour ceux qui sont quasi indestructibles ou qui ont une très longue durée de vie ; la fiabilité à long terme de certains stockages est loin d’être assurée. Les effets pervers de certains aménagements et pratiques, les comportements et décisions aberrants en temps de crise sont des conséquences moins connues mais tout aussi dangereuses de l’activité humaine. Aussi insolite que cela puisse paraître, il semble donc normal de considérer l’activité humaine comme une source d’aléas. - LE PARADOXE DU RISQUE NATUREL » Le système terrestre est très complexe, mais il n’est pas désordonné et son comportement n’est pas erratique ; il n’y a pas n’importe quoi n’importe où, il ne s’y passe pas n’importe quoi n’importe où, n’importe quand et n’importe comment. Les risques naturels » sont donc étroitement localisés et, assez paradoxalement, les aléas sont en grande partie déterminés et plus ou moins prévisibles ; si, à un certain endroit et dans certaines circonstances, l’un d’entre eux paraît possible, l’événement se produira à peu près sûrement dans un délai que l’on peut en principe estimer par sa probabilité, mais parmi toutes les situations imaginables, la probabilité de celles susceptibles d’être très dommageables est relativement faible. La probabilité de réalisation d’un risque naturel » nous paraît donc à peu près déterminée à plus ou moins long terme et pratiquement indéterminée à court terme ; ce paradoxe peut être atténué en considérant d’abord que l’évolution du bassin de risque, sous-système du système terrestre, est modélisable de façon autonome si on lui attribue des conditions aux limites acceptables, ensuite, si l’on admet, ce qui est probable mais pour le moment indémontrable, que le temps caractéristique du sous-système est très petit à l’échelle humaine mais très grand à l’échelle géologique ; cela voudrait dire que ce qui peut paraître plus ou moins déterminé à l’échelle géologique, ne l’est pas à l’échelle humaine. Et en fait, on sait où et comment se manifeste n’importe quel phénomène naturel, mais on ne sait pas quand il atteindra une intensité éventuellement génératrice d’accident, qui ne sera pas une anomalie dans le cours du phénomène. Cela explique que l’on puisse clairement caractériser un risque naturel » sans que l’on sache le localiser précisément et en prédire ni souvent même en prévoir la réalisation ; on ne peut pratiquement jamais modifier l’évolution d’un phénomène en empêchant la production d’un événement intempestif par une action directe, ni s’en protéger totalement ; par contre, on peut en prévenir les effets après avoir positivement identifié et analysé le risque, établi la probabilité de sa, 1 – Des risques de toutes natures réalisation, prévu ses conséquences, notamment en diminuant la vulnérabilité des aménagements ; mais on préfère toujours s'évertuer à prédire un événement redouté plutôt que se préparer à en subir les effets, parce qu’on a l’arrière pensée irrationnelle qu’il ne se produira jamais. Pourtant, la meilleure sinon la seule façon, toujours possible, nécessaire mais malheureusement pas toujours suffisante de juguler un risque naturel » est la prévention, car si structurellement, la prévision nous est plus ou moins accessible ; la prédiction ne l’est pas. - LES CHUTES DE MÉTÉORITES Les effets esthétiques des arrivées de météorites dans l’atmosphère, les étoiles filantes, sont très fréquents et connus de tous ; on sait moins que leurs chutes sur terre qui s’ensuivent parfois, sont des aléas dont la probabilité est à peu près inconnue, sans doute extrêmement faible mais non négligeable ; en fait, elles ne sont pas si rares que l’on croie. À ce jour, elles semblent ne nous avoir causé que d’insignifiants dommages, mais la chute d’une grosse météorite est sans doute le pire événement naturel qui puisse affecter la Terre les dinosaures ont peut-être été victimes de l’un d’entre eux à la fin du Crétacé. Depuis un quart de siècle, la connaissance du phénomène a énormément progressé, en particulier grâce aux hommes et aux engins qui observent l’espace et qui y vont. Les promenades sur la Lune ont permis de ramener sur Terre des échantillons rocheux, de les dater et ainsi de dater les cratères lunaires après les avoir photographiés et topographiés. Ce sont les effets des impacts de météorites demeurés en l’état depuis leur formation, car en l’absence d’atmosphère, il n’y a pas d’érosion sur la Lune ; on connaît donc maintenant à peu près le mécanisme et l’histoire de ces événements. Ce qui suit fait état de nos connaissances actuelles, sans prétendre être exhaustif, car elles évoluent très vite. - LE PHÉNOMÈNE Selon les lois de la mécanique céleste, le comportement du système solaire est apparemment simple ; en fait, les innombrables objets gros et petits qui gravitent autour du Soleil ont des mouvements réels qui paraissent plus ou moins instables voire chaotiques d’une part, plus ou moins perturbés par les effets thermiques du Soleil, l’accumulation des effets gravitationnels de Jupiter, leurs influences gravitionnelles réciproques, les chocs entre eux..., tous ces objets évoluent dans des plans plus ou moins proches de l’écliptique, sur des orbites plus ou moins elliptiques qui s’allongent parfois brusquement, selon des périodes plus ou moins variables... ; d’autre part, ils sont bien plus nombreux que les trois corps limite de nos moyens de calcul sans le secours de la méthode des perturbations dont les résultats doivent néanmoins être plus ou moins adaptés à l’observation, ce qui avait découragé Newton qui l’a inventée pour préciser le comportement réel de la Lune, mal décrit par ses calculs de base ; enfin, si l’ordinateur a facilité des calculs longs et compliqués, les résultats que l’on en obtient, entachés d’erreurs, Les chutes de météorites systématiques d’autant plus grandes que l’on va dans le futur lointain, sont plus ou moins rapidement chaotiques. Ainsi, la période de Saturne perturbée par Jupiter est incertaine à plusieurs jours près ; les trajectoires des petites planètes comme Pluton ou Mercure, paraissent instables ; pour décrire le mouvement réel de la Terre, on a dû préciser son mouvement newtonien par des composantes annexes comme la rotation des apsides, l’excentricité, l’obliquité, la précession, la nutation... En fait, il faut constamment remettre à jour toutes les éphémérides. Les très petits objets, comètes et astéroïdes qui finissent parfois en météorites, sont évidemment les plus instables. Une chute de météorite est un événement naturel quasi instantané, achevant une histoire qui a commencé dans l’espace ilyaenviron 4,6 Ga milliard d’années, quand le système solaire s’est organisé. Depuis cette époque, des objets de toutes dimensions et de toutes compositions gravitent un peu partout dans le système, à peu près dans le plan de l’écliptique ; entre Mars et Jupiter, ils constituent la Ceinture principale d’astéroïdes à laquelle appartiennent les petites planètes, Cérès, Pallas, Junon, Vesta, Astrée... ; au-delà de Neptune, la ceinture de Kuiper dont fait partie Pluton est le réservoir des comètes à petites périodes, qui ont donc une histoire comme celle de Halley figurant sur la tapisserie de Bayeux, présage » de la bataille de Hasting en 1066 et que les Chinois semblent avoir observée depuis 240 av. ou peut-être dès 466 et même 1057 ; à une à deux années- lumière du soleil, le nuage de Oort serait celui, hypothétique, des comètes à grandes périodes qui nous apparaissent incidemment puis disparaissent peut-être à jamais. Le cours des astéroïdes est plus ou moins instable, car ils ont des influences gravitationnelles réciproques, entrent en collision... Certains acquièrent ainsi des orbites telles que leurs périodes sont dans un rapport simple avec celle de Jupiter, 1/3, 2/5... ; on dit qu’ils entrent en résonance avec elle ; par accumulation de l’effet gravitationnel de cette planète, l’orbite de certains d’entre se déforme de plus en plus, ils changent d’orbite et/ou de période, ils se fragmentent..., leur mouvement devient chaotique. Ceux qui sont ainsi susceptibles de s’approcher de temps en temps de la Terre sont les géocroiseurs, NEA Near Earth Asteroids ou NEO Near Earth Objects. Des phénomènes analogues perturbent le cours de certaines comètes qui peuvent ainsi s’approcher plus ou moins de la Terre. À certains moments, certains objets peuvent s’en approcher assez pour entrer dans son champ de gravitation, ricocher ou tomber sur elle. En commençant à brûler dans la haute atmosphère, vers 150 km d’altitude, ces derniers forment alors les étoiles filantes, parfois en essaims périodiques comme les Taurides en juin, les Perséïdes en août, les Léonides en novembre, les Géminides en décembre... ; la plupart se vaporisent rapidement entre 80 et 60 km, créant des anomalies thermiques qui ont parfois ému la surveillance nucléaire. Ceux qui arrivent au sol sont les météorites, pour la plupart issues de la Ceinture principale d’astéroïdes. La traversée de l’atmosphère terrestre est une rude épreuve pour les objets qui la tentent ; peu d’entre eux y parviennent jusqu’au bout ; tous ceux-là y laissent des plumes par ablation et fragmentation, heureusement pour nous ! - FORMES ET COMPORTEMENTS Selon sa nature pierreuse, métallique ou un peu des deux, sa masse de quelques grammes à des milliards de tonnes, sa vitesse relative de 10 à 70 km/s 40 ± 30, son angle, 1 – Des risques de toutes natures d’incidence... l’objet qui pénètre dans l’atmosphère peut entièrement y brûler, exploser à haute altitude et produire des fragments de toutes tailles qui eux-mêmes brûlent en totalité ou en partie, exploser à basse altitude, atteindre à peu près intact la géosphère... Les plus dangereux sont évidemment ceux qui explosent à basse altitude et ceux qui atteignent la terre ferme, les météorites, petites ou grandes ; on a cependant la quasi- preuve que de gigantesques météorites tombées en mer ont eu des effets catastrophiques à l’échelle planétaire. Les plus petits objets, pierreux ou métalliques, perdent pratiquement toute leur énergie cinétique extraterrestre dans l’atmosphère et tombent en chute libre, comme de vulgaires pierres ; leur vitesse finale est de1à3km/s et leur énergie en fin de course est relativement peu élevée la plupart s’enfoncent d’à peine un mètre dans des sols peu consistants ; leurs impacts sont locaux et les dégâts qu’ils occasionnent éventuellement sont limités à la zone de chute. De façon à peu près analogue, ceux qui se sont fragmentés dans l’atmosphère font pleuvoir des blocs et des pierres sur des surfaces elliptiques plus ou moins grandes en 1969 à Allende, au Mexique, des milliers de fragments dont les plus gros atteignaient la centaine de kilogrammes, se sont répartis sur une ellipse d’environ 50 × 10 km. Les plus gros, presque toujours métalliques, ne sont pratiquement pas ralentis ; leur vitesse finale dépasse donc toujours 10 km/s ; leur énergie cinétique considérable se transforme au choc en énergie thermique et mécanique ; ils produisent des ondes de choc terrestres et atmosphériques, des flashes lumineux ; à plus de 10 000 degrés, ils métamorphisent les roches percutées, creusent des cratères plus ou moins grands, les astroblèmes, achèvent de se volatiliser en dévastant d’immenses zones et en saturant l’atmosphère de poussières jusqu’à modifier plus ou moins longtemps le climat local ou global... Certains ont ainsi provoqué les pires des cataclysmes quasi instantanés qu’a subi la Terre, enchaînements d’effets secondaires suivant le choc lui-même, violents séismes, énormes et durables éruptions volcaniques, gigantesques tsunamis, incendies généraux saturant l’atmosphère de particules, fumées et gaz, obscurcissant la Terre, provoquant des pluies acides, accroissant l’effet de serre, perturbant lourdement et durablement la physico-chimie de l’océan... ; seul, le volcanisme de trapps pourrait avoir eu des effets analogues, mais avec des durées incomparablement plus longues. L’extinction en masse de la limite Crétacé/Éocène a vu entre autres, la disparition des dinosaures ; elle est généralement attribuée à la gigantesque météorite qui aurait creusé le plus grand astroblème repéré à ce jour, le cratère-fantôme de Chicxulub au Yucatán, plus de 200 km de diamètre, 65 Ma, associé à un immense champ de tectites s’étendant au delà des grandes Antilles ; on suppose que les poussières qui en étaient issues contenaient de l’iridium ; il y en aurait aussi dans des sédiments répartis sur l’ensemble du globe, au toit du Maestrichtien, ce qui montrerait l’extension planétaire de l’événement, par l’intermédiaire de l’atmosphère. On aurait trouvé un autre astroblème dans l’océan Indien, à peu près contemporain, deux à trois fois plus grand ; il serait coupé en deux par la dorsale de Carlsberg, actuellement une moitié vers Bombay, l’autre vers les Seychelles ; on lui attribuerait le déclenchement de l’extraordinaire volcanisme des trapps du Deccan qui, en quelque 500 000 ans, a déposé environ 2 000 m d’épaisseur de basalte sur environ 500 000 km², à peu près la superficie de la France ; en lui affectant conjointement la fin des dinosaures, on réaliserait une belle synthèse des deux théories concurrentes de l’extinction, météorite et/ou volcanisme ; la théorie du déclenchement du volcanisme du, Les chutes de météorites Deccan par l’effet de l’onde de choc aux antipodes, proposée par certains géophysiciens, paraît peu probable en raison de la position incompatible de l’Inde à l’époque de l’événement. Figure - Chicxulub On dit également que la fragmentation de la Pangée aurait été déclenchée par l’impact d’une gigantesque météorite, tombée quelque part au sud du vieux continent ou au NW de l’Australie, à la fin du Permien, vers 250 Ma ; mais à cette époque, il y eut aussi le plus grand volcanisme de trapps connu, au NW du plateau central de Sibérie ; on attribue donc aussi son déclenchement à la météorite, et à l’un et/ou à l’autre, la plus grande extinction de masse que la vie terrestre ait subie. On rapproche aussi l’extinction de la fin du Trias aux chutes quasi simultanées des fragments d’une énorme météorite dans ce qui est maintenant le Canada et l’Europe, à Rochechouart entre autres. Pour finir sur le grandiose d’un temps à peu près sûrement révolu, on raconte même que vers la fin de la phase d’accrétion de la Terre, aux débuts du système solaire, au moins deux impacts de météorites géantes auraient, pour l’un, provoqué l’arrachement de la Lune et pour l’autre, l’inclinaison de l’axe de rotation de la Terre sur le plan de l’écliptique, ce à quoi l’on devrait le phénomène des saisons ; il est à peu près certain que de tels objets ne se promènent plus dans le système solaire l’Apocalypse ne se produira pas ainsi. - ÉTUDE Les astronomes, les planétologues et les géologues étudient les météorites pour en tirer des renseignements sur la constitution et l’évolution de l’Univers, du système solaire et de la Terre ; cela leur permet de poser de graves questions existentielles auxquelles ils ne répondent pas plus que ceux qui les ont posées depuis la nuit des temps. Rares sont ceux qui s’intéressent spécifiquement à leurs chutes et aux dangers qu’elles constituent, sinon à écrire par-ci par-là que l’atterrissage d’une énorme météorite produirait un cataclysme inimaginable, pour ajouter tout de suite, afin de rassurer, que la probabilité de l’événement est infime, sans dire pourquoi ni comment ils peuvent l’affirmer., 1 – Des risques de toutes natures Figure a- L’aire d’atterrissage des fragments de la météorite de L’Aigle Le fer dont sont faits quelques rares outils préhistoriques est issu de météorites. La pierre de lune du temple d’Artémis à Ephèse était une météorite ; une autre se trouvait dans le temple solaire de Baal, à Émèse ; Rome en a longtemps vénéré une trouvée en Phrygie et dédiée à Cybèle, censée lui avoir donné la victoire finale sur Carthage ; la pierre angulaire noire de la Kaaba de La Mecque est une météorite ; il y en a aussi une dans le temple japonais de Suga Jinga, tombée à Nagata Kyushu en 961, une autre dans l’église d’Ensisheim, environ 150 kg à l’origine, tombée le 16 novembre 1492 ; il y en a sans doute dans bien d’autres lieux de culte et maintenant dans les musées, comme les fragments de L’Aigle au Muséum d’Histoire Naturelle, la sidérite de 30 t d’Anhighito, tombée ilyaenviron 10 000 ans au Groenland où l’on en a longtemps tiré des outils et des armes, et maintenant devenue new-yorkaise... De tout temps et partout, leur caractère exceptionnel sinon surnaturel et en tous cas extraterrestre n’a donc échappé à personne. On a longtemps admis qu’elles tombaient miraculeusement du ciel et qu’elles étaient des présages ; cela ne convenait évidemment pas aux rationalistes du XVIIIe siècle pour lesquels la mécanique céleste ordonnait strictement le cours des astres ; Lavoisier y voyait les effets de la foudre sur les roches terrestres il avait en effet constaté que la composition chimique de la pierre de Lucé, tombée en 1777, était effectivement la même que celle d’une espèce de grès pyriteux ; Laplace considérait les météorites comme des projections de volcans lunaires. Mais en 1794, Chaldni a établi la nature réelle des météorites après avoir recueilli un grand nombre de témoignages. La description précise par Biot en 1803, de la pluie de deux ou trois milliers de fragments de météorites de 10 kg à 10 g pour un total ramassé de 37 kg, dans, Les chutes de météorites une zone elliptique d’environ 10x6 km au nord de L’Aigle, a clos le débat ; elle a montré, ce qui depuis ne s’est jamais démenti, que, fort logiquement, le grand axe de l’ellipse était dans la direction de la météorite et que le classement des fragments était granulométrique, les plus petits au début de la chute et les plus gros à la fin. Après cela, on a pratiquement oublié ces objets qui ne retenaient l’attention que des musées, des collectionneurs, des entrepreneurs imaginatifs, comme Barringer qui voulait exploiter le fer hypothétique de la météorite pulvérisée de Meteor Crater à Coon Butte dans le désert d’Arizona, astroblème d’environ 1 200 m de diamètre, 180 m de profondeur, 25 000 et des pétrographes un peu marginaux qui s’intéressaient aux impactites et aux tectites. Figure b - Meteor Crater Le cataclysme de la Toungouska pierreuse cf. , environ 1 500 km² de taïga ravagés le 30 juin 1908, a longtemps été considéré comme invraisemblable, puis comme d’origine énigmatique ; son étude scientifique n’est toujours pas achevée. Les explorations lunaires et les sondes martiennes ont remis au goût du jour les astroblèmes ; la thèse des Alvarez a conduit une partie du petit monde des géologues en mal de travaux inédits à chercher des astroblèmes, essentiellement au moyen de photographies de satellites ; ils en ont trouvé un peu partout, de toutes tailles et de tous âges, essentiellement sur les cratons désertiques, Australie, Afrique du Sud... où, comme sur la Lune, ils ont le mieux résisté à l’érosion ; on en serait actuellement à plus de 150, de 0,5 à 200 km de diamètre, âgés de quelques milliers à quelques milliards d’années répartis partout dans le monde. La France a le sien à Rochechoirt, 200 km de diamètre, 200 Ma Fig. Depuis que l’on s’intéresse à elles, on aurait observé un millier de chutes et trouvé près de 3 000 météorites dont la plus grosse ne dépasse pas 100 t. - Moyens Les moyens d’observation des astéroïdes susceptibles de devenir de très grosses météorites, et d’étude de leurs effets se sont multipliés depuis que la Nasa a convaincu le, 1 – Des risques de toutes natures Congress que certains géocroiseurs étaient dangereux et que l’Agence spatiale européenne a fait de même avec la Commission ; ils sont d’abord classiquement terrestres, avec les innombrables observatoires astronomiques professionnels et amateurs, spatiaux, avec les explorations de la Lune, les télescopes satellisés, les sondes d’exploration comme Giotto, Stardust, NEAR Near Earth Asteroids Rendezvous... ; cette dernière est entre autres parvenu en juin 97 à environ 1200 km de Mathilde, astéroïde d’une cinquantaine de kilomètres de diamètre, de forme irrégulière, couvert de cratères d’impacts ; en février 2000, elle a été mise en orbite autour d’Éros et s’y est écrasé en février 2001 après l’avoir cartographié et analysé... On peut maintenant repérer, photographier et calculer les trajectoires des géocroiseurs et de certains objets plus petits à proximité de la Terre ; parallèlement, on utilise les radiotélescopes terrestres en radars d’approche. Au sol, on recherche et on cartographie les astroblèmes au moyen des photographies de satellites et d’avions ; on étudie le métamorphisme d’impact de ceux que l’on peut visiter et on les date par les radioéléments ; la géomorphologie et la pétrographie des régions alentour permettent de se faire une idée de leurs effets lointains... ; la Nasa a même fait des simulations de chutes de modèles réduits de météorites. Des spectateurs chanceux photographient et filment parfois les derniers moments très lumineux d’objets qui vont atterrir ; afin d’essayer de prévoir l’endroit de leur chute, on dispose des réseaux permanents de surveillance pour suivre les débris vagabonds et incontrôlés de satellites accidentés ou en fin de vie qui tombent un peu n’importe où, sans qu’on puisse le préciser, bien que leurs trajectoires finales soient à peu près connues et systématiquement suivies en phase ultime ; cela a permis au passage de calculer avec un succès relatif la trajectoire et le point de chute de quelques météorites. On collecte, pour les étudier, les poussières de micrométéorites dans les boues abyssales et les petites météorites principalement dans les déserts et sur les inlandsis où l’on fait maintenant de la prospection systématique, car l’écoulement de la glace les y concentre localement ; on cartographie les surfaces arrosées par les essaims de fragments que l’on recueille tant comme objets de collection que scientifiques ; on fait évidemment de même avec toutes les météorites trouvées et transportables ; on photographie et on décrit les points d’impacts spectaculaires comme les toits de maisons ou les automobiles... - Résultats On s’appuie sur tout cela et sur pas mal d’imagination pour présenter sérieusement des estimations plus ou moins fantaisistes du diamètre, de la masse, de la vitesse d’impact et donc de l’énergie dissipée, souvent exprimée en nombre de bombes d’Hiroshima, environ 10 kt de TNT, ≈ 1, j, attribués à la météorite pulvérisée qui a creusé l’astroblème étudié et dont on ne sait rien en dehors de cela ; des statistiques aussi fantaisistes proposent des probabilités de chute en fonction des dimensions soit de météorites, soit d’astroblèmes dont on est loin d’avoir fait l’inventaire et qui, de toute façon, ont sans doute presque tous disparus de la surface de la Terre par érosion, sédimentation, subduction... on a avancé sans preuve sérieuse et même avec quelque incohérence, qu’une météorite créerait un astroblème dix à vingt fois supérieur à son diamètre et dévasterait une zone cent fois plus grands que lui ; qu’une météorite d’environ 40 à 100 m de diamètre créerait un astroblème d’environ 1 km de diamètre comme Meteor Crater ;, Les chutes de météorites qu’une météorite d’environ 1 km de diamètre, environ 350 Mt, créerait un astroblème d’environ 20 km de diamètre... ; le diamètre de la météorite de la Toungouska aurait été de 50 à 100 m, environ1à10 Mt, et celui de la météorite de Chicxulub, environ 10 à 15 km, 4 000 Gt. La seule chose dont on soit presque sûr, grâce aux datations de radioactivité sur les échantillons de cratères lunaires qui, eux, sont tous demeurés à peu près intacts, est que, depuis le début des bombardements des deux astres, ilyaplus de 4 Ga, le nombre et le volume des grosses météorites ont décru sans cesse dans d’énormes proportions ; ce serait plutôt rassurant pour nous. Toutefois, le plus récent grand cratère lunaire ne daterait que de 2 Ma et un impact lunaire dont le cratère de 20 km de diamètre serait celui appelé Giordano-Bruno, aurait été observé de la Terre par cinq moines de Canterbury, en juin 1178. La comète SL9 repérée le 23/03/93 par les Schoemaker aurait été captée par Jupiter vers 1929 ; elle se serait alors fragmentée en une vingtaine de morceaux qui ont percuté Jupiter comme on l’avait calculé entre le 16 et le 29 juillet 1994, sous les yeux aidés d’instruments de toute la communauté des astronomes, créant d’énormes astroblèmes et perturbant durablement l’atmosphère et la magnétosphère joviennes. Ainsi, il est clair que les chutes de météorites sont permanentes dans le système solaire, mais la Lune et Jupiter sont peut-être des pièges gravitationnels qui protègent plus ou moins la Terre ; si la météorite de Giordano-Bruno était tombée sur la Terre, nous ne serions peut-être plus là pour en parler ! On a repéré plus d’une centaine de géocroiseurs d’au moins 1 km de diamètre ; Toutasis, constitué de deux fragments d’environ 3 km de diamètre, est passé à environ 3,5 Mkm de la Terre en 1992 ; il paraît susceptible de s’en rapprocher davantage lors de ses passages successifs, environ tous les 4 ans ; le temps caractéristique de ses pérégrinations serait d’un millier d’années ; au-delà, on ne sait donc pas très bien ce qu’il fera. Hermès, moitié plus petit, passerait de temps en temps à moins de 1 Mkm de la Terre ; une dizaine d’autres de taille comparable font à peu près de même. À leur sujet, quelques médias n’hésitent pas à annoncer des frôlements qui ne seraient préoccupants que si leurs prévisions reposaient sur des résultats sérieux d’observations et de calculs en mars 1998, on a ainsi prédit pour octobre 2028 le passage d’un astéroïde de 1,5 km de diamètre à moins de 40 000 km de la Terre, ce qui serait effectivement risqué ; mais quelques jours après, la distance est passée à plusieurs centaines de milliers de kilomètres, très au-delà de l’orbite de la Lune ; ouf ! Ainsi, la précision des observations n’est pas très grande et ne laisserait aucun délai de réaction s’il était possible d’en avoir repéré 12 jours avant, un astéroïde d’environ 300 m de diamètre est passé à 850 000 km de la Terre le 07/01/02 ; un autre d’une soixantaine de mètres de diamètre, n’a été repéré que3à4jours après son passage vers 120 000 km en juin 2002... Ceux qui croient que tout est réglé dans ce monde et ailleurs ont la manie des événements cycliques qui permettraient de tout prévoir sans effort et sans erreur ; c’est évidemment pardonnable quand on regarde le ciel depuis la Terre, ça ne le serait pas si on pouvait regarder la Terre depuis Sirius, ça ne paraît pas l’être quand on la regarde d’ici-bas. Leur vrai bonheur est de montrer une relation entre un événement astronomique cyclique et un événement terrestre marquant ; si l’on ne s’attache pas trop aux détails, c’est à peu près vrai pour le climat annuel. On constate aussi des essaims périodiques d’étoiles filantes et de chutes groupées de petites météorites quand la Terre passe dans des nuages identifiés et, 1 – Des risques de toutes natures localisés de queues de comètes ou sur certaines trajectoires de NEA. Pour extrapoler aux gros objets, on évoque ainsi une période d’une trentaine de millions d’années pour des événements de type Chicxulub, liée au passage périodique du Soleil dans le plan de la Voie lactée où il traverserait un nuage interstellaire dense, ce qui favoriserait les perturbations de trajectoire des astéroïdes et donc accroîtrait le bombardement de la Terre. Il ne semble pourtant pas s’être produit de chute analogue depuis la dernière, ilya65 Ma ; il ne nous reste donc plus qu’à attendre le prochain passage pour valider ou non cette théorie ; mais comme le temps caractéristique du système solaire ne paraît être que de 10 Ma et que, comme l’a ironiquement rappelé Keines, à long terme nous serons tous morts... Les télescopes et les satellites de surveillance ont révélé qu’il arrive bon an mal an dans la haute atmosphère, plusieurs milliers d’objets de l’ordre du kilogramme, un peu plus d’une centaine de l’ordre de la centaine de kilogrammes, mais que la plupart explosent ou se consument avant d’atteindre la géosphère ; le nombre de ceux qui atterrissent serait d’une dizaine par an en moyenne. On est à peu près sûr qu’il n’est rien tombé de comparable à la météorite de Chicxulub depuis environ 65 Ma, mais on connaît plusieurs astroblèmes terrestres de 10 à 20 km de diamètre qui ont moins de 10 Ma d’âge. Les impacts de petites météorites n’ont rien de spectaculaire sauf quand on y assiste, ce qui arrive de temps en temps. Les astroblèmes des grandes sont impressionnants ; d’après les observations lunaires, plus ou moins confirmées sur Terre, on en distingue plusieurs types selon leur diamètre et leur morphologie ; les plus petits, 2à4km de diamètre, ont une forme d’assiette creuse comme Meteor Crater ; les plus grands présentent des structures complexes, avec un fond bombé comme Steinheim en Bavière, parfois entouré de rides concentriques ayant figé l’onde de choc et un pourtour fracturé comme à Rochechouart ; tous sont à peu près circulaires. Peut-être que, comme pour le Déluge à propos de la fin du Würm, la chute d’une très grosse météorite est restée dans la mémoire profonde de l’humanité comme l’Apocalypse. Mais aucune chute connue ne paraît avoir fait de victime humaine et les ravages de la Toungouska n’auraient affecté que des arbres, des rennes et plus ou moins commotionné quelques hommes à une centaine de kilomètres plus au sud, ce qui est pour le moins étonnant. Le Deuxième ange n’a pas sonné ce jour-là ; nous l’avons en dormant, madame, échappé belle. - LE RISQUE Ainsi, selon la dimension de la météorite, sa chute serait un phénomène quasi anodin ou ravageur, toujours de probabilité très faible ; dans les cas extrêmes, la vulnérabilité des aménagements, quels qu’ils soient, serait totale, mais le risque de dommages serait infime. Tout cela n’est pas très sûr ; le très récent cataclysme de la Toungouska auquel on attribue une énergie d’environ 1 000 bombes d’Hiroshima, n’a peut-être ravagé que de la taïga, mais il aurait provoqué la plus grande catastrophe connue, quelle qu’en soit le facteur, s’il s’était produit dans une région d’occupation dense comme le nord de l’Europe occidentale ; à quelques heures près, cela aurait pu arriver entre Saint-Pétersbourg et Bergen. La chute de la météorite d’une soixantaine de tonnes, 2à3mètres de diamètre, dans le désert de Namibie en 1920, aurait fait beaucoup de dégâts si elle s’était produite sur n’importe quelle ville du monde., Les chutes de météorites - SCÉNARIO Le déroulement du scénario de chute est presque immuable, mais pas sa dernière scène qui dépend de l’énergie finale de l’objet et du point d’atterrissage. Une énorme quantité d’astéroïdes de toutes dimensions pénètre dans la haute atmosphère terrestre, mais très peu d’entre eux achèvent leur parcours sur la géosphère. La plupart de ceux qui y arrivent vont à la mer, apparemment sans déclencher de tsunamis parce que trop petits, et parmi les autres, presque tous tombent dans des zones inhabitées, déserts, inlandsis, forêts... ou de faible densité, rase campagne, zones agricoles... Cela résulte de la faible proportion de continents sur le globe, environ 30 %, de la non moins faible proportion d’occupation de ceux-ci, moins de 30 %, et de l’infime proportion des régions très peuplées, moins de 3 %. La plupart des astéroïdes sont très petits, mais de temps en temps, il y en a de gros, de très gros même, et ceux-là finissent leur course presque intacts ou seulement fragmentés. - PROBABILITÉ DE CHUTES Depuis le départ de l’objet de la Ceinture principale des astéroïdes, ou d’ailleurs, jusqu’à son atterrissage éventuel en un point précis du globe, le système dynamique météorite, bien qu’en grande partie régi par les lois de la mécanique céleste, est beaucoup trop complexe et instable pour que l’on puisse imaginer que l’on prévoira un jour quoi que ce soit de précis à son sujet aucune série d’observations ne permet d’établir même statistiquement la période de retour P des chutes de météorites en fonction de leur diamètre D ; on publie néanmoins des tableaux abusivement déterministes qui reposent sur des relations exponentielles inavouées comme P ≈ 0,01*D^2,5 pour les valeurs suivantes, les plus courantes dans les publications médiatiques et même scientifiques une étoile filante toutes les 30 s, une météorite d’environ5mde diamètre Namibie environ tous les ans, ≈ 10 m D ≈ 5 ans P, ≈ 50 m Toungouska ≈ 250 ans, ≈ 100 m Meteor Crater ≈ 20 000 ans, ≈ 500 m Bosumtwi, Ghana ≈ 80 000 ans, ≈ 1 km ≈ 450 000 ans, ≈ 5 km ≈ 25 Ma, ≈ 10 km Chicxulub ≈ 150 Ma... ; on oublie alors que le phénomène est historique et que le système solaire vieillit, de sorte qu’il contient de moins en moins de grosses météorites. On dit aussi qu’il atterrirait sur les continents environ 15 000 météorites d’environ 0,1 kg, 2 500 d’environ 0,5 kg, 200 d’environ 10 kg... et sur des zones peuplées de façon plus ou moins dense, moins de 10 % de tout ce qui traverse l’atmosphère ; la probabilité de dommage par l’impact d’une petite météorite sur un ouvrage humain important est effectivement à peu près nulle, car même dans une grande ville occidentale, ilyaencore beaucoup d’espace libre, comme un bord de rue à Chambéry en 1997... Pour la dernière décennie, on en est au total à trois automobiles plus ou moins endommagées, deux aux USA, une en France, et à guère plus de toitures percées ; pour toute la période historique, il semble qu’aucune personne n'ait été grièvement atteinte, même sous une averse dense de fragments ; la chance, peut-être, le manque d’information plus sûrement ! - VULNÉRABILITÉ Les petites météorites qui arrivent au sol comme des pierres, sans exploser, ne peuvent occasionner que des dégâts limités strictement à la zone d’impact ; s’il s’agissait d’une, 1 – Des risques de toutes natures météorite de 50 t et d’un immeuble de 40 étages entièrement occupé, ce serait néanmoins une vraie catastrophe. Par contre, dans une zone dont la surface serait considérable, rien ne résisterait à l’explosion d’une grosse météorite, une de celles dont on ne retrouve que l’astroblème. Bien que cela n’ait guère de sens, pour donner une idée de l’effet d’un tel événement, on peut indiquer que l’énergie libérée par la météorite évaporée de Fianarantsoa à Madagascar, qui a creusé deux astroblèmes d’environ 200 m de diamètre le 30 juillet 1977, correspondrait à celle de quelques dizaines de bombes d’Hiroshima, celle de Meteor Crater à une ou deux centaines de bombes, celle de la Toungouska à un millier de bombes, celle de Chicxulub à 400 millions de tels engins. Ainsi, les chutes de météorites de moins de 10 m de diamètre ne feraient que des dégâts locaux, celles d’une centaine de mètres feraient des dégâts régionaux, celles de quelques kilomètres feraient des dégâts planétaires, et celles de plus de 10 km détruiraient à peu près tout sur la Terre. - ACTIONS Les études ne peuvent évidemment être réalisées qu’a posteriori, sur les astroblèmes repérés, pour la plupart très anciens ; cela permet seulement d’imaginer une faible partie de ce qui pourrait se passer si une grosse météorite atterrissait. Dans de telles conditions, on ne peut pas envisager d’action réalisable les notions d’information, de prospective, de prudence, de protection, sont des non-sens. D’éventuelles actions directes dont les techniques restent à inventer ont été imaginées pour neutraliser en vol des astéroïdes repérés et considérés on ne sait pas trop par quel moyen comme susceptibles d’être destructeurs déviations et/ou destructions par modification de la vitesse, de la masse, au moyen d’engins moteurs, par impact ou explosion nucléaire... ; elles ressortissent pour le moment à la science-fiction et/ou à la préparation inavouée de guerres des étoiles » ; la masse et l’énergie des NEA sont telles que tout ce que l’on pourrait leur faire serait l’équivalent d’une chiquenaude qui ne troublerait même pas leur trajectoire et aurait des résultats incertains voire dangereux si des fragments arrivaient malgré tout sur Terre. Néanmoins, le Congress puis la Commission européenne ont décidé d’étudier les astéroïdes afin d’essayer de parvenir à les maîtriser Clementine II, vaisseau spatial financé par le Congress, devait avoir rendez-vous avec Toutasis en 1999/2000, le photographier et l’analyser au moyen d’une sonde qui s’y serait posé ; le projet à été arrêté par l’Administration, car il lui paraissait violer le traité sur les missiles antimissiles ; ce n’est sans doute que partie remise. L’Européenne Rosetta a pris le relais en janvier 2003 pour atteindre la comète Wirtanen. Restent les secours ; dans les meilleurs des cas, ils seraient à l’échelle d’accidents assez banals, traités par quelques sauveteurs locaux ; dans les pires des cas, ils seraient au moins à l’échelle d’une guerre mondiale au premier jour de laquelle les deux camps utiliseraient la totalité de leurs arsenaux nucléaires à peu près au même endroit. Mais alors, ce serait la notion de secours qui serait un non-sens., Les éruptions volcaniques - LES ÉRUPTIONS VOLCANIQUES Les éruptions volcaniques sont de loin les plus spectaculaires des événements naturels destructeurs ; elles fascinent en un mélange de peur et d’admiration. Elles sont beaucoup moins meurtrières qu’on le croit ; depuis que l’on sait à peu près estimer les victimes des catastrophes, le nombre total de celles qu’on leur impute ne dépasse pas 300 000 ; il est loin de celui d’un seul grand séisme, 600 000, ou d’une seule grande inondation, 1 000 000, comme il advient parfois dans de vastes régions très exposées, très peuplées et très vulnérables. Sur l’ensemble du globe, il se produirait une cinquantaine d’éruptions par an, en des endroits peu nombreux, bien inventoriés et sur des surfaces relativement petites ; tous les cinq à dix ans, l’une d’elles peut être très destructrice mais fait généralement peu de victimes sur les quelques éruptions bien documentées qui en ont fait plus de 20 000, seule celle de la montagne Pelée a directement agi par le feu, mais on l’a vu, à la suite d’une ahurissante aberration ; les autres ont agi indirectement, celles du Krakatoa dans le détroit de la Sonde en 1883 et du Nevado del Ruiz en Colombie en 1985, par l’eau, tsunami imprévu aux effets imparables pour la première et lahar attendu aux effets prévus mais pas prévenus pour la seconde, et celle du Laki en 1783, par la famine consécutive aux ravages que d’énormes émissions de gaz et de cendres ont causé à l’écosystème de l’Islande, aggravée par l’isolement et les conditions de vie précaires sur cette île ingrate, en plein Petit âge glaciaire. En effet, à de rares exceptions près, les volcans sont de bonne composition ils préviennent presque toujours avant de se déchaîner ; quand ils le font, rien ne leur résiste évidemment et ils peuvent provoquer des dommages matériels considérables, peut-être dans certains cas à l’échelle planétaire par l’intermédiaire de l’atmosphère. Mais ils ne font des victimes que parce que, consciemment ou non, généralement pour ne pas abandonner leurs biens, elles s’exposent inconsidérément à un danger évident qu’il est pratiquement toujours possible de fuir à temps ; à Pompéi, alors que la plupart des gens étaient partis quand il en était encore temps, certains étaient restés avec leurs biens ou, cupides et inconscients, étaient revenus pour en emporter davantage. On a vu qu’à la suite de l’éruption catastrophique du Vésuve en décembre 1631, une plaque érigée contre un mur du municipio de Portici recommande aux générations futures de fuir sans tarder, même en abandonnant les biens les plus précieux, dès que la montagne présente les signes précurseurs clairement énumérés d’une éruption, grondements, séismes, fumerolles, gerbes de feux... Fig. 1 – Des risques de toutes natures - GÉOGRAPHIE Figure – Les volcans dans le monde Le volcanisme est un phénomène planétaire on trouve des volcans partout dans le monde, mais seulement dans certaines zones-clefs de la tectonique globale, dorsales médio- océaniques, points chauds ou panaches, arcs insulaires de subduction, rifts... En raison de leur morphologie caractéristique, la plupart des volcans, actifs ou non, sont faciles à reconnaître et à localiser ; sur terre, les plus nombreux et les plus actifs sont autour du Pacifique où, entre le Terre de feu et la Nouvelle-Zélande en passant par les Aléoutiennes, ils dessinent une chaîne continue, la Ceinture de feu ; en mer, les dorsales sont en quelque sorte des volcans linéaires qui émergent de loin en loin comme en Islande, aux Açores, à Tristan-da-Cunha, Saint-Paul, Amsterdam... On a inventorié environ 1 500 volcans ; sous la mer, ils sont en fait innombrables ; environ 500 seraient actuellement actifs sur terre, 127 en Indonésie dont 35 sur Java ; une cinquantaine de volcans terrestres seraient particulièrement dangereux, tant en raison de leur type de comportement que de leur localisation à proximité de zones très habitées, voire de grandes villes. Il s’en crée parfois de nouveaux, en des lieux prédisposés, parfois terrestres, plus généralement marins ; en 1943, le Paracutín est ainsi venu au monde dans une région mexicaine parsemée de cônes inactifs ; en 1957, le Capelinhos ajouta une île aux Açores ; en 1963, l’île volcanique de Surtsey émergea au large de la côte sud de l’Islande et à la fin de l’éruption, en 1967, sa surface était de 2 km2 ; attestée depuis 10 av. l’île de Graham émerge épisodiquement entre Panteleria et Sciaccia au SW de la Sicile ; le plus récent est le Kavachi, volcan sous-marin des Salomons occidentales qui a émergé en 2002., Les éruptions volcaniques Un volcan est rarement isolé ; généralement, il fait partie d’une chaîne ou d’une aire plus ou moins vastes dans le sud de l’Italie, entre Panteleria et Naples, ilyal’île épisodique de Graham, l’Etna, le Vulcano, le Stromboli, la chaîne sous-marine du Marsili, le Vésuve, les Champs Phlégréens, sans compter tous ceux qui sont inactifs. - LE PHÉNOMÈNE Le volcanisme est un phénomène de géodynamique interne qui détermine en partie l’évolution du système terrestre ; c’est un des fondements de la théorie de la tectonique globale. Elle permet d’expliquer la répartition des volcans, de comprendre leur comportement éruptif, leur dynamisme. La plupart des volcans explosifs, les plus dangereux, sont dans les zones de subduction et de collision ou sur des marges de rift ; la plupart des effusifs, en général plus spectaculaires que dangereux, sont sur des points chauds océaniques ou sur les dorsales. Dans leurs environs immédiats, les volcans produisent des coulées de lave, des projections de bombes, pierres et cendres, les pyroclastites, des nuées ardentes, des émanations de gaz, des coulées de boue, les lahars... Les grandes éruptions explosives à ingnimbrites peuvent modifier le paysage environnant sur des centaines de km² et altérer plus ou moins le climat de la planète durant quelques mois à quelques années. Ceux qui explosent en mer provoquent des tsunamis particulièrement destructeurs la plus ancienne et sans doute la plus puissante explosion connue est celle du Santorin, en mer Égée, ilyaenviron 3 500 ans ; elle a produit une caldeira en partie sous-marine d’environ 85 km2, a émis au moins 30 km3 de pyroclastite et a provoqué un gigantesque tsunami qui aurait détruit la civilisation minoenne ; depuis environ 200 av. une activité explosive moins violente s’est manifestée au cours d’une quinzaine de périodes ; l’île centrale de Nea Kameni est sortie de l’eau en 1707 par 400 m de fond et l’activité se poursuit actuellement, avec encore une éruption en 1950. La plus puissante explosion historique fut en 1883, celle du Percuatan, le Silencieux ! , sur l’île de Krakatoa ; elle a provoqué l’un des pires tsunamis connus qui a ravagé les rivages du détroit de la Sonde ; à partir de 1923, dans la caldeira d’environ 25 km2 et 270 m de profondeur qui est résulté de l’explosion, son Fils, l’Anak Krakatau dont l’activité est permanente, a émergé ; il accroît constamment sa surface et sa hauteur qui atteint actuellement 200 m au-dessus de l’eau ; il provoque souvent de petits tsunamis. Le mont Fuji est très médiatique mais relativement calme ; il a produit sa dernière éruption en 1707. Le Vésuve est très médiatique et très agité depuis deux millénaires au cours desquels il a produit au moins deux catastrophes en 79 et en 1631 ; pourtant, on ne sait toujours pas très bien comment il fonctionne., 1 – Des risques de toutes natures Figure – Les volcans actifs italiens - FORMES ET COMPORTEMENTS Un volcan est un édifice naturel, terrestre ou sous-marin, produit par l’afflux, à travers la croûte et l’empilement sur la géosphère, de matériaux en fusion et gazeux provenant généralement du manteau, sous hautes température et pression. Sa forme classique est un cône percé par une cheminée axiale débouchant au sommet par un cratère rempli de lave incandescente et duquel s’échappent des fumerolles ; ce n’est pas toujours ni même souvent qu’il se présente ainsi. En fait, volcan » est un terme générique ; il n’en existe pas deux semblables et aucun ne se comporte de la même façon lors d’éruptions successives. Certains ont une activité pratiquement permanente, régulière ou saccadée, d’autres restent assoupis durant des années ou des siècles, voire des millénaires, et se réveillent sans cause apparente, brusquement ou progressivement, de façon anodine ou cataclysmique et demeurent plus ou moins actifs de façon permanente ou intermittente, pendant plus ou moins longtemps. Ainsi, le réveil du Vésuve, qui était assoupi depuis un peu plus d’un millénaire, a été marqué par un séisme violent en 63 ap. ; apparemment éteint, il n’était pas considéré comme un volcan par les Romains avant l’éruption de 79 qui a détruit Pompéi et Herculanum ; par la suite, il eut des éruptions, dont quelques-unes plus ou moins catastrophiques, datées avec plus ou moins d’exactitude et de certitude en 203, 222, 235, 379, 395, 472, 512, 536, 685, 787, 798, 968, 991, 999, 1007, 1036-1037, 1049, 1068, 1138, 1150, 1270, 1347, 1430, 1440, 1568, soit en moyenne une éruption tous les 50 ans,, Les éruptions volcaniques mais pour un retour minimum de 8 ans et maximum de 170 ans. Il semble s’être fait oublier jusqu’en 1631, quand il surprit de nouveau les riverains du fond du golfe de Naples Fig. ; il eut ensuite des éruptions plus ou moins violentes, notamment en 1660, 1694, 1698, 1707, 1712, 1737, 1760, 1767, 1779, 1794, 1822, 1834, 1850, 1858-61, 1868, 1871-72, 1874, 1880-83, 1885-86, 1891-94, 1895-99, 1900-06, 1913-19, 1929, 1932 et 1944, soit en moyenne une éruption tous les 35 ans, mais pour un retour minimum d’un an et maximum de 63 ans. Il est calme depuis plus de 60 ans, ce qui ne veut pas dire qu’il va se déchaîner à nouveau dans quelques années, car aucune prévision statistique n’est possible à partir de cette série d’une cinquantaine d’éruptions en une vingtaine de siècles ; son panache de vapeur, des fumerolles permanentes et des petits séismes fréquents rappellent maintenant qu’il n’est qu’assoupi. Ignorant généralement qu’une éruption du Vésuve serait la pire des catastrophes susceptibles de se produire en Europe, car la région de Naples qui compte près d’un million d’habitants, serait dévastée en quelques heures, les touristes peuvent ainsi compléter leur visite d’Herculanum et de Pompéï par une promenade au fond de sa caldeira. Figure a – Les volcans dans la tectonique globale Il arrive encore, sans que l’on ait pu encore l’expliquer, que des volcans voisins, généralement situés sur un même arc de subduction, entrent en éruption presque en même temps ; ce fut le cas de la Soufrière de Saint-Vincent et de la montagne Pelée en 1902 sur l’arc des Antilles, de l’Unzen sur Kyushu et du Pinatubo sur Luçon, en juin 1991, sur l’arc Japon-Philippines. Un volcan a plus ou moins la forme d’un cône cycloïdal plus ou moins régulier et pentu, souvent drainé par un réseau rayonnant de ravins, dont le sommet est parfois occupé par un lac, enneigé ou même coiffé d’un glacier jusque sous l’Équateur les neiges du Kilimandjaro et les splendides parois glacées de sa caldeira sont célèbres, mais il semble qu’actuellement elles se résorbent à cause du réchauffement climatique cf. environ 75 % depuis 1912., 1 – Des risques de toutes natures Un appareil volcanique résulte de l’accumulation de tout ce qu’il a expulsé lors d’éruptions successives ; la forme d’un volcan dépend donc étroitement de son comportement, conditionné par sa position structurale. Très schématiquement, lors de sa montée, généralement dans une cheminée et/ou à travers un réseau de fissures, depuis une chambre intermédiaire, le magma qui alimente le volcan est plus ou moins modifié par les matériaux, croûte océanique basaltique ou croûte continentale granitique, sédiments, qu’il traverse en les fracturant, ce qui provoque des séismes précurseurs, et qui se mêlent à lui ; ainsi, les volcans de points chauds océaniques produisent presque en permanence des coulées de basalte très fluide, tandis que ceux d’arcs insulaires,
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Louverture de la ligne des Carpates en 1882 et le raccordement du site au réseau de voie ferrée de la compagnie Paris-Lyon-Méditerranée (ou PLM) ouvre encore de nouveaux débouchés à l'entreprise qui peut développer ses expéditions de glace vers Lyon, Paris, Toulon, Marseille, Genève et Alger. Vidéo Une usine de glaçons
La glacière dont vous parler doit être une trimixt glacières qui fonctionnent a l’électricité ou au gaz. Ce sont des glacière cher mais qui dur longtemps et fonctionne comme un frigidaire et peuvent faire des glacons J’avoue quand même que le prix de ce genre de glacière me dissuade un peu même si cela doit être d’un grand confort. Aussi,Quel est le type de glacière le mieux adapté aux trajets en voiture? C’est le type de glacière le mieux adapté aux trajets en voiture, toujours muni d’une prise 12V allume-cigare. Commençons par l’élément le plus important concernant les glacières thermoélectriques la possibilité de les utiliser en chaud comme en froid. Ces glacières sont les seules à proposer cette fonctionnalité. A côté ci-dessus,Quand faut-il brancher sa glacière en permanence? Pour les aliments ou les boissons que vous souhaitez réfrigérer, il faut savoir que tous n’ont pas la même durée de réfrigération. Ainsi, il vous faudra tenir compte de la nature du contenu de votre glacière pour déterminer le temps de branchement nécessaire. Quand faut-il laisser brancher sa glacière en permanence ? Ensuite,Quelle est la durée d’une glacière électrique? Il n’existe pas nécessairement de durée standard pour le branchement d’une glacière électrique. La durée peut varier selon la nature des aliments que vous tenez à conserver, si vous avez l’intention de simplement maintenir leur température ou les réfrigérer. Comment fonctionne la glacière électrique à absorption? Afin d’assurer la production de froid, la glacière électrique à absorption se sert de l’ammoniac. Ainsi, elle absorbe un mélange d’ammoniac, d’hydrogène pour générer du froid. Dotée d’une performance remarquable, elle a même la capacité à produire des glaçons pour vos cocktails et vos apéritifs en plein air. Comment fonctionne une glacière électrique? Comment fonctionne une glacière électrique ? La glacière est un dispositif de conservation du froid. Elle permet de conserver des produits ou des aliments à basse température pendant un moment. Quelle est la capacité de refroidissement de cette glacière électrique? D’autre part, cette glacière électrique possède une capacité de refroidissement très rapide grâce à son compresseur haut de gamme. Elle permet ainsi de refroidir vos aliments de 30 degrés en 30 minutes. Cela signifie qu’en une heure, la glacière peut atteindre les -20°C. Comment conserver la fraîcheur de votre glacière électrique? Pour un meilleur usage de votre glacière électrique, l’idéal serait de placer les aliments préalablement refroidis dans votre glacière. Ainsi les produits qui y sont mis conserveront leur fraîcheur plus longtemps. Quel type de branchement pour une glacière de voiture? Différents types de branchement pour une glacière de voiture. Même si une glacière électrique adaptée à la voiture dispose d’une alimentation électrique via une prise allume-cigare, certains fabricants ont pensé à permettre un changement de prise pour pouvoir la brancher directement sur du 220v. Pourquoi investir dans une glacière électrique? Glacière électrique. Si vous envisagez de vous absenter pendant plus de 24 h en camping, en randonnée…, le plus sage serait d’investir dans une glacière électrique dont les performances et l’autonomie semblent plus rassurantes. Un bateau, un camping-car, un van et un 4×4 vont de pair avec les modèles électriques. Comment utiliser une glacière thermo-électrique? Vous pouvez l’utiliser en station debout ou de façon horizontale. Certaines glacières de voiture thermo-électriques possèdent un mode chauffage. C’est une glacière plus haut de gamme qu’on peut retrouver chez certains professionnels du nautisme par exemple. Comment conserver sa fraîcheur dans votre glacière? Il est à noter que l’eau perdra sa fraîcheur plus rapidement que le liquide des accumulateurs de froid. Vous pouvez également utiliser la fraîcheur de produits congelés, à condition de ne pas les recongeler plus tard, afin de maintenir au frais d’autres aliments frais dans votre glacière. Est-ce que la glacière électrique est en parfait état? Les aliments et les boissons sont en parfait état et ne présentent aucun signe de décomposition ou de dégradation ou de détérioration en termes de qualité. Donc, il est tout à fait possible de profiter pleinement de sa glacière électrique pendant plusieurs jours d’affilés sans la débrancher. Quelle est la capacité de stockage de votre glacière électrique? La capacité de stockage varie d’une glacière électrique à une autre. Les modèles présents sur le marché ont une capacité comprise entre 10 et 100 litres. Hormis le mode de fonctionnement, le choix de votre glacière devra aussi se faire en fonction du nombre de membres de votre famille. Quelle est la durée de conservation du froid dans ce type de glacière? En effet, le froid se crée. Le système n’utilise donc pas une pile à refroidir qui peut s’épuiser mais le froid est créé par un système électrique. Donc, théoriquement, il n’y a véritablement aucune limite en durée pour la conservation de vos aliments dans ce type de glacière. Comment fonctionne la glacière électrique? En termes de prix, c’est la glacière électrique la plus accessible du commerce. Pour fonctionner, il est pourvu de deux conducteurs sous forme de plaques qui produit un mouvement de chaleur au passage d’une source électrique. Sur l’une des plaques, le conducteur produit du froid, et sur l’autre, il produit du chaud. Quel est le prix des glacières électriques? On trouve de tout niveau prix pour les glacières électriques d’une trentaine d’euros à plus de 500 € pour les modèles les plus perfectionnés. Ici aussi tout va dépendre de votre utilisation. Si ce n’est pour l’utiliser qu’une ou deux fois dans l’année, inutile de partir sur un modèle à plus de 100 €. Comment se fait la réfrigération des glacières? La réfrigération se fait de façon plus lente que les modèles à compression et dépend notamment de la température ambiante. Ces glacières sont légèrement plus légères et faciles à transporter. En règle générale, on les utilise sur du 230 V mais également en voiture sur du 12 V.
ZndU9. 396 416 55 489 54 174 241 104 297
fouiller des glacières ou des machines à glaçons